3. Un espoir sans lendemain : la Commission biblique.

3.1 Un secret éventé

En décembre 1901, Mgr Mignot avait quitté Rome relativement rassuré, car il avait appris incidemment que Léon XIII avait décidé de créer une commission spéciale, distincte du Saint-Office, à qui serait confiée l'étude des dossiers relatifs aux questions bibliques. Il en avait informé immédiatement le baron von Hügel qui s'était empressé d'avertir l'abbé Loisy : "Le 19, il (Mgr Mignot) vint déjeuner avec nous et raconta comment il avait découvert le jour auparavant, par accident de la part d'un officiel de par ici, que […] le Pape […] venait de constituer une Commission internationale pour l'examen, non seulement de vos écrits, mais de la question biblique en générale. Le bon homme avait été déconcerté en se trouvant soudainement avoir lâché un secret" 1239 .

L'archevêque et le baron interprètent cette décision, sinon comme une avancée capitale pour les études bibliques, du moins comme l'indication d'une très nette inflexion de la manière dont le pape et son entourage abordaient jusque là la question. Ils attendent surtout de cette nouvelle Commission qu'elle fasse preuve d'une plus grande prudence que le Saint-Office dans les décisions qu'elle sera amenée à prendre. Mgr Mignot l'écrit à l'abbé Loisy :

‘Quoique le résultat de la Commission dépende des commissaires j'ai la certitude qu'on n'ira ni trop vite ni trop loin. Ces Messieurs finissent bien par comprendre qu'il y a une question grave et que cette question, comme me le disait le Père Lepidi, n'est pas mûre. On ne veut pas recommencer l'affaire des Trois Témoins 1240 . ’

Or la création de ce nouvel organisme risquait de déposséder le Saint-Office et l'Index d'une partie de leurs prérogatives dans le domaine biblique. La difficile gestation de la commission montre à l'évidence que la question de son contrôle a été l'objet d'une âpre lutte de pouvoir dans l'entourage du pape vieillissant qui, Mgr Mignot l'avait constaté avec stupeur et le baron von Hügel ne cessait de recueillir des anecdotes qui le confirmaient 1241 , n'avait aucune connaissance personnelle des problèmes que posait la question biblique.

Or, début janvier, la presse anglaise annonce la création imminente de cette Commission dont personne ne parle encore, même officieusement, à Rome. Elle avance même les noms de cinq de ses membres. Ceux de trois cardinaux : Parocchi, Segna et Vivès et ceux de deux consulteurs anglais : le P. David Fleming et l'abbé Robert Clarke.

Le cardinal Parocchi 1242 , bien que secrétaire du Saint-Office, passait pour relativement ouvert sur la question biblique. C'était le protecteur affiché du P. Genocchi dont l'enseignement d'Écriture sainte à l'Apollinaire 1243 avait assez rapidement suscité une forte opposition. En février 1898, le P. Genocchi s'en était ouvert à Mgr Mignot : "Vous connaissez bien cette espèce de guerre sourde et implacable qui vient de la superstition estimée orthodoxie, et de l'ignorance caressée comme la science [...]. Toute la jeunesse est de mon côté... C'est misérable de voir la science enchaînée à Rome" 1244 . Quand il avait été écarté de son poste, le baron von Hügel et Loisy y avaient vu un signe évident de la revanche du cardinal Mazzella, c'est-à-dire du camp conservateur : "C'est un tour joué aux Ém. Parocchi et Satolli, protecteurs avoués de Genocchi, et, ce qui est à leur honneur, ses amis fidèles dans sa disgrâce" 1245 . Mgr Mignot avait rencontré le cardinal Parocchi lors de son séjour à Rome et il avait gardé de l'entretien le sentiment que celui-ci manifestait une compréhension certaine de la situation de l'exégèse catholique et qu'on pouvait compter sur lui pour ne pas rejeter comme a priori hétérodoxe la démarche historico-critique.

Quant aux cardinaux Segna et Vivès 1246 , le premier s'était fait remarqué par une position mesurée dans l'affaire des Ordres Anglicans et si "ce n'est nullement un exégète […], il semble avoir une certaine portion de l'esprit historique" et le second a la réputation, "malgré sa nationalité, d'être un homme modéré" 1247 . Ils ont d'ailleurs été cooptés par le cardinal Parocchi lui-même, ce qui laisse augurer une certaine identité de point de vue.

