5.1 La prudence de l'Église.

Le premier article se présente comme une réflexion sur les rapports entre la foi et de la science, en particulier l'histoire. La critique historique est plus redoutable que la critique philosophique. En effet, tant qu'on s'en tient à la métaphysique "on peut discuter, opposer à des raisons des raisons plus fortes, montrer à l'adversaire qu'il est dans l'erreur, qu'il a mal résolu le problème, tiré de prémisses douteuses de fausses conséquences" 1479 . Mais on ne fait pas disparaître des faits réellement assurés par un raisonnement abstrait. Or la critique historique a mis en évidence deux faits qui semblent irrécusables. D'une part, les auteurs inspirés "sont convaincus d'ignorance et d'erreur par l'astronomie, la géologie, la chronologie, l'histoire et les lois bien connues aujourd'hui des êtres vivants" 1480 et d'autre part l'Église a pour le moins manqué de perspicacité en condamnant "comme erreurs positives des points tenus aujourd'hui pour des vérités démontrées et acceptées par tous les esprits intelligents" 1481 .

Sur le second point, Mgr Mignot explique qu'il ne pouvait pas en être autrement pour au moins trois raisons. D'abord, il est évident qu'en matière scientifique les hommes d'Église n'en savent pas plus que leurs contemporains. Ensuite, tant que les résultats des recherches ne sont pas définitivement acquis, il est normal que l'Église fasse preuve de prudence. Celle-ci peut apparaître à certains comme du conservatisme. Mais prudence et lenteur ne sont pas synonymes de "crainte pusillanime et de paresse intellectuelle", car il faut bien se garder de confondre hypothèses des savants et résultats acquis, théories hasardées et conclusions irréfutables. D'ailleurs, cette prudence s'exerce à l'intérieur même de l'Église face par exemple aux nouvelles dévotions. Le culte du Sacré-Cœur par exemple a été "accueilli par les représentants de l'Église avec une froideur marquée". Enfin, il faut distinguer "l'enseignement authentique de l'Église de celui qu'on nous présente en son nom" et sans y être parfois suffisamment autorisé. Tributaires des ignorances et des préjugés de leur temps, ceux qui parlent au nom de l'Église quand elle se tait ne font que la compromettre.

L'affaire Galilée qu'on présente toujours comme l'exemple type de l'irréductible opposition de l'Église à la science est éclairante à cette triple attitude. D'abord, les théologiens catholiques qui ont condamné les théories de Galilée l'ont fait en accord avec la pensée de presque tous les érudits de l'époque. D'ailleurs les théologiens protestants n'ont pas été en reste dans l'opposition à l'héliocentrisme. Ensuite, cette théorie n'était à l'époque qu'une hypothèse ingénieuse et séduisante qui paraissait être une rêverie d'astronome et si peu perceptible aux sens, qu'aujourd'hui encore les hommes doivent faire un "sérieux effort pour écouter la raison qui leur dit qu'en dépit de leur immobilité apparente, ils tournent sur eux-mêmes en vingt-quatre heures avec une vitesse de quatre cents lieues à l'heure" 1482 . Enfin, à la doctrine chrétienne qui voit en l'homme le sommet de la création étaient associées et diffusées des représentations qui en font le centre de l'univers, ce qui est autre chose.

Mgr Mignot utilise pour cet article un livre d'A. White, 1483 qui lui avait été signalé par le baron von Hügel dès 1903 1484 , mais qu'il n'a lu qu'en 1905 quand celui-ci lui fait parvenir. L'archevêque y trouve la confirmation de ses idées :

‘J'ai reçu au moment de partir pour la tournée de confirmation, l'ouvrage d'Andrew White que vous avez eu la grande bonté de m'envoyer. Rentré hier, je vais en entreprendre la lecture avant de repartir. Le peu que j'en ai vu m'a paru fort intéressant et bien digne d'attention. On y voit comment les croyances populaires ont eu besoin de se dégager des erreurs concomitantes, comment trop souvent on a confondu le dogme proprement dit avec les idées contemporaines 1485 .’

