La lettre apostolique Vigilantiae du 30 octobre 1902 instituant la commission biblique ne rassure pas complètement Mgr Mignot. Le programme qui lui est donné peut s'interpréter de façon différente selon que sera mise en avant la nécessité de se tenir au courant de l'exégèse dans tous les domaines et dans tous les milieux ou l'obligation de veiller à ce que les auteurs catholiques "ne puissent, dans une fréquentation habituelle des écrivains hétérodoxes l'indépendance du jugement" 1270 . Il veut tout de même garder espoir qu'elle sera moins répressive que le Saint-Office et l'Index. Il le dit à Loisy :
‘Voila donc enfin constituée officiellement la Commission biblique. Tantae molis erat 1271 ... On y aura mis le temps. Comme il serait curieux de connaître les dessous de cette affaire ; combien plus curieux encore de voir ce qu'elle fera, ce qu'elle décidera, quels travaux elle produira, quelles réponses elle donnera aux questions qu'on lui posera ! Il semble que ce doive être une institution permanente, une sorte de congrégation nouvelle taillée dans le Saint-Office et l'Index 1272 .’C'est aussi le sentiment de l'abbé Denis 1273 qui voit, dans la création de cette commission, "un coup de maître du génie conciliateur" de Léon XIII qui "marque enfin la déroute d'un régime de dénonciation et de terreur" 1274 .
La commission est composée comme les autres congrégations romaines de membres choisis parmi les cardinaux du Sacré Collège et de consulteurs désignés parmi des spécialistes. "Je tremblerais si elle n'était composée que de cardinaux !", écrit Mgr Mignot à M. Vigouroux. En revanche il compte sur les consulteurs "intelligents et (qui) connaissent la matière" pour que la Commission ne s'égare pas "dans des fondrières". "Plus ils sont intelligents et compétents, dit-il à Loisy dans la lettre citée plus haut, moins ils seront pressés de conclure, plus ils se garderont de donner leurs idées personnelles comme étant la foi de l'Église".
La commission est en effet chargée de "régler d'une façon légitime et digne les principales questions pendantes entre les catholiques" et d'aider ainsi le Saint-Siège à déterminer "ce que les catholiques doivent inviolablement tenir, ce qu'il faut réserver à un examen plus approfondi et ce qui doit être laissé au jugement de chacun". De la manière dont la Commission classera les questions dans ces trois catégories dépend le degré de liberté qui sera laissé aux exégètes. La responsabilité de la Commission est donc considérable, "responsabilité autrement sérieuse et plus grave dans ses conséquences que celle qui traita de la question de la géocentrie" 1275 , écrit Mgr Mignot à M. Vigouroux en partance pour Rome où il est appelé pour assurer le secrétariat de la nouvelle Commission 1276 .
La nomination, fin novembre, des cardinaux membres de la Commission montre que le pape a cédé aux pressions dont il a été l'objet. Aux trois cardinaux initialement pressentis s'ajoutent en effet les cardinaux Rampolla et Satolli. Le choix de ce dernier surtout est inquiétant. Mgr Mignot, pas plus que le baron von Hügel, n'avait confiance en lui. L'archevêque parce qu'il estimait que c'était "un homme double, changeant, emporté, fanatique" 1277 , le baron parce que même si le cardinal Satolli "autrefois étroit sur tout, semble, en Amérique s'être élargi sur les questions bibliques, […] il n'en a nulle connaissance personnelle et de spécialiste". Surtout, "il continue toujours à déclarer que la scolastique doit maintenir son ascendant" et "il semble bien dire des choses contraires selon son auditoire" 1278 .
La publication par l'Osservatore Romano du 1er février 1903 de la liste des quarante consulteurs finalement désignés par Léon XIII ne fait qu'accroître la déception. "La réorganisation de la Commission biblique est destinée à la rendre nulle" 1279 , écrit l'abbé Loisy à Mgr Mignot qui partage complètement cette opinion. Et le temps qui passe le confirme dans l'idée que cette institution dont il avait attendu une étude plus sereine des questions en débats et une impulsion positive pour les études bibliques n'a pas tenu ce rôle.
