Cinquième Chapitre :
Au cœur de la tourmente

1. La mise à l'Index des livres de Loisy.

La publication simultanée par l'abbé Loisy de Autour d'un petit livre, d'une nouvelle édition de l'Évangile et l'Église et surtout du commentairede l'Évangile de saint Jean provoque chez Mgr Mignot une réelle surprise. Loisy lui avait bien donné dès avril le plan exact de son second "petit livre", mais il estimait devoir le garder en réserve dans le cas d'une éventuelle condamnation 1349 . En accusant réception des ouvrages et alors qu'il n'a lu que Autour d'un petit livre et l'introduction du S. Jean, il écrit à l'abbé Loisy : "Certes, on ne vous reprochera plus de manquer de clarté, ni de ne pas dire tout ce que vous pensez ! Ce qui ne veut pas dire que vous contenterez tous vos lecteurs !" Manière discrète de dire que lui-même n'est pas contenté ? Sans doute car si persiste l'admiration devant le travail critique de l'exégète, des réserves apparaissent devant les perspectives ouvertes plus d'ailleurs par le commentaire de saint Jean, semble-t-il, que par les mises au point d'Autour d'un petit livre.

La grosse affaire, en ce moment, écrit-il au baron, c'est l'apparition des trois volumes de Loisy. Je ne crois pas que pareille émotion se soit produite depuis la publication de l'Histoire critique de Richard Simon. Combien y aura-t-il de Bossuet pour le réfuter ? On condamnera probablement ; mais il sera difficile de réfuter. On avait reproché à Loisy d'être "le critique des critiques", et de ne pas donner sa propre pensée : on ne pourra plus lui faire le même reproche ! 1350

L'archevêque trouve cependant Loisy trop radical dans ses conclusions sur le quatrième Évangile. Certes, il admet que saint Jean n'est pas l'auteur du livre qu'on lui attribue, que les récits et les discours johanniques sont idéalisés et qu'il y a beaucoup de symbolisme dans saint Jean. Mais il lui paraît excessif de nier tout caractère historique à tous les faits rapportés par Jean et ignorés par les Synoptiques. Mgr Mignot qui n'est sans doute pas insensible à l'objection qui était présentée aux tenants du développement doctrinal, à savoir de s'appuyer sur des textes - en particulier Jean 16, 12 1351 - dont ils niaient par ailleurs l'authenticité 1352 , ne changera pas d'opinions :

‘Que l'auteur du quatrième Évangile ait arrangé certains faits, c'est possible, acceptable ; qu'il les ait fabriqués de toutes pièces, c'est inadmissible. […] En écrivant ceci je pense à M. Loisy qui est le défenseur le plus convaincu et aussi le plus habile du symbolisme. Son commentaire de saint Jean témoigne d'une étonnante érudition, d'une finesse, d'une pénétration d'esprit qu'on ne rencontre pas ailleurs, malgré cela il ne m'a pas convaincu. Le quatrième Évangile est une thèse, sans contredit, mais il n'est pas un recueil de fables symboliques et allégoriques 1353 .’

Pour Mgr Mignot, Loisy s'expose à un triple reproche. D'abord - c'est ce qui préoccupe toujours l'archevêque - ses affirmations risquent de provoquer un scandale auprès des "fidèles qui croiront que tout va s'écrouler !" en sorte que si condamnation il y a, "ce sera surtout à cause de l'effet produit sur les fidèles", car en n'écrivant que pour les savants Loisy "a eu le tort de n'avoir pas assez pitié de ceux qui ne le sont pas, et c'est le grand nombre". Ensuite en prétendant se placer sur le seul terrain de l'histoire, Loisy s'expose à ce qu'on lui objecte que l'histoire n'est qu'une science conjecturale - et ses adversaires ne se font pas faute de le rappeler que les affirmations de Loisy sont "le résultat de sa mentalité propre, de sa philosophie à lui, que là où il ne voit qu'un symbole les autres ont de bonnes raisons aussi pour y voir un fait réel". Enfin - et c'est là le regret personnel de Mgr Mignot - même si Loisy n'avait pas à parler de la tradition, "ce serait injuste de le lui reprocher", il aurait pu en dire un mot afin de ne pas effaroucher inutilement bien des gens.

