3.2 Une lente gestation

Il faut cependant vite déchanter. Non seulement aucune publication ne vient officialiser à Rome la nouvelle publiée dans la presse anglaise, mais les informations recueillies par le baron sont inquiétantes. Le Père Esser lui apprend en effet que le retard de l'annonce officielle est dû à l'opposition du cardinal Rampolla qui ne laissera rien publier avant que le cardinal Parocchi ne lui soumette, pour approbation officielle, le nom de ses deux assesseurs. Le Secrétaire d'État témoigne ainsi sa mauvaise humeur devant le fait que la commission a été élaborée à son insu. Différents recoupements, en particulier le fait que fin octobre 1901 le cardinal Rampolla lui ait manifesté, alors qu'il l'entretenait de la question biblique, "toute la sécheresse, la pesanteur opprimante et comminatoire qu'ils savent ancrer et faire entrer dans l'âme de par ici, quand ils le veulent", convainquent le baron von Hügel qu'il faut attribuer au Père Fleming la paternité de l'idée de cette commission. C'est lui "qui a fait la liste des noms, et qui a tout fait agréer au Pape, le tout en gardant lui-même et en gagnant de la part du Pape le silence sans doute nécessaire mais si long et donc si difficile, d'Août jusqu'en Janvier" 1257 .

Le cardinal Secrétaire d'État n'est pas le seul à avoir été tenu à l'écart du projet. Il en va de même pour le cardinal Satolli, pourtant préfet des Études et proche collaborateur de Léon XIII dans la restauration des études thomistes. "Je crois donc, écrit le baron, que lui et probablement d'autres sont à l'œuvre pour ou se faire mettre, eux, à la place des cardinaux Segna et Vivès, ou du moins pour y faire entrer un des leurs. Et le Pape étant si vieux et le Cardinal Parocchi si malade (son médecin le déclare très malade et de courte vie), qui sait à quel degré ils réussiront" 1258 .

Le baron soupçonne donc que la question des assesseurs n'est au fond "qu'une raison ou plutôt le prétexte pour pouvoir travailler à miner ou au moins à reconstituer la Commission". Son inquiétude est d'autant plus grande que les réactions hostiles commencent à se manifester. Ainsi Mgr Lamy (1827-1907), professeur d'Écriture sainte à l'université de Louvain "s'est tout de suite mis en mouvement pour venir à Rome y faire le plus gros tapage possible contre le scandale de la préférence donnée à deux jeunes (?) et suspects contre lui, le doyen des Biblistes de Louvain et gros bonnet de l'orthodoxie". Il est donc urgent "de faire tout pour que la Commission soit un fait officiellement accompli, avant que ces Zélotes étrangers viennent s'adjoindre à ceux de Rome pour étrangler la Commission".

Mgr Mignot partage les inquiétudes du baron et il l'encourage dans son projet de provoquer une réaction : "Bien étrange en vérité le silence gardé par les journaux religieux de Rome ! Il y a assurément quelque anguille sous roche et je ne puis que vous féliciter de les obliger à parler au plus tôt" 1259 .

Loisy de son côté pense que les Sulpiciens ne sont pas étrangers à cette campagne visant à obtenir du pape qu'il reconsidère l'opportunité de la commission. C'est ainsi qu'un article de M. Fillion dans la Revue de l'Institut Catholique de Paris lui semble insidieusement diriger contre la commission. Non seulement M. Fillion y dénonce "une école d'exégèse […] dont les méthodes d'interprétation (sont) évidemment empruntées à ce qu'on nomme la "haute critique" et qui n'est en réalité que du rationalisme déguisé", mais encore, rappelant en conclusion "tout ce que la Bible doit à Rome", il évoque le fait qu'il a personnellement entendu le pape se plaindre de ce qu'on ne "suit point partout en France son Encyclique Providentissimus Deus", et il cite le mot d'un protestant 'justement scandalisé' : Pourquoi Léon XIII n'intervient-il pas ? 1260 "

‘De la part d'un Sulpicien et de Fillion cela me semblait extrêmement louche, et je me demandais s'il n'y avait pas manœuvre concertée avec d'autres personnages pour peser sur le vieux Pape et l'obliger à revenir sur ce qu'il a fait à propos de la Commission biblique. Demander au Pape d'agir, aussitôt après une action, est d'un franc imbécile ou d'un homme qui fait le jeu d'intrigants dans la coulisse 1261 .’

Aussi bien Mgr Mignot profite-t-il de son mandement de carême pour intervenir dans le sens que lui avait suggéré le baron : remercier le pape d'avoir institué la commission biblique pour assurer la liberté des chercheurs. Au terme d'un paragraphe qui rappelle tout ce que le pape a fait pour réduire le fossé qui existait entre "l'état intellectuel de la société et la pensée religieuse", il écrit :

‘Dernièrement encore, pour donner une plus grande sécurité aux hommes qui s'appliquent à ces difficiles études, et qui étaient souvent en butte à d'injustes préjugés, il a établi pour l'examen des questions bibliques une Commission spéciale dont la composition et la compétence sont de nature à rassurer les amis sincères de la science sacrée. Nous sommes heureux de remercier le Pontife de cet acte de haute et sage prévoyance 1262 . ’

Loisy qui au fond n'attendait rien de la commission 1263 félicite cependant l'archevêque : "Ce que vous avez dit de la Commission biblique est excellent. Il faut la consolider cette brave Commission, de façon qu'elle devienne en fait la seule juridiction compétente pour nos affaires bibliques et théologiques" 1264 .