D'une part, malgré les bruits qui courent fin 1903 1280 , elle n'a officiellement aucune part dans l'instruction du dossier Loisy et d'autre part elle se cantonne dans un rôle défensif. Mgr Mignot fait part de sa déception au baron : "la Commission biblique qui devrait être un foyer d'études, un centre d'action ne sera vraisemblablement qu'une machine modératrice, un frein Westinghouse. Loin de moi la pensée qu'il faille laisser les coudées franches au rationalisme, mais d'autre part il ne faut pas s'obstiner à fermer les yeux" 1281 .
Il déplore tantôt son inefficacité : "Et, pendant ce temps, que deviennent les études bibliques ? Elles rencontrent toujours une grande opposition à Rome et la Commission biblique aurait été supprimée net si le pape ne l'avait personnellement sauvée. Mais elle ne marche que d'un pied, car elle ne s'est réunie que deux fois depuis le commencement de novembre !" 1282 ; tantôt l'inquiétant renouvellement des consulteurs : "La Commission biblique se modifie tous les jours et ne sera bientôt plus qu'un comité de théologiens scolastiques" 1283 .
La décision de la Commission sur l'authenticité du Pentateuque en date du 27 juin 1906 vint confirmer que ces craintes n'étaient pas chimériques. D'une part, il est réaffirmé qu'il n'est pas possible de prétendre que ces livres n'ont pas Moïse pour auteur ; d'autre part, la Commission admet que Moïse a pu en confier la rédaction à un ou plusieurs écrivains, qu'il a pu utiliser des sources antérieures et que des additions ont pu être introduites dans le Pentateuque après la mort de Moïse. Cette décision qui pose comme principe que Moïse est l'auteur du Pentateuque, puis, pour tenir compte des arguments tirés de la critique littéraire, invente des secrétaires et concède l'utilisation de sources antérieures et l'éventualité d'additions postérieures, manifeste que la Commission refuse de prendre en compte les conclusions de la critique historique.
La réaction la plus importante à cette décision est la publication d'une petite brochure conjointement signée par le Professeur Briggs 1284 et le baron von Hügel 1285 .
Le premier dénonce le fait que toutes les décisions de la Commission biblique "revêtues d'une forme scolastique, ont été prononcées au profit des prétentions de la théologie scolastique, […] elles ont affligé et découragé quiconque étudie sérieusement la Bible" 1286 . Il s'emploie à montrer qu'aucun critique compétent n'a de doute sur le fait qu'il faille répondre négativement à la question de l'origine mosaïque du Pentateuque et que les solutions proposées par la Commission sont affligeantes : ce sont celles qui étaient avancées "dans l'enfance de la critique biblique, il y a un siècle". Une telle attitude ne fera qu'entraver les études bibliques dans le monde catholique et ajouter "une barrière à celles qui divisent déjà la chrétienté". La Commission ferait œuvre plus utile en se consacrant à l'édition critique du texte hébreu et grec et latin de la Bible.
De son côté le baron von Hügel s'emploie à montrer que cette manifestation d'hostilité à la méthode historico-critique d'une "l'Église catholique romaine, immensément conservatrice" ne doit pas entraîner le découragement. Certes, on pourrait croire que ce refus de la science et de l'érudition est le signe que l'Église n'échappe pas à la sclérose qui atteint toutes les institutions "si divinement inspirées" soient-elles. Mais ce serait un jugement à courte vue. D'abord parce que l'Église comme les institutions religieuses "sans exception" vise les réalités les plus profondes de l'existence. Ses actes doivent être jugés en fonction de cet objectif primordial. Ce n'est que si on les mesure "à d'autres fins et à d'autres étalons, (qu'ils) semblent échouer le plus piteusement". Ensuite parce que la science, quelle que soit le caractère irrésistible de son expansion, suppose "un monde de réalité et de vie plus riche et plus profond" que le sien et qu'il y a tout lieu de penser que la religion sera "en état de trouver place pour ces divers domaines de vie superposés à différents niveaux".