C'est pourquoi il lui paraît à peu près certain que Loisy n'échappera pas à une condamnation. Du moins espère-t-il que dans cette hypothèse Rome se contentera de censurer une série de propositions et ne s'engagera pas sur le fond. Il le dit à Loisy en accusant réception des livres :

‘En tout cas, si on vous condamne, - ce qui n'est pas impossible -, il sera difficile de vous réfuter. Quand je dis qu'il n'est pas impossible qu'on vous condamne, je ne prétends pas qu'une condamnation soit probable, car, ce qu'il faudrait condamner, c'est votre méthode critique. Or il me semble qu'on y regardera à deux fois - à moins qu'on ne choisisse, par-ci par là quelques affirmations plus hardies et plus stupéfiantes que les autres, qu'on les isole de leur contexte et qu'on ne les condamne.’ ‘J'espère qu'il n'en sera rien et que l'on comprendra que dans l'état actuel des esprits, il n'y a plus d'apologétique sérieuse que celle qui s'appuie sur le développement du dogme. Que vous donniez trop de place à la raison développante, et trop peu à l'action révélante de Dieu, c'est ce que vos adversaires, qui ne sont pas tous de bonne foi, comme l'archevêque à qui vous faites l'honneur d'adresser la quatrième lettre ne manqueront pas de dire. C'est déjà l'objection qui a été faite à Toulouse et qu'on ne manquera pas de vous faire encore 1354 .’

Au même moment le cardinal Perraud examine avec le P. Bouvier une nouvelle version du mémoire préparé l'année précédente à partir de propositions extraites de l'Évangile et l'Église et le transmet au cardinal Richard qui se rend à Rome fin octobre début novembre 1355 .

Fin novembre, Loisy informe l'archevêque qu'il a reçu une lettre plutôt rassurante du P. Genocchi. Mgr Mignot est beaucoup moins optimiste. Il estime au contraire que "l'orage est toujours très gros de menaces". Toutes les nouvelles qu'il reçoit de Rome l'inquiètent. Le séjour ad limina du cardinal Richard n'est pas de bon augure. La réponse du Souverain Pontife à l'adresse que lui avait envoyée le clergé d'Albi, demandant à l'archevêque "de maintenir (ses) prêtres dans les fermes principes de la foi traditionnelle au milieu des temps malheureux que nous traversons et aussi de les mettre en garde contre les nouveautés qui sous les apparences très séduisantes cachent de grands dangers", n'est pas de nature à apaiser ses craintes. Il décide donc nécessaire d'avancer d'un mois son propre voyage ad limina initialement prévue pour janvier. Il veut "causer avec quelques personnages importants" et il croit "sage de voir le Souverain Pontife, avant toute condamnation, si possible" 1356 .

De son côté, le baron von Hügel s'active pour empêcher une condamnation de Loisy. Début novembre, il écrit au cardinal Merry del Val en "n'insistant que sur les raisons de prudence et de politique, mais appuyant très fortement sur celles-ci" et au cardinal Rampolla, nouveau président de la Commission biblique. Auprès de celui-ci il développe trois arguments à son avis indiscutables. D'abord un argument de fait : il est impossible de supprimer des questions qui n'ont pas été inventées par Loisy. Mgr Mignot le lui avait écrit : "Mais, quoiqu'on fasse, les problèmes demeurent et il faudra bien les résoudre. La question biblique ne saurait être tranchée par une décision de l'Index pas plus que la décision du S. Office n'a empêché la terre de tourner" 1357 . Ensuite un argument historique : invoquant l'affaire Galilée il rappelle "que la grande majorité des théologiens corrects d'une période peuvent être sûrs qu'une thèse est formellement hérétique, dont la vérité innocente et indiscutable finit, après une perte de prestige ecclésiastique des plus déplorables, par s'imposer à tout le monde". Enfin un argument apologétique : le travail de Loisy a gagné ou regagné au respect, voire à la soumission à l'Église des hommes "qui seraient violemment repoussés par toute action trop absolue contre Loisy" 1358 .

