3. La réception du décret Lamentabili sane exitu.

C'est à Laon, où il est en vacances comme tous les ans, que Mgr Mignot prend connaissance du décret de "la Sainte Inquisition romaine et universelle" Lamentabili sane exitu du 3 juillet 1907. Il le fait publier dans la Semaine religieuse 1433 accompagné d'une brève présentation destinée à en déterminer et surtout à en limiter la portée. Certes, le décret n'a besoin d'aucun commentaire, car il "se suffit par sa clarté et par sa force" et il convient donc de le recevoir avec respect, cependant deux remarques s'imposent.

D'une part et contrairement a ce qui a été écrit ici où là, on ne peut assimiler ce décret au Syllabus de 1864. "Celui-ci était un mémorandum, annexé à l'Encyclique Quanta cura, d'erreurs signalées ou condamnées dans divers écrits pontificaux de nature et d'autorité variées". Or le décret Lamentabili est un document d'une espèce très différente puisque c'est un décret rendu par la Sacrée Congrégation de l'Inquisition dans l'accomplissement habituel et régulier de sa fonction propre "qui est d'exercer dans l'Église une sorte de police doctrinale en notant et en réprouvant les erreurs qui menacent d'altérer la foi". Bien qu'appartenant au magistère de l'Église et émis avec l'assentiment du Souverain Pontife, les jugements portés n'engagent ni le magistère infaillible du Pontife romain, ni celui de l'Église. Mgr Mignot rejoint ainsi les conclusions auxquelles parvient le P. Choupin dans son livre Valeur des décisions doctrinales et disciplinaires du Saint-Siège 1434 , à propos du Syllabus de Pie IX.

D'autre part, il faut remarquer qu'aucun nom n'est cité. Il est donc tout à fait possible que parmi les 65 propositions condamnées "beaucoup n'aient jamais été explicitement soutenues par un écrivain catholique". Ce sont en fait "les principales erreurs ou opinions dangereuses sous lesquelles se dissimule le naturalisme contemporain" qui sont visées. La formule utilisée par Mgr Mignot "erreurs ou opinions dangereuses" n'est pas anodine. Elle reflète le fait que les propositions sont condamnées sans que ne leur soit attribué une "note" théologique qui préciserait la nature des erreurs qu'elles contiennent 1435 . L'archevêque se contente donc de relever que le décret ne prétend pas trancher les problèmes critiques ou théologiques. Il ne fait qu'en reconnaître l'existence. C'est "un témoin de la variété, de la subtilité et de la précision que revêtent autour de nous les attaques du doute" et par voie de conséquence "un puissant encouragement aux fortes études religieuses afin d'être en mesure d'y répondre".

La sérénité et l'optimisme de façade de Mgr Mignot cachent une émotion certaine, d'abord parce qu'il est attaqué dans la presse. En octobre, il note dans son Journal : "Naturellement, certains apaches du clergé ne manquèrent pas de dire et de propager dans la presse que j'étais visé par la condamnation des propositions V 1436 et VII 1437 relatives à l'Ecclesia docens et discens" 1438 . De fait Le Petit Parisien du 20 juillet se fait l'écho de ce bruit et sous la signature de Romani, vrai ou faux correspondant de Rome, déclare que l'archevêque d'Albi et Mgr Duchesne sont directement visés par plusieurs propositions. L'archevêque envoie immédiatement une protestation : "Je serais heureux de connaître Romani, je lui montrerais sans peine que, s'il a lu ce discours, ce dont je doute, il l'a imparfaitement compris. Je lui dirais aussi que le premier devoir d'un écrivain est de citer exactement les textes auxquels il fait allusion" 1439 . Le Petit Parisien ne publie pas la lettre de Mgr Mignot et maintient son information en précisant qu'il s'agit d'une "supposition déduite de plusieurs passages de (ses) discours" 1440 .

La dénégation publique ne l'empêche pas de penser en effet qu'il est bel et bien visé. "Je pense comme vous, écrit-il à Loisy, que la Sainte Inquisition a eu en vue, dans sa proposition VI 1441 , mon discours de Toulouse ; mais si je suis in eadem damnatione, vous êtes visé plus que moi" 1442 .

Au petit jeu de la recherche en paternité, Loisy trouve une autre proposition attribuable à l'archevêque, la proposition IX 1443 :

‘Décidément je crois vous avoir trouvé encore une proposition dans le décret Lamentabili. Vous avez écrit dans votre article sur Sabatier, en 1897 : "Il n'y a que des âmes admirablement candides qui s'imaginent comprendre ou faire comprendre la nature de l'inspiration..." On n'est pas allé chercher cela dans le Correspondant, mais dans Houtin, La question biblique au XIXe siècle, p. 45. Qu'en pensez-vous ? 1444

Mgr Mignot estime que, si c'est bien lui qui est visé, on a dénaturé sa pensée, comme on a dénaturé celle de Loisy dans beaucoup de propositions. Il attribue ce phénomène à la prudence des "rédacteurs théologiens (qui) ont habilement rédigé leurs propositions, dosé avec art l'exactitude et l'inexactitude, de façon à garder une porte de sortie en cas de danger. Ils n'ont oublié ni l'aventure de Galilée, ni celle plus récente, des Trois Témoins célestes" 1445 .