Le choix des deux consulteurs anglais est aussi de bon augure. Celui de l'abbé Robert Clarke parce qu'il avait été élève de Loisy. Celui du P. Fleming parce qu'il avait été inquiété au moment la lettre du pape au ministre général des Franciscains 1248 . A l'époque, Loisy l'avait décrit à Mgr Mignot comme un enseignant qui "préfère parfois Duns Scot au Docteur angélique (innocente fantaisie !) et (chose plus grave) favorise un peu trop les opinions larges en matière d'exégèse" 1249 . L'archevêque avait pu constater que depuis qu'il était Vicaire général de son ordre, il n'hésitait pas à exprimer et à défendre ses vrais sentiments.

Aussitôt connu ces premiers noms, le baron s'emploie à en savoir davantage. Le P. Gismondi lui apprend le nom des autres consulteurs :

‘Ils sont tous ensemble : 3 Italiens : Gismondi lui-même s.j., Rome ; Abbate Amelli 1250 , o.s.b., Mont-Cassin ; et Canonico Fracassini (Pérouse) ; 1 Français : M. Vigouroux, Paris ; 2 Allemands : Von Hummelauer (Hollande) ; et Esser, o.p (que vous avez vu ici, Secrétaire de l'Index) ; 2 Hollandais-Belges : Poels, prêtre séculier (Hollande) et van Hoonacker (Louvain) ; 2 Anglais : David Fleming, o.f.m. et Robert F. Clarke, prêtre séculier ; enfin 1 Espagnol et un Américain des États-Unis, dont Gismondi oubliait les noms.’

Plus que par le savant dosage entre les nationalités, entre séculiers et réguliers et parmi ceux-ci entre les différentes familles religieuses, cette liste se caractérise par le fait que les consulteurs retenus sont réellement des exégètes et que sur l'éventail des positions exégétiques, ils se situent plutôt du côté progressiste. Parmi les plus ouverts, le P. Gismondi (1850-1912), jésuite italien, professeur d'Écriture sainte à la Grégorienne depuis 1888 pour qui le baron von Hügel avait une très grande estime : "Le Père Gismondi, tout Jésuite et Professeur à l'Université Grégorienne qu'il est, m'inspire toujours une solide confiance. Car c'est une intelligence pleinement cultivée et disciplinée. […] Sur nos questions bibliques (et sans doute aussi en philosophie) il voit aussi clair que vous et moi, ou, je crois pour sûr, que M. Loisy lui-même" 1251 . On pouvait compter sur lui pour prendre la défense des idées de Loisy 1252 . De même le chanoine Umberto Fracassini (1862-1950), Recteur du grand séminaire de Pérouse défendait dans son enseignement d'Écriture sainte des positions qui tenaient compte des avancées de la critique. De plus, le fait qu'il soit proche du pape qui avait été son archevêque, était un atout non négligeable.

Des hommes comme le P. von Hummelauer (1842-1914) ou l'abbé van Hoonacker (1857-1933) étaient certes davantage préoccupés de défendre les positions classiques face à la critique allemande que de proposer des solutions nouvelles, mais le premier avait élaboré un système propre dans lequel il acceptait la distinction des sources du Pentateuque et considérait que nombre de lois étaient postérieures à Moïse et le second n'hésitait pas à montrer que l'auteur du Deutéronome se présentait comme distinct de Moïse et qu'il était possible d'attribuer le livre à Samuel. A bien des égards, c'est M. Vigouroux qui, dans son extrême prudence, apparaissait comme le plus conservateur de tous.

La composition de la commission qui satisfait l'abbé Loisy - c'est du moins ce qu'il dit à M. Monier 1253 -, confirme donc la première impression favorable du baron :

‘Vraiment la liste est bonne ; aussi bonne, je crois, que notre pauvreté biblique lui permet de l'être, vu que l'on ne pouvait guère y mettre les gens mêmes que les zélotes soupçonnent et attaquent le plus directement. Mais notre gagne se montre encore plus grand, si l'on considère comme me l'assure G[ismondi], que bon nombre de noms suggérés par aucuns, furent rejetés, parce qu'ouverts au reproche de fanatisme ou de fermeture farouche 1254 .’