Le Père Genocchi souhaite sa venue à Rome pour prêter main forte aux membres de la Commission biblique qui "font encore tout ce qu'ils peuvent pour faire avorter ou au moins pour minimiser une condamnation". Il lui est difficile de faire le voyage , mais il demande à l'archevêque de ne pas hésiter à le prévenir immédiatement s'il estime que sa présence à Rome peut aider à empêcher une condamnation. Il est en effet à peu près certain que le "Pape a malheureusement formellement promis au Cardinal Richard que cette fois il ferait quelque chose". Mais ce "quelque chose" pourrait être tout simplement de déférer le cas Loisy à la Commission biblique et "qu'en attendant il défende d'enseigner ce système dans les Séminaires". Le baron von Hügel est en effet persuadé

‘que ce sera le résultat ou de la maladresse ou d'un manque de courage de la part de notre groupe, si nous ne gagnons point au moins ceci, que telle décision ou arrestation qui viendrait, contiendrait des traces facilement découvrables de cet esprit pourvu d'échappatoires, de cette détermination foncière à ne point absolument et formellement exclure toute accommodation éventuelle. Je suis sûr que Rome contient assez d'hommes ecclésiastiques, même haut placés, gagnés ou du moins gagnables à de telles considérations. Et je continue à être réconforté, revivifié quand je me représente vivement, et la position et le respect que continue à occuper et à recevoir en ce monde-là un homme, homme vrai et droit comme Genocchi, et de l'autre côté la perte d'influence et d'estime qu'a essuyé, je crois pour toujours, Mgr Ireland qui, en trop tâchant de concilier les autres, a fini par ne s'attirer que leur mépris. Pour ma petite personne, je suis bien sûr que même l'Espagnol Secrétaire d'État m'aime mieux tel que je me montre maintenant que si je tentais la tâche impossible de devenir ou de sembler un homme selon son cœur 1359 .’

Il souhaite donc que Mgr Mignot persuade au pape que les écrits de l'abbé Loisy ne relèvent pas du Saint-Office ou de l'Index, mais de la Commission biblique et que procéder autrement "serait considéré par tout le monde au moins savant, comme un déshonneur, une méfiance, infligée à la dernière des institutions fondées par son Prédécesseur, vu que la question est tout juste du domaine spécial de cette dernière Commission" 1360 .

Mgr Mignot est reçu en audience par Pie X le 13 décembre. Il écrit immédiatement à l'abbé H. Fabre, secrétaire général de l'archevêché :

‘Je sors de l'audience de Sa Sainteté qui m'a confondu par sa bonté et sa simplicité. […] Le plus longue partie de l'entretien a eu pour objet l'affaire Loisy, mais comme il m'a demandé le secret, je suis obligé de me taire. Ce que je puis vous dire c'est qu'il n'y aura pas de condamnation nominale, s'il y a condamnation 1361 .’

La version qu'il présentera à Loisy à la fin du mois diffère sur ce dernier point. Le pape lui aurait annoncé qu'une condamnation par le Saint-Office de "propositions abstraites, signalées sans nom d'auteurs" 1362 était inévitable. Incertaine ou certaine ? Peu importe finalement, car l'essentiel était que le nom de Loisy ne serait pas prononcé. C'est donc "à peu près rassuré" que Mgr Mignot quitte le Souverain Pontife. Il n'ignore pas toutefois que de très fortes pressions s'exercent sur lui. Il l'écrit à l'abbé Birot :

‘Ma présence à Rome inquiète bien des gens et le cardinal Mathieu reçoit tous les jours de France des lettres où l'on me signale comme faisant flèche de tout bois pour empêcher la condamnation de Loisy. Le cardinal d'Autun qui ne désarme pas, a lui-même écrit dans ce sens-là. Le Pape est la droiture même, mais il ne sait auquel entendre ! Comment ne croirait-il pas la foi en péril quand les cardinaux et les évêques français le lui disent sur tous les tons, quand la Revue thomiste fait un article pour dire que jamais depuis des siècles l'Église n'a connu pareil danger ! Comme vous le voyez c'est du délire 1363 .’