Dans les milieux libéraux, on souhaite qu'un "évêque intelligent autorisé commente le Syllabus nouveau comme le fit autrefois Mgr Dupanloup". C'est du moins ce que suggère le P. Lecanuet au P. Laberthonnière. Il ajoute : "Je sais qu'on presse Mgr Mignot de jouer ce rôle et de publier un travail à ce sujet dans le Correspondant. [...] Vous feriez bien d'écrire un mot à Mgr Mignot pour le presser d'accepter" 1446 . L'archevêque interroge l'abbé Birot pour savoir s'il doit intervenir : "Avez-vous pensé à l'opportunité d'un article dans le Correspondant ? Ne pensez-vous pas qu'on dira que je m'insurge contre le pape ? Ne vaut-il pas mieux se taire, faire, hélas, comme Demain ?" 1447 C'est la position à laquelle se tient l'archevêque tout se en disant prêt à défendre, s'il y a lieu, son discours de Toulouse, dont il maintient toutes les idées.

C'est ce qu'il fera en effet en 1908 lors de la publication du recueil de ses Lettres et du discours. A la fin du paragraphe où il a introduit l'idée d'Ecclesia discens, une longue note 1448 indique que c'est à tort qu'on a pu voir un écho de ce passage dans la 6e proposition condamnée par le décret Lamentabili. Il adhère sans réserve à la condamnation d'autant plus "loin de représenter la pensée exprimée dans le discours, comme l'ont cru trop volontiers certains lecteurs superficiels trompés par l'assonance des mots, cette proposition représente précisément la doctrine qu'il combattait dans la personne de Döllinger". Le décret n'empêche pas de dire que l'Ecclesia docens et l'Ecclesia discens collaborent. C'est sur la modalité que porte la condamnation. La première n'est pas liée par le travail de la seconde, même si elle l'utilise ordinairement.

Fin juillet, il écrit à H. Loyson : "Voilà donc paru le Syllabus. […] En lisant avec attention les 65 propositions, on trouve qu'elles ne sont pas aussi terribles qu'on pouvait le craindre. Elles laissent encore grande latitude aux historiens et aux critiques" 1449 . Même s'il faut faire la part de la réserve que Mgr Mignot s'impose vis-à-vis de son correspondant, il pense réellement qu'il est assez facile de répondre à des propositions qui sortent, du fait de leur caractère d'universalité et d'absolu, de la réalité des faits. En cela il se trouve en retrait par rapport au baron von Hügel qui formule une opinion plus radicale.

Celui-ci fait d'abord le constat que les propositions du décret peuvent être rangées en deux séries très différentes, mais qu'il est aussi difficile de souscrire à l'une qu'à l'autre.

Il y a d'abord les "propositions caricatures,par exemple la proposition supposée Mignot ; celle où nous dirions que les exégètes hétérodoxes ont mieux approfondi le sens des Écritures que les exégètes Catholiques 1450 , etc." 1451 Il serait difficile de les signer "à cause de l'humiliante injustice de devoir admettre qu'on nous ait pu croire capables de telles crudités barbares". A leur propos, il a d'abord cru qu'un rédacteur (il pense au P. Fleming) avait sciemment inséré ces propositions "au beau milieu de ce réquisitoire anti-moderniste" afin d'en réduire la portée, voire de le déconsidérer. Mais devant l'invraisemblance de la supposition, il faut se résoudre à admettre que les intransigeants "sont bien capables (d'avoir) de telles conceptions de ce que nous voulons".

Il y a ensuite "les propositions plus ou moins exactes", celles qui concernent les écrits johanniques, les Synoptiques, l'Inspiration, la science humaine du Christ, la parousie, l'institution et l'évolution des Sacrements.

‘Ici la souscription deviendrait difficile pour tout esprit qui sentirait un peu fortement tout le mal que l'insincérité a fait à l'Église en le passé et lui fait encore en le présent. Cependant peut-être que les propositions les plus difficiles de toutes, malgré leur apparence assez innocente, sont les n° 12, 61 1452 : car prises à la rigueur, leur condamnation ruinerait de fond en comble la base même de l'autonomie essentielle de toute science biblique. ’

C'est là le fond de la question. Le baron von Hügel estime que ce qui rend difficile, voire impossible en conscience, l'adhésion au décret c'est moins les propositions en elles-mêmes que la théorie sous-jacente à toutes les condamnations, à savoir que l'Église a également une juridiction directe et déterminante sur des questions de méthodes et de résultats scientifiques. C'est pour le baron une prétention exorbitante. Bien sûr la science, et la science historique moins qu'une autre, n'est pas infaillible et il est tout à fait vraisemblable que telle conclusion admise aujourd'hui "pourra fort bien, avec le temps, être démentie par la science elle-même". Mais c'est de l'exercice de l'autonomie de la science et de ses progrès que viendra le démenti. Ce qui est inacceptable c'est précisément que le décret est fondé sur la négation de toute autonomie vraie à la science.