De toute évidence le pape a voulu "élever par là une digue contre l'invasion du fanatisme […] pour que Rome soit épargnée d'écouter dans cesse les dénonciations des trop zélés". Les exégètes pourrons donc travailler "en une sécurité bien plus grande que récemment", car les dénonciateurs seront "renvoyés aux consulteurs de leur pays à eux ; et ces derniers feront de leur mieux pour calmer les esprits et nous ménager de l'air". On le voit, le baron von Hügel estime que la création de la commission constitue une amélioration réelle de la situation et qu'elle lui apparaît à bien des égards comme un succès inespéré du combat mené depuis un an dont il résume ainsi les épisodes :

‘Je me dis que les grandes lignes de l'histoire depuis 18 mois auront été : (1) Forte poussée de Paris pour une condamnation : Nov. 1900 - Fév. 1901 ; (2) non moins forte contre-poussée alors et jusqu'en Mai et Juin 1901, provenant surtout d'Albi ; (3) hésitation et quasi équilibre de Rome, finissant en Septembre par une détermination d'instituer une Commission ; (4) nouvelle poussée de Paris, fin d'Octobre et commencement de Novembre, suivie d'une certaine réaction de la part de Rome ; (5) enfin, seconde contre-poussée, surtout d'Albi, remettant Rome au point où elle était au commencement de Septembre, ou plutôt, pour bien sûr, la rendant moins sujette à céder de nouveau au parti des impossibles. Et une fois la Commission publiquement constituée, même l'amour propre de ses créateurs de par ici, sera difficile à surmonter, et à lui faire démolir son œuvre, quoique Gismondi est bien sûr que les intransigeants ne tarderont guère à chercher d'amener un tel résultat, et partant une cessation de cette Trêve de Dieu 1255

Bien sûr on peut voir dans cette décision pontificale la preuve évidente du fait que la bienveillance de Rome "n'est au fond que passive, que la résultante des forces en conflit, et partant déterminée par la puissance et persévérance de notre poussée" et qu'il s'agit finalement, comme le pense Mgr O'Connell 1256 , d'une "reculade, déterminée tout simplement par l'impuissance de faire autrement". Le baron n'en pense pas moins qu'il "serait fort impolitique de ne point se montrer appréciative là où, que les motifs soient ceux qu'ils veulent, le résultat est si bon ; mais aussi que, même supposé (ce qui me semble fort probable) que ce n'est pas par amour de nos travaux ou idées, mais seulement par la perception qu'il se trouve au devant de quelque chose insupprimable qu'il est déterminé ainsi : eh bien même cela a son degré de grandeur : car après tout, il ne cède à nulle force brutale ou extérieure : nous n'avons ni canons ni diplomates derrière nous".

Il suggère donc à Mgr Mignot d'agir en deux directions. D'une part il estime nécessaire de remercier Léon XIII :

‘Je me dis qu'il serait bien, une fois que toute la liste est publiée, si Monseigneur remerciait le Saint-Père de ce qu'il vient de faire, en son propre nom et celui de tant de travailleurs Catholiques. Il me semble que cela pourrait très bien se faire, sans ombre d'excuse de nous-mêmes, ou d'engagements restrictifs de notre liberté si nécessaire ; car au fond cet acte est dans la direction de nous débarrasser de tout cela.’

Et d'autre part, même si le principal bienfait à attendre de la Commission est surtout négatif, "en ce qu'elle s'occupera à nous émousser l'ardeur des zélotes", il faudrait que Mgr Mignot et le baron, probablement en collaboration avec Loisy, fassent, dès que possible, un rapport à la Commission pour l'engager dans la voie de l'acceptation du débat dans l'étude des questions bibliques, car on peut espérer être entendus par des hommes "travailleurs comme nous" qui "n'auront pas trop de temps ou d'inclination pour nous forger des chaînes ou des systèmes clos qui les gêneraient autant que nous-mêmes"

Notes
1239.

Lettre du baron von Hügel à l'abbé Loisy, janvier 1902, BN, Naf, 15655, f° 497.

1240.

Lettre de Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 6 janvier 1902, BN, Naf. 15659, f ° 152

1241.