Il est donc abasourdi quand le pape lui apprend, lors de son audience de congé le 22 décembre, que le décret condamnant cinq ouvrages de Loisy était prêt et allait paraître le lendemain 1364 :

‘Je me perds en conjecture sur le revirement de Pape, qui m'avait dit que votre nom ne serait pas prononcé, écrit-il à Loisy. […] Que s'était-il passé entre les deux audiences ? Quelles pressions plus instantes avaient été exercées de la part de Paris, d'Autun et autres... Je l'ignore, mais il y a eu quelque chose, j'en ai la certitude. J'ai essayé d'interroger : bouche close partout 1365 .’

C'est "une déplorable situation dont les conséquences seront lamentables" écrit Mgr Mignot à l'abbé Birot 1366 . L'archevêque reste perplexe 1367 . Il est en effet persuadé que le "Saint-Office qui, contrairement à ses habitudes, (a) condamné en bloc, avant de condamner en détail" 1368 , a cédé aux sollicitations des évêques français, mais que dans le fond, le pape lui-même lui avait laissé entendre, Rome ne souhaitait pas une décision sous cette forme. Il faut toutefois remarquer que cette décision était celle qui, tout bien pesé, engageait le moins le Saint-Siège. En inscrivant des livres au catalogue de l'Index, il donnait satisfaction au cardinal Richard tout en évitant de s'engager sur le plan de la doctrine. C'est l'hypothèse que formule l'archevêque dans une lettre au baron :

‘Mais pourquoi la volte face du Saint-Office ? D'après ce que m'avait dit le Saint-Père le nom de M. L[oisy] ne devait pas être prononcé ; le Saint-Office devait extraire des livres incriminés un certain nombre de propositions qu'il devait censurer ! S'est-on aperçu que cela était assez difficile et a-t-on trouvé qu'il était plus facile de condamner en bloc ?? 1369

C'est également l'analyse du baron qui estime que le décret du Saint-Office est une "censure qui voudrait être plus que disciplinaire, mais qui n'a pas le courage de l'être". Il interprète la décision romaine comme un compromis obtenu par les modérés qu'il appelle les "Jeunes et les Relatifs" parmi lesquels il range "Gismondi, Lagrange, au fond aussi David (Fleming)". Ceux-ci, persuadés que la censure précise de propositions "les asphyxieraient tous tant qu'ils sont", en seraient venus à penser que

‘le sacrifice, du moins temporaire et partiel, d'un homme qui les compromettait, comme ils le pensaient, était un prix, le prix à payer, et ils l'ont payé. Car ils n'avaient pas assez de pouvoir pour empêcher quelque condamnation ; mais ils en avaient assez, pour empêcher qu'elle soit précise : et les vieux et très noirs et fort ignorants, montés surtout contre unhomme, auront volontiers accepté cette semonce oratoire et si vive de M. L[oisy], au lieu d'une sèche liste de pâles propositions censurées 1370 .’

Dès lors la question de la soumission de Loisy, si elle appartient bien d'abord "à la vie de l'exégète" 1371 , pose à Mgr Mignot et au baron von Hügel un difficile cas de conscience. L'enjeu n'est toutefois pas exactement le même pour les deux hommes. Pour le baron, demander une soumission pure et simple de Loisy serait tout à fait excessif

‘parce qu'elle se ferait vis-à-vis d'une censure évidemment faite tout exprès pour frapper aussi fort et aussi partout que possible sans aucunement lier l'autorité. Car le Décret du S. Office qui est bien le cadre pour le tableau de la condamnation, reste sans tableau précis ; et la lettre du Cardinal Merry, qui contient ces passages si durs 1372 et qui couvrent tant de choses, tire, il est vrai, son autorité de l'instruction (verbale) du S. Office et de l'ordre du S. Père, mais, même ainsi, elle n'est que le couvert, l'accompagnement des documents auxquels elle-même se réfère. En quelques mois, elle tombera ; et il ne restera alors que les Décrets qui, en dehors de la mise à l'Index des 5 ouvrages, ne nous diront plus rien 1373 .’

Il pose donc le problème en terme de limite de l'autorité. Celle-ci ne peut exiger une adhésion totale que dans la mesure où elle-même s'engage dans les propositions auxquelles elle demande d'adhérer.

