2.2 La lecture du manuscrit

La lecture du manuscrit le fait changer d'avis. Il en est "fort satisfait". Loisy n'a "encore écrit rien d'aussi complet ni d'aussi objectif" et il "regretterait vivement que cette étude, qui est tout autre chose qu'une réfutation d'Harnack, ne fût pas publiée". S'il ne voit pas matière à condamnation il n'en estime pas moins que les théologiens ne manqueront pas de répliquer au critique, car "malgré la précision de (la) pensée, certaines expressions paraîtront excessives, parce que insuffisamment expliquées".

Sur les neufs observations que l'archevêque présente à l'abbé Loisy, l'une est une boutade ironique, presque irrévérencieuse : "Peut-être le culte de Marie paraîtra-t-il faible dans notre temps de congrès en l'honneur de Marie ? Il est vrai que vous rassurez votre monde avec saint Antoine de Padoue !". Quatre portent uniquement sur des nuances de vocabulaire. Ainsi, par exemple Loisy avait écrit : "… la tradition chrétienne s'est refusée à enfermer l'ordre réel des choses religieuses dans l'ordre rationnel de nos conceptions […] comme si des assertions contradictoires devaient être tenues pour compatibles à la limite de l'infini". Mgr Mignot propose : "assertions en apparence contraire au sens commun", Loisy tranchera pour "affirmations qui semblent…". De même Mgr Mignot suggère à la place de "Une logique abstraite demanderait que l'on supprimât partout l'une ou l'autre des propositions si mal accouplées", si étrangement accouplées, ce que fait Loisy.

Les quatre dernières ont des implications théologiques plus importantes en particulier les deux qui concernent le lien entre Jésus et l'Église. Des affirmations vraies d'un point de vue historique risquent de paraître ambiguës d'un point de vue théologique. Ainsi lorsque Loisy écrit : "Il est certain, par exemple, que Jésus n'avait pas réglé d'avance la constitution de l'Église comme celle d'un gouvernement établi sur la terre et destiné à s'y perpétuer pendant une longue série de siècles" ou que "l'Église n'a pas été formellement instituée comme telle par Jésus". Le "Il est certain" semble trop absolu à l'archevêque. Il écrit : "La perpétuité de l'Église n'a-t-elle pas été dans la pensée de Jésus ? On confondra la forme gouvernementale de l'Église avec sa perpétuité ; on vous accusera d'aller contre le Usque in cons[ummatione] saeculi" 1231 .

L'une concerne la question de l'immortalité que Loisy présente comme "une récompense promise au juste" et non "comme un rachat, une restauration de l'humanité". Mgr Mignot signale que l'on pourra objecter à Loisy le Non veni vocare justos, sed peccatores" 1232 .

Enfin, Mgr Mignot regrette que la page qui termine le chapitre sur le dogme dans laquelle Loisy explique qu'il ne saurait y avoir de contradiction entre l'autorité de l'Église et les individus qui "pensant avec l'Église, pensent aussi pour elle", s'achève par le refus "d'examiner si la tendance du catholicisme moderne n'a pas été trop tutélaire, si le mouvement de la pensée religieuse et même scientifique n'en a pas été plus ou moins entravé". L'archevêque estime au contraire que Loisy ferait bien "de déterminer en quelques lignes pour quelles raisons l'orthodoxie a pris une attitude de raideur défensive et d'intellectualisme intransigeant - l'influence du réalisme scolastique et la Réforme" 1233 .

Pour l'archevêque, toutes ces remarques "ne sont que des vétilles". Il n'en est pas exactement de même pour Loisy. S'il accepte de faire les corrections de vocabulaire, il se refuse à faire l'addition demandée "à l'article dogme, sur l'excès de tutelle intellectuelle dont nous jouissons. Ce serait anticiper sur le volume suivant que j'annonce discrètement dans ma conclusion, et dont le premier chapitre traitera précisément du régime intellectuel de l'Église catholique. C'est un sujet difficile à résumer en peu de mots, et il y a peut-être déjà assez de choses hardies dans mon élucubration" 1234 .