Un exemple parmi d'autres à propos du P. Fleming : "Son expérience personnelle à lui, D[avid], était suffisante pour prouver cela (que Léon XIII ne "savait rien, et rien du tout" sur la question biblique). Que […] le Pape causait souvent avec un certain collègue Franciscain, ami de D[avid], du même Couvent. […] Que ce père finit par bien pénétrer le Pape de l'idée qu'aucuns faisaient entrer dans l'ordre des idées bibliques des plus dangereuses et rationalistes, et qu'il était temps que le Pape frappa (sic), et frappa fort. Que le Pape le fit par sa lettre au Général, et que de fait il s'agissait tout le temps de son enseignement à lui D[avid]. Que là-dessus, lui D[avid], il alla tout droit au Pape, pour prendre congé et rentrer en Angleterre. Le Pape surpris, lui demanda : "Mais pourquoi ?" et le pressa de rester à Rome et à son poste. Mais que D[avid] répondit que cette réprimande Pontificale ne lui laissait nulle échappatoire honorable, et qu'il avait déjà résigné sa Professure (sic) entre les mains du Général. Mais alors le Pape montra et lui prouva qu'il n'avait pas la moindre idée que ç'avait été lui D[avid], qu'il avait frappé ! et le pressa fortement de rester, qu'il arrangerait tout, et qu'il ne serait plus molesté. Et D[avid] est effectivement resté et le Pape se fie depuis lors beaucoup à lui, et cependant il n'a rien rétracté : le Pape ne prête plus l'oreille à l'autre... et voilà tout !", baron von Hügel à Mgr Mignot, 29 janvier 1902.

1242.

Lucido-Maria PAROCCHI (1833-1903), professeur de théologie à Mantoue, évêque de Pavie (1875), archevêque de Bologne (1877), créé cardinal la même année, cardinal vicaire de Rome (1884-1899), secrétaire de la Congrégation du Saint-Office (1899).

1243.

"Ce brave homme […] connaît bien sa Bible hébreu, syriaque et grecque, est tout à fait ouvert, et, sans être un Bickell ou un Loisy, en est fort admirateur. […] il parle là tout commodément des documents du Pentateuque et de ceux des livres historiques, etc. ; l'opposition est forte, mais la majorité des séminaristes est déjà de son côté et contre le vieux professeur", baron von Hügel à Mgr Mignot, 19 février 1898.

1244.

Lettre du P. Genocchi à Mgr Mignot, 12 février 1898, ADA, 1D 5 01.

1245.

L'abbé Loisy à Mgr Mignot,17 novembre 1898, BLE, 1966, pp. 17-21.

1246.

Joseph-Calasanz VIVÈS Y TUTO (1854-1913), moine capucin, consulteur des Congrégations du Saint-Office, de la Propagande, des Affaires ecclésiastiques extraordinaires. Crée cardinal en 1899.

1247.

Lettre du baron von Hügel à Mgr Mignot, janvier 1902.

1248.

Lettre du Saint-Père au ministre général des Frères Mineurs du 25 novembre 1898 dans laquelle Léon XIII regrettait "que l'on accorde trop de crédit à des opinions nouvelles, qu'il vaut mieux craindre, non parce qu'elles sont nouvelles, mais parce qu'elles déçoivent généralement par une apparence et un semblant de vérité" et dénonçait "un genre d'interprétation hardi et trop libre adopté çà et là, même par ceux qui auraient dû le moins s'y laisser prendre".

1249.

Lettre à Mgr Mignot, 25 décembre 1898, BLE, 1966, pp. 21-23.

1250.

Ambrogio Maria AMELLI (1848-1933), prêtre du diocèse de Milan, secrétaire à la bibliothèque Ambrosienne où il étudie la paléographie et la diplomatique. Entre chez les bénédictins au Mont Cassin (1885) où il sera prieur et archiviste tout en se consacrant à la recherche historique. Abbé de la Badia à Florence (1908), vice-président de la commission pontificale pour la révision de la Vulgate (1916).

1251.

Lettre du baron von Hügel à Mgr Mignot, 25 février 1902.).

1252.

Celui-ci en rend hommage au jésuite : "Gismondi ne nous a jamais trahis ; Gismondi nous a soutenus et protégés discrètement dans la mesure de son pouvoir, avec une constance que nul autre théologien romain n'a égalée… Gismondi a bien mérité de notre reconnaissance", Mémoires, I, p. 422.

1253.

"J'ai vu hier M. Loisy. Il est très content de la composition de la Commission des Etudes bibliques. Il eût été chargé, me disait-il, de faire lui-même ce choix, qu'il ne l'aurait pas fait autrement", lettre de M. Monier à Mgr Mignot, 13 février 1902, ADA, 1 D 5-01.

1254.

Lettre du baron von Hügel à Mgr Mignot, janvier 1902. Les citations suivantes sont également extraites de cette lettre.

1255.

Baron von Hügel à Mgr Mignot, Épiphanie 1902.

1256.

Daniel O'CONNELL, recteur du séminaire américain de Rome puis recteur de l'université catholique de Washington (1904).