Si l'on en croit Loisy 1374 , cette position de fermeté a été un instant partagée par l'archevêque. Elle est vite abandonnée car l'excommunication conduirait non seulement à l'isolement de Loisy, mais surtout au discrédit de la science biblique. Pour Mgr Mignot l'enjeu de la crise dépasse en effet la situation d'un homme, si éminent soit-il. Ce qui est en jeu pour lui c'est le statut de la critique dans l'Église. "J'espère, écrit-il au baron, que cette condamnation ne sera qu'un orage passager, et que la critique historique pourra continuer son œuvre à la condition de ne pas tomber dans de blâmables excès" 1375 . Il revient sur la même idée dans sa lettre du 25 mars : "Ce que veulent les adversaires, c'est moins la condamnation de la personne de M. Loisy, que la condamnation en sa personne, de la critique biblique". Dès lors les concessions sont nécessaires, même s'il le regrette et estime que Rome fait preuve d'une dureté inutile : "Un homme intelligent qui, par malheur, n'est plus des nôtres 1376 , m'écrivait de Rome ces jours derniers : "Le S. Office veut de M. Loisy une soumission qui entraîne l'abdication complète de la pensée personnelle". On serait tenté de le croire" 1377 .

Lors de l'entrevue que Loisy a avec le cardinal Richard le 23 janvier, celui-ci lui lit la lettre du Secrétaire d'État exigeant une rétractation immédiate et sans réserve des livres condamnés, faute de quoi le Saint-Office envisagerait des sanctions plus graves.

Mgr Mignot conseille à l'abbé Loisy de répondre directement au Souverain Pontife que

‘comme prêtre catholique vous réprouvez toutes les erreurs doctrinales renfermées dans vos livres ; mais que tout n'étant pas mauvais dans vos livres, vous priez instamment Sa Sainteté de vous faire connaître ces erreurs qui ne sont signalées que d'une façon générale ; qu'étant prêtre croyant, faisant acte de foi quotidien à la divinité de N. S., à la présence réelle il est impossible de vous accuser d'avoir nié ces dogmes ou d'avoir voulu les ébranler dans vos écrits. Que loin d'avoir voulu affaiblir nos dogmes, vous avez voulu les défendre etc., etc. 1378

Lui-même estime devoir écrire "quelques mots au Souverain Pontife pour le prier de ne pas porter de sentences rigoureuses" 1379 . En fait, Mgr Mignot malade avait une fois de plus demandé à M. Birot de rédiger une lettre pour le pape. Le projet de cette lettre, daté du 7 février, porte de la main de l'archevêque la mention : "Cette lettre n'a pas été envoyée. J'ai écrit au Pape sous une autre forme" 1380 .

Si la forme en a été différente, on peut admettre que la lettre réellement envoyée reprenait le ton, les principaux arguments et l'offre de médiation du brouillon que nous avons.

Mgr Mignot supplie le pape "au nom de Dieu, au nom des intérêts les plus sacrés de l'Église, au nom d'une multitude d'âmes inquiètes et encore mal éclairées dont je recueille les plaintes et dont j'entends les aveux, […] de vouloir bien apporter la plus entière longanimité, la plus paternelle bonté à la solution du cas de M. Loisy".

En effet la sentence rendue par le Saint-Office sur les ouvrages de Loisy a éclairé l'opinion catholique qui ne peut plus être "égarée par la tentation d'admettre sans réserve un exposé d'autant plus séduisant que la bonne foi de son auteur est aussi incontestable que sa science". De toute part, "dans les revues catholiques, dans les chaires des universités, les rectifications se produisent". Cette docilité doit donc rassurer le pape "sur l'orientation définitive du mouvement exégétique chez les catholiques en France".

D'un autre côté, les problèmes que posent aux esprits cultivés les questions scripturaires ne sont pas de ceux qu'on supprime. "Il est indispensable que l'enseignement catholique s'applique à en donner la solution". Il importe donc "d'éviter que la sentence qui a frappé M. Loisy puisse être interprétée par les adversaires de l'Église comme un défi porté à la science, ou une négation de la légitimité des recherches historiques". C'est le sens de la réserve de Loisy qui "n'entend pas soustraire sa pensée au contrôle du Magistère ecclésiastique en ce qui touche la foi, mais garantir ce Magistère lui-même aux yeux du public, de tout soupçon d'ingérence sur le domaine scientifique. En sauvegardant ainsi sa propre sincérité, M. Loisy répond en même temps à une préoccupation de l'esprit public, qui a son fondement dans la doctrine du concile du Vatican".