Fin février, le baron confirme qu'une très forte opposition s'est mobilisée contre la commission. Il tient du P. Gismondi

‘que le Cardinal Secrétaire d'État empêche encore toujours la publication ; que tous les jours des Zélotes de divers sortes, degré, officialité et nationalité vont et écrivent là pour se plaindre du choix des membres ou de l'esprit, ou même du simple fait de la Commission ; et que le Cardinal Parocchi étant si gravement malade, et sa mort étant une chose évidemment possible d'un jour à l'autre, l'existence, la persistance même de la pauvre Commission semble bien douteuse 1265 . ’

De Rome Mgr Mignot reçoit de Mgr Mourey et de M. Vigouroux des informations qui concordent avec celles du baron. L'une des raisons pour lesquelles il diffère de publier en volume ses Lettres sur les études ecclésiastiques, est la crainte de donner des arguments aux adversaires de la commission. "Cette pauvre Commission paraît déjà malade, écrit-il au baron, et l'apparition de mes Lettres, dit M. Vigouroux, serait de nature à en faire modifier la composition déjà regardée comme trop libérale" 1266 .

Le baron se dépense pourtant sans compter pour que la commission voit enfin le jour officiellement. "J'ai reçu hier une lettre de M. de Hügel, écrit Loisy à l'archevêque. On n'était toujours pas rassuré sur l'avenir de la commission biblique. Notre excellent ami s'est dévoué pour en parler au Cardinal Rampolla, afin qu'on en signale officiellement l'existence et qu'on ne songe plus à écarter trois ou quatre consulteurs suspects de criticisme. Le Cardinal a paru attacher de l'importance à la communication qui lui était faite" 1267 .

En mai, il semble que tous ces espoirs vont enfin se concrétiser. Tel est du moins le sentiment que Mgr Le Camus emporte de sa visite ad limina. Il l'écrit à Mgr Mignot qui s'empresse de retranscrire pour Loisy une partie de la lettre qu'il reçoit de l'évêque de La Rochelle :

‘Il semble que nous avons gagné la victoire sur toute la ligne. […] Pour la Commission, nous sommes parvenus, malgré la maladie du C. Parocchi et le mauvais vouloir du très grand nombre, à la faire s'affirmer et se réunir. Ils étaient sept commissaires. Le Pape était pleinement avec nous, et il a parlé catégoriquement au C. Rampolla qui nous a dit ensuite combien il était dès l'origine acquis à l'idée de cette institution. Ma dernière audience de congé a victorieusement achevé toutes choses... 1268

Mais l'archevêque ajoute dubitatif : "Ce serait beau, s'il ne fallait se défier de l'enthousiasme du méridional !" M. Vigouroux en effet lui annonce qu'il "y a beaucoup de tirage" pour réunir la commission, car on craint certaines prises de position. Il s'emploie à rassurer le Sulpicien :

‘Je pense que l'on sera sage du côté de l'école avancée, mais il faudrait aussi que les 'chevaux légers', les imbéciles, les gens qui parlent sans savoir ce qu'ils disent, sachent se taire et n'agacent pas les gens. On finirait par croire que le Pape n'a de tendresse pour ceux qui le débinent ou qu'il a peur d'eux 1269 .’

Notes
1257.

Lettre du 29 janvier 1902.

1258.

Baron von Hügel à Mgr Mignot, 29 janvier 1902.

1259.

Mgr Mignot au baron von Hügel, 1er février 1902, Ms 2790.

1260.

L.- Cl. Fillion, "Rome et la Bible", Revue de l'ICP, janvier 1902, pp. 55-76.

1261.

L'abbé Loisy à Mgr Mignot, 2 février 1902, BLE, 1966, pp. 105-107. Le millésime 1901 est une coquille.

1262.

Sur le Pape, Mandement 1902, p. 19.

1263.

"Cette brave Commission ne peut guère réussir qu'à une chose : ne rien faire", lettre au baron von Hügel, 12 janvier, Mémoires, II, p. 86.

1264.

L'abbé Loisy à Mgr Mignot, 12 février 1902, BLE, 1966, pp. 105-107.

1265.

Baron von Hügel à Mgr Mignot, 25 février 1902.

1266.

Mgr Mignot au baron von Hügel,15 mars 1902, ms 2791.

1267.

L'abbé Loisy à Mgr Mignot, 4 mai 1902, BLE, 1966, pp. 108-110.

1268.

Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 9 mai 1902, BN, Naf 16 659, f° 158-159.

1269.

Mgr Mignot à M. Vigouroux, 19 mai 1902, ASS, fonds Vigouroux.