Mgr Mignot n'est pas insensible à cette argumentation dont l'encyclique Pascendi justifiera le bien fondé. Nous verrons comment il lui fait droit dans les articles qu'il publie à la fin de l'année 1907.

Notes
1433.

Semaine religieuse du 27 juillet 1907, pp. 427-429. De Laon il écrit à l'abbé Birot : "Vous mettrez 10 ou 20 lignes d'introduction. Vous y direz en substance que […] nous ne commentons pas ce grave document pontifical parce que nous n'avons pas à commenter les paroles du chef de l'Église", lettre du 21 juillet 1907, ADA, 4 Z 4-09.

1434.

Paris, Beauchesne, 1907.

1435.

Sur cette aspect de la question voir P. Colin, L'audace…, pp. 247-248.

1436.

"Comme les vérités révélées seules sont contenues dans le dépôt de la foi, il n'appartient, sous aucun rapport, à l'Église de porter un jugement sur les assertions des sciences humaines".

1437.

"L'Église, quand elle proscrit des erreurs, ne peut exiger des fidèles l'assentiment intérieur aux jugements portées par elle".

1438.

Journal, ADA, 1 D 5 06, f° 1.

1439.

Semaine religieuse d'Albi, 27 juillet 1907. Lettre publiée par La Croix et l'Univers le 24 juillet.

1440.

A propos de cette campagne de presse, le baron von Hügel écrit à Mgr Mignot : "J'ai beaucoup sympathisé avec vous, bien cher Archevêque, en le double coup qu'on a tenté là contre vous, - par cette proposition caricature, et par son application, en des journaux plus ou moins inspirés, à vos écrits (en tout les deux cas, le procédé qui consiste à combiner un maximum de discrédit pour la personne frappée avec un minimum de risque pour celui qui frappe, était au fond, plus douloureux et dégoûtant que ne serait n'importe qu'elle mesure violente, mais risquée). - Il était fort facile, grâce tout juste à ces précautions-là, de nier très sincèrement, que la proposition représentait Votre idée vraie, et j'ai été bien content que Vous l'ayez fait si promptement et si court", lettre du 7 octobre 1907.

1441.

"Dans la définition des vérités de foi, l'Église discens et l'Église docens collaborent de telles sorte, que le rôle de celle-ci se borne à sanctionner les opinions communes de celle-là".

1442.

Lettre du 1er août 1907, f° 222-223. Les écrits de Loisy ont en effet "fourni les quatre cinquièmes des propositions cataloguées" (Poulat, Histoire…, p.103).

1443.

"Ceux qui croient que Dieu est vraiment l'auteur de l'Écriture sainte montrent une trop grande simplicité ou ignorance".

1444.

Abbé Loisy à Mgr Mignot, 1er octobre 1907, BLE, 1968, pp. 263-265.

1445.

Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 1er août 1907, f° 222-223.

1446.

Lettre s. d., M.-T. Perrin, Op. cit., p. 143.

1447.

Mgr Mignot à l'abbé Birot, 29 juillet 1907, ADA, 4 Z 4-09. Plus haut dans la lettre il avait informé son vicaire général : "Demain, la seule maison hospitalière vient hélas de fermer ses portes. C'est très malheureux". Sur cette revue lyonnaise, voir : Bernard COMTE, "Un rassemblement de catholiques libéraux : la naissance de la revue Demain (1905)", in Les catholiques libéraux au XIXe siècle, Presse universitaire de Grenoble, 1974, p. 239-280.

1448.

"La méthode de la théologie", in Lettres sur les études ecclésiastiques, pp. 315-316.

1449.

Houtin, Le P. Hyacinthe, t. 3, lettre du 26 juillet, p. 304.

1450.

Proposition 19.

1451.

Baron von Hügel à Mgr Mignot, 7 octobre 1907. Toutes les citations du baron dans ce paragraphe proviennent de cette lettre.

1452.

Proposition 12 : "L'exégète, s'il veut s'adonner utilement aux études bibliques, doit avant tout écarter toute opinion préconçue sur l'origine surnaturelle de l'Écriture Sainte et ne pas l'interpréter autrement que les autres documents purement humains".

Proposition 61 :"On peut dire sans paradoxe... qu'aucun chapitre de l'Écriture n'a le même sens pour le critique et pour le théologien".