C'est pourquoi, si l'on veut obtenir de Loisy une rétractation sans réserve, il faut préciser nettement les erreurs qu'on lui impute et si l'on souhaite une déclaration publique de sa foi, on n'aurait qu'à lui en soumettre le formulaire. Sur ces bases Mgr Mignot conclut :

‘Il serait, je crois, facile de trouver - en prenant pour base le texte même de la Constitution Dei Filius - une formule de soumission qui exprimerait à la fois, d'un côté l'autorité absolue du Magistère ecclésiastique en matière de foi, de l'autre, l'indépendance relative des méthodes scientifiques. Uni par d'anciennes relations d'amitié et d'estime à M. Loisy, si Votre Sainteté croyait pouvoir me charger d'une médiation sur le terrain que je viens d'indiquer, je ne désespère pas d'obtenir du savant exégète une déclaration qui donnerait toute satisfaction à Votre Sainteté. Après l'âpreté des attaques dont il a été l'objet, son cœur serait sensible au soin paternel que Votre Sainteté prendrait de ne point remettre son sort aux seules mains des adversaires qui l'ont incomplètement compris et opiniâtrement poursuivi, et j'aurai la joie d'avoir épargné à Votre Sainteté un grand chagrin.’

Mgr Mignot ne se fait pas grande illusion sur l'influence que pourra avoir sa lettre auprès de Pie X :

‘Quel cas fera-t-il de ma lettre ??? Malgré sa droiture il est circonvenu et il lui est bien difficile de s'abstraire des circonstances, alors surtout qu'il entend plus de voix contraires que de voix favorables à votre personne. Je lui ai dit loyalement que vous paraissiez décidé à ne pas adhérer sans réserve à une condamnation générale, que tout n'étant pas erreur dans vos livres, vous ne pouviez les désavouer in globo 1381 .’

Mais sa recherche d'un compromis qui sauvegarderait les droits de la conscience de l'exégète montre bien qu'il n'est pas insensible à l'argument du baron. Il est difficile de demander une soumission sans contrepartie. On ne peut rétracter que des erreurs clairement définies. En revanche, Rome est en droit de demander à Loisy une profession de foi explicite aux vérités qu'on l'accuse de contester et celui-ci y est tenu sous peine de poser "un gros point d'interrogation dans la conscience de ceux qui, sans vous connaître à fond vous restent sympathiques" 1382 . Pour Mgr Mignot la défense des droits de la conscience n'est pas divisible. Un chercheur ne peut invoquer sa conscience si dans le même temps il ne s'emploie pas à éclairer celles des fidèles. C'est ce à quoi il s'emploie pour sa part dans l'article qu'il publie dans le Correspondant du 10 janvier 1904.

Notes
1349.

"Je suis à peu près décidé à me taire, à moins d'une provocation trop forte. […] Mais j'ai une série toute prête de sept lettres. […] Je vois que mes ennemis désirent beaucoup que je parle (P. Lagrange). Cela me donne à penser que je ferai mieux de me taire. Il est sûr que le charivari serait au comble si je publiais mes sept lettres", L'abbé Loisy à Mgr Mignot, 15 avril 1903, BLE, 1966, pp. 260-261.

1350.

Mgr Mignot au baron von Hügel, 30 octobre 1903, ms 2799. Les citations qui suivent sont extraites de la même lettre.

1351.

"J'ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez pas les porter maintenant". Mgr Mignot aime citer ce passage dans lequel il voit un argument en faveur de la doctrine du développement.

1352.

Par exemple J. Fontaine, Les infiltrations protestantes et le clergé français, Paris, Pétaux, 1901, p. 162.

1353.

2 e Reg., f° 206, 18 mai 1915.

1354.

Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 10 octobre 1903, BN, Naf, 16659, f° 194-195.

1355.

Sur la chronologie précise de cet automne 1903 voir E. Poulat, Histoire…, pp. 245-248.

1356.

Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 21 novembre 1903, f° 196-197.

1357.

Mgr Mignot au baron von Hügel, 22 mars 1903, ms 2796.

1358.

Baron von Hügel à Mgr Mignot, 27 novembre 1903.