En accusant réception du livre, Mgr Mignot écrit :

‘S'il est relativement petit par le format, il renferme à lui seul plus d'idées que nombre d'in-folio. Je viens de lire l'Introduction qui est parfaite et vais me hâter de relire le tout, persuadé que cette lecture ne fera que confirmer et compléter ma première impression. Ceux qui ne vous ont jamais lu et ne vous connaissent que par vos adversaires, qui sont effrayés de vos hardiesses et ne voient en vous qu'un démolisseur selon l'idée charitable qu'ont leur a donné de vous - seront surpris, s'ils vous comprennent, de trouver en vous un défenseur de leur foi. Ce sera pour beaucoup une révélation.’ ‘Je le répète : ce livre, malgré les inévitables oppositions qu'il va rencontrer, vous fera le plus grand bien en ce moment, surtout si on a l'équité de tenir compte des observations et réserves que vous présentez dans la préface 1235 .’

Mgr Mignot est donc tout à fait conscient du fait que le livre de l'abbé Loisy n'est acceptable que s'il est lu dans le cadre défini par l'auteur lui-même dans sa préface, à savoir dans une perspective historique. Nous en avons la confirmation dans un long texte 1236 écrit par l'abbé Birot en 1919, en réponse à Mgr Lacroix qui l'interroge sur les rapports entre l'archevêque d'Albi et l'abbé Loisy.

L'ancien vicaire général de Mgr Mignot refuse de se prononcer, "après les étranges aveux que M. L. a fait de son état d'esprit d'alors, qui dépassait, assure-t-il, par ses positions négatives la teneur même des doctrines exposées dans cet ouvrage", sur les raisons qui l'ont amené à communiquer son manuscrit à Mgr Mignot. Il exclut toutefois l'hypothèse que Loisy ait "tendu un piège à la sincérité de l'archevêque". S'il y a eu des tâtonnements dans la pensée de l'exégète , "ce ne fut pas, à ce moment là, au point de compromettre sa sincérité". En tout état de cause Mgr Mignot "n'eut aucun soupçon d'un tel machiavélisme pas plus que de l'hétérodoxie secrète de l'auteur de ces pages". Il a lu L'Évangile et l'Église "avec un intérêt puissant, n'y voyant qu'une œuvre de vigoureuse apologétique".

Le livre de Loisy se présentait en effet comme "la réfutation historique, à caractère très positif" de la thèse de Harnack qui faisait du christianisme "la quintessence d'une idée morale" en le réduisant au "sentiment de la filiation divine immanente au cœur de chaque homme et que le Christ aurait explicité par sa révélation". Cette théorie excluait "comme des superpositions complètement étrangères à l'esprit de Jésus, le développement dogmatique et hiérarchique qui constitue l'Église catholique" qui se trouvait ainsi "radicalement séparée de Jésus, […] et dépouillée, conformément à la doctrine protestantisme le plus libéral, de toute réalité surnaturelle".

Or Loisy s'employait à démontrer dans L'Évangile et l'Église en s'appuyant uniquement sur les données textuelles et par la seule force des faits, "à l'exclusion de tout raisonnement théologique à proprement dit", qu'il était impossible de séparer du message de Jésus les conditions dans lesquelles ce message s'était accompli et la forme concrète qu'il avait revêtu. L'abbé Loisy montrait que l'organisation de l'Église était "étroitement unie dans l'Évangile à l'établissement du règne de Dieu" en sorte qu'il "paraissait impossible de soutenir désormais qu'il y eut entre le christianisme historique et la pensée de Jésus l'opposition radicale qu'y voulait voir M. Harnack".