Ce double texte recueille l'assentiment total de Mgr Mignot. Il écrit au baron :
‘Je ne saurais assez vous remercier de votre lettre et de celle de M. Briggs. On ne pouvait signaler avec plus de compétence et de convenance à la Commission biblique les dangers de la voie où elle s'engage. Les décisions de la Commission ne sont malheureusement pas des définitions ; ce sont plutôt des indications générales. Le malheur de la Commission est d'être composée de théologiens plutôt que de critiques de profession - sauf quelques exceptions. […] Comme le dit fort bien M. Briggs, mieux vaudrait que la Commission nous donnât des éditions soignées de nos Saints Livres. Pourquoi laisser ce travail presque exclusivement aux Protestants ? Les sentiments ultra conservateurs de la Commission sont dus aussi en partie à la crainte qu'inspirent les témérités des critiques rationalistes, qui sont plutôt des destructeurs que des constructeurs. Cette crainte légitime atténue dans une certaine mesure l'attitude anti-critique de la Commission ; elle ne la justifie pas complètement 1287 .’Mais il est désormais clair que la Commission biblique ne sera pas l'organe de libéralisation attendu. Au rythme d'une par an, les décisions suivantes verrouillent progressivement toutes les questions débattues : authenticité et historicité du IVe Évangile (29 mai 1907), caractère et auteur du livre d'Isaïe (29 juin 1908), caractère historique des trois premiers chapitres de la Genèse (30 juin 1909) etc. Cette année là Mgr Mignot se fait l'écho, pour le déplorer, du fait "que de plus en plus les consulteurs de la Commission biblique sont mis de côté et que les cardinaux ont la responsabilité de tout" 1288 . Il y voit une des raisons pour laquelle la Commission adopte un "système d'indécision, de solutions vagues, d'affirmations à côté" 1289 . Elle a entouré sa dernière décision de réserves "plus propres à obscurcir la question qu'à l'éclairer" en sorte qu'on ne sait pas au juste "ce qu'elle pense et ce qu'elle a voulu dire" 1290 .
Et pourtant il ne cesse d'espérer que la Commission joue un rôle autrement important pour le développement des études bibliques. Il suffirait pour cela qu'elle se contente de tracer des perspectives à la recherche. C'est l'un des vœux qu'il formule dans son mémoire au cardinal Gasparri en 1914 :
‘Nos professeurs d'exégèse se plaignent aussi de la multiplicité des décisions de la Commission biblique où ils ne se reconnaissent plus et qui, par le fait, semblent perdre de leur autorité. Ne pourrait-elle pas se borner à donner de temps en temps des directions générales marquant les limites du dogme, mais laissant un champ assez vaste aux investigations prudentes des savants et des théologiens catholiques ? 1291 ’Lettre Vigilantiae, DBS, t. II, col. 103.
Tantae molis erat Romanam condere gentem : Tant était laborieux de fonder la nation romaine, Virgile, Énéide, 1, 33
Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 10 novembre 1902, f° 169-170.
Charles DENIS (1860-1905), prêtre, propriétaire et directeur des Annales de philosophie chrétienne. Acquis aux idées nouvelles, "paysan du Danube mal dégrossi, mais bien intentionné" (E. Poulat, Histoire…, p. 536), il a fait preuve de courage, sinon de discernement, quand il fallait les défendre. Peu avant de mourir, il a vendu les Annales à Maurice Blondel.