1359.

Baron von Hügel à Mgr Mignot, 27 novembre 1903.

1360.

Baron von Hügel à Mgr Mignot, 27 novembre 1903.

1361.

Lettre du 13 décembre 1903, ADA, 1 D 5-08.

1362.

Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 28 décembre 1903, f° 199.

1363.

Mgr Mignot à l'abbé Birot, 20 décembre 1903, ADA, 4 Z 4-9

1364.

La Religion d'Israël (1901), Études évangéliques (1902), L'Évangile et l'Église (1902), Autour d'un petit livre (1903), Le Quatrième Évangile (1903).

1365.

Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 28 décembre 1903, (1ère lettre), f° 199.

1366.

Mgr Mignot à l'abbé Birot, 22 décembre 1903, ADA, 4 Z 4-9.

1367.

"De moins en moins je comprends la procédure suivie qui est contraire non seulement à ce que le Pape m'avait dit, mais à toutes les habitudes de la Curie", Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 1er janvier 1904.

1368.

Mgr Mignot à l'abbé Loisy, du 28 décembre 1903, (2e lettre), f° 201.

1369.

Mgr Mignot au baron von Hügel, 11 janvier 1904, ms 2802.

1370.

Baron von Hügel à Mgr Mignot, 20 janvier 1904. Le baron est de plus scandalisé par le fait que "l'on sent en sus, combien vilain et révoltant est déjà, et restera probablement pour bien du temps, le spectacle, la vraie comédie outrageuse, de toute cette fil (sic) de RR. Pères Dominicains et autres qui, ayant tout appris de chez L., continueront à piocher dans ses livres et ses idées, mais en prenant bien garde de toujours et partout le désavouer et l'attaquer. Il y a là quelque chose de si abominable que cela ne peut que susciter des réflexions profondes sur toutes les prémisses fondamentales d'un système Ecclésiastique qui connaît et produit nécessairement de telles nécessités".

1371.

E. Poulat, Histoire…, p. 253.

1372.

Le baron fait allusion à la lettre au cardinal Richard du 19 décembre 1903 qui accompagnait le décret du Saint-Office. Le Secrétaire d'État y évoquait "Gli errori gravissimi che regurgitano in quei volumi". Loisy en avait informé le baron dans sa lettre du 3 janvier : "S. E. Merry del Val dit que mes livres regorgent d'erreurs : je ne suis pas obligé de rétracter cette indigestion", Mémoires, II, p. 305.

1373.

Baron von Hügel à Mgr Mignot, 20 janvier 1904.

1374.

Évoquant leur rencontre du 4 mars 1904, il écrit : "J'ai vu l'Archevêque d'Albi à Saint-Médard. Très bon, il m'approuve tout à fait. Mais, il m'a dit qu'il avait cru, au début, la résistance nécessaire, même au prix de l'excommunication...", Mémoires, II, p. 355.

1375.

Mgr Mignot au baron von Hügel, 11 janvier 1904, ms 2802.

1376.

Charles Loyson ?

1377.

Mgr Mignot au baron von Hügel, 25 mars 1904, ms 2803.Le 1er avril Mgr Mignot écrit à Mgr Lacroix : "Je ne puis par lettre vous entretenir de l'abbé Loisy. C'est une affaire lamentablement menée. […] Pourquoi avoir été si dur pour ce pauvre abbé ? Il est entêté, je le sais, mais on aurait pu en venir à bout en s'y prenant autrement ! Ne fallait-il pas se rappeler la parabole du Samaritain ? ou mieux, la conduite de Notre Seigneur laissant les quelques brebis fidèles pour ramener l'égarée. Que de gens m'écrivent pour me demander où est la maternité de l'Église !", Mgr Mignot à Mgr Lacroix, f° 21-22.

1378.

Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 25 janvier 1904, f° 205.

1379.

Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 10 février 1904, f° 206-207.

1380.

Notes pour une lettre au Pape après la mise à l'Index des livres de Loisy, ADA, 1D 5-15. Les citations qui suivent en sont extraites.

1381.

Mgr Mignot à l'abbé Loisy,10 février 1904, f° 206-207.

1382.

Mgr Mignot à l'abbé Loisy,10 février 1904, f° 206-207.