‘C'est ainsi que fut lu et compris le livre de M. Loisy par tous ceux qui d'abord l'abordèrent sans préjugés. La vigueur et l'évidence victorieuse de cette thèse couvrait à leur yeux l'imprécision de certains aspects de la doctrine, dont on pouvait penser qu'ils étaient seulement en dehors du cadre de l'auteur, et étrangers à la méthode positive et purement historique à laquelle il s'était astreint. Loin d'être nié, le caractère divin de la personne de Jésus paraissait impliquée dans l'ensemble des développements, sans qu'il paru nécessaire au but de l'œuvre que le contenu théologique en fut nettement défini. L'idée d'un certain développement dans la personne de Jésus y était affirmée, mais il ne paraissait contraire ni avec le texte même de l'Écriture ni avec l'enseignement des meilleures écoles théologiques. Une part était faite aux contingences humaines dans le développement des institutions chrétiennes et la transformation progressive du cercle des disciples réunis autour de Jésus en l'Église universelle ; mais nulle part n'était affirmé que des éléments hétérogènes essentiels, ni au point de vue de la doctrine, ni au point de vue de la hiérarchie, soient venus se mêler aux institutions de Jésus ; au contraire le souci constant de l'auteur paraissait être de faire ressortir la continuité intime de ce développement.’ ‘C'est sous l'empire de ces impressions que Mgr M. lut le manuscrit de M. Loisy ; il n'eut pas plus que beaucoup d'autres esprits éminents, le moindre soupçon d'une hétérodoxie latente, encore moins voulue, et son seul souci fut qu'un point de vue de discussion si nouveau pût être mal compris dans les milieux catholiques, peu habitués à distinguer avec netteté les méthodes qui permettent d'envisager les positions différentes que prennent les problèmes de la foi, suivant qu'on les étudie d'un point de vue purement extérieur et historique, ou du point de vue de la tradition intérieure de l'Église. Ce fut plus tard, et quand M. Loisy ne permit plus d'avoir sur ses propres intentions aucune illusion, que l'on put interpréter L'Évangile et l'Église d'après les écrits postérieurs du même auteur et y découvrir l'amorce des excès théologiques qu'on lui a justement reprochés 1237 .’

Comme Mgr Mignot l'explique, sur le moment, à Mgr Lacroix, on consent seulement à admettre à Albi qu'il y a "des hardiesses" dans le livre de l'abbé Loisy. Mais ses hardiesses "se concilient très bien avec la croyance en la divinité de N. S. et à l'institution divine de l'Église". Et l'archevêque ajoute qu'il aurait été possible d'amener Loisy à montrer que "ses théories étaient conciliables avec l'intégrité de la foi catholique - je ne dis pas des écoles théologiques. Cela il l'aurait fait, je le sais" 1238 .

L'avenir allait rapidement montrer à l'archevêque d'Albi que la lecture qu'il faisait du livre de Loisy était loin d'être partagée, en grande partie parce que la distinction qu'il faisait entre la foi et les écoles théologiques - entendez la scolastique - était difficilement pensable.

Notes
1231.

Citation libre de Mt 28, 20 : "Jusqu'à la fin du temps". Le texte de la Vulgate est : "usque ad consumationem saeculi".

1232.

Mt 9, 13 : "Je ne suis pas venu appelé les justes, mais les pécheurs".

1233.

Toutes le citations de Mgr Mignot sont extraites de sa lettre du 17 septembre 1902, f° 162-163.

1234.

L'abbé Loisy à Mgr Mignot, 21 septembre 1902, BLE, 1966, pp. 112-114.

1235.

Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 10 novembre 1902, f° 169-170.

1236.

BN, Fonds Lacroix, Naf, 24404.

1237.

Fonds Lacroix, BN, Naf, 24404, f° 546-549-543

1238.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 17 mars 1903, f°13-14. "Pourquoi le pousser à bout au risque d'amener un conflit qui sera lamentable pour tout le monde ? On ne manquera pas de redire avec Clémenceau que l'Église est incompatible avec la liberté, avec les recherches scientifiques et qu'elle ne vit qu'à force d'anathèmes !"