Ch. Denis, "Situation politique, sociale, intellectuelle du clergé français", APC, Tables 1884-1902, pp. 532-533. La raison de son optimisme réside dans le fait que la commission "ne se prononce plus à la façon de l'Index par un 'oui' ou un 'non' sommaire ; elle n'est pas un tribunal ; elle ne condamne pas ; mais elle a une mission ouvertement reconnue, d'étudier les documents, d'estimer les bonnes volontés, non pas relativement à un parti, à une école ou une ligue, mais relativement à la vérité théologico-scientifique".
Mgr Mignot à M. Vigouroux, 16 décembre 1902, ASS, fonds Vigouroux.
"Il est bien vrai que M. Vigouroux part pour Rome. Il doit y arriver après-demain. Il s'en va spirans minarum et caedis" ("respirant menaces et carnage", Act. 9, 1. Il s'agit du comportement de Paul à l'égard des chrétiens) écrit Loisy à Mgr Mignot et il ajoute : "Si M. Vigouroux se met au gouvernail de la Commission biblique, c'est la fin de l'ancienne exégèse assurée dans le plus bref délai. Pour son repos, M. V. aurait aussi bien fait de rester à Saint-Sulpice. S'il essaie de faire prévaloir ses idées il se rendra odieux et ridicule ; et l'on sera obligé de montrer sur quoi se fonde sa réputation", lettre du 29 décembre 1902.
Lettre du baron von Hügel à Loisy, 31décembre 1901.
Baron von Hügel à Mgr Mignot, 19 février 1898.
L'abbé Loisy à Mgr Mignot, 17 février 1903, BLE, 1966, pp. 188-190.
"Or, je ne sais si vous avez lu l'article du correspondant romain du Times, du 23 cour[ant]. Il y raconte (histoire ou ballon d'essai ?) que le cas Loisy venait d'être mis par le S. S. aux mains de la Comm[ission] Bib[lique] qui examinerait la question de fond, le S[aint] P[ère] n'ayant jusqu'ici rien fait que de déplorer les imprudences de forme, que M. L[oisy] n'ait point écrit pour les spécialistes seuls et en latin, etc. Voilà, me semble-t-il, la bonne piste", baron von Hügel à Mgr Mignot, 27 novembre 1903.
Mgr Mignot au baron von Hügel, 30 mai 1904, ms 2804.
Mgr Mignot au baron von Hügel, 2 janvier 1905, ms 2801.
Mgr Mignot au baron von Hügel, 7 novembre 1905, ms 2809.
Charles-Auguste BRIGGS (1841-1913) exégète américain, ministre presbytérien, professeur au Séminaire de l'Union théologique de New York, il fut condamné par son Église pour ses opinions avancées en matière de critique biblique. Passé en 1882 à l'Église épiscopalienne, il fit la connaissance du baron von Hügel à Rome. Loisy avait conseillé la lecture de ses livres ("il s'y trouve des aperçus originaux") à Mgr Mignot.
The Papal Commission and the Pentateuch, London, Longmans, 1906 traduite en français l'année suivante : La commission pontificale et le Pentateuque, Paris Picard, 1907, 78 p. C'est cette édition que nous citons.
Op. cit., p. 28.
Mgr Mignot au baron von Hügel, 23 novembre 1906, ms 2812.
Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 17 juin 1909, f° 193-194. Décision prise effectivement le 30 juin 1909. En 1914 il note dans son Journal : "Léon XIII qui sans être spécialiste en matière biblique devinait les difficultés […] établit […] une Commission biblique qui ne bat que d'une aile. Les mauvaises gens disent qu'elle ne voit que d'un œil. On dit - que ne dit-on pas - que les décisions seraient formulées par les Éminentissimes cardinaux moins instruits que les membres actifs. Cela paraît invraisemblable… mais le vrai quelquefois…"; 1 er Reg., 2 e série, f° 181, 22 décembre.
4 e Reg., f° 5, ADA, 1 D 5-21.
4 e Reg., f° 12, ADA, 1 D 5-21.
Mémoire au cardinal Gasparri, décembre 1914.