Le rôle de l'Église est de sauvegarder la foi, non de se substituer aux savants. C'est pourquoi aucune découverte bien établie n'a été rejetée comme contraire à la vérité révélée : "L'Église ne se borne pas à donner un laissez-passer à ces découvertes, à les sanctionner quand elles sont certaines, mais elle leur fait une place dans son enseignement, et corrige les erreurs du passé à la lumière du présent. Elle sait que si la révélation vient de Dieu, la science en vient aussi, et que toutes deux venant du même Dieu ne sauraient se contredire" 1486 . En sorte que loin de s'opposer à l'étude des sciences, l'Église la favorise après avoir été pendant de long siècle son refuge.

La critique historique n'échappe pas à la règle commune. Pour son propre compte, l'Église s'emploie à distinguer la légende de l'histoire et elle n'hésite pas à se débarrasser des excroissances parasites qui se sont peu à peu "accrochées à son histoire, à l'histoire des saints, de ses institutions secondaires, comme le lierre s'attache à un grand chêne" 1487 . En ce qui concerne la Bible, chacun sait que le problème ne se pose pas entre la révélation et la science, mais entre les découvertes scientifiques successives et les interprétations humaines de la parole de Dieu puisque la Bible n'est pas un "traité d'astronomie, de mécanique, de médecine ou d'histoire". L'inspiration n'a pas dispensé les différents auteurs de recherches comme en témoigne saint Luc. Quelle que soit la solution que l'on apportera à la questions des sources du Pentateuque ou des Évangiles, quelle que soit la part d'emprunts fait par les écrivains aux traditions courantes de leur temps en Israël ou chez ses voisins, il n'en résulte pas de difficultés doctrinales. Les documents ne sont pas seulement utilisés, mais transformés par l'inspiration en sorte qu'ils deviennent le vêtement de la vérité telle que Dieu a voulu qu'on la connût dans la suite des âges :

‘La Bible ne devient ni chaldéenne, ni phénicienne, ni égyptienne, pour avoir puisé quelques éléments dans les annales de ces divers pays… L'inspiration les a décantés, clarifiés, purifiés de leur polythéisme, de ce qui est humain, sauf d'inévitables antropomorphismes sans lesquels il y a trois mille ans il eût été impossible de parler de Dieu… 1488

C'est pourquoi la Bible ne se préoccupe pas de l'aspect rigoureusement scientifique de la vérité objective, car elle est d'abord destinée aux hommes qui ont les premiers accueilli ses récits et que Dieu ne pouvait révéler que ce qu'ils étaient capables de comprendre.

Ramené à la crise qui secoue l'Église, cet article se lit bien comme un appel à la patience. Les condamnations romaines ne peuvent être que tributaires de l'état d'esprit des hommes qui la dirigent et du caractère naturellement prudent et conservateur du magistère. Mais l'histoire est là pour rappeler qu'il ne faut pas se laisser impressionner, et surtout pas, par ceux qui se présentent comme les interprètes de la pensée du pape.

Notes
1479.

"L'Église et la science", in l'Église et la critique, p. 148.

1480.

"L'Église et la science", Op. cit., p. 153.

1481.

"L'Église et la science", Op. cit., p. 156.

1482.

"L'Église et la science", Op. cit., p. 165.

1483.

Andrew Dikson WHITE (1832-1918), professeur d'histoire et de littérature anglaise à l'Université de Michigan et diplomate.

1484.

"Pour quand Vous êtes un peu moins occupé, je me permets (en cas que comme moi tout récemment, vous ne l'ayez pas encore étudié) de vous proposer la lecture complète de : A History of the Warfare of Science with Theology in Christendom par A.-D. White, deuxième impression, New-York, Appleton, 1903, 2 vol., 811 pp. en tout. C'est un livre fort bien fait, religieux de ton et de tendance ; et s'il est parfois insuffisamment juste envers toute théologie dogmatique, il est bourré de faits que nul théologien ne devrait oublier", lettre du 27 novembre 1903.

1485.

Mgr Mignot au baron von Hügel, 27 mai 1905, ms 2808. Il en reparle l'année suivante au baron : "L'histoire nous montre que les théologiens ont dû lâcher successivement des positions jugées imprenables : il suffit de parcourir l'intéressant ouvrage de WhiteA History of Warfare of Science with Theology, pour s'en convaincre. On lâche successivement des positions tout en affirmant qu'on ne lâche rien...!", Mgr Mignot au baron von Hügel, 23 novembre 1906, ms 2812.

1486.

"L'Église et la science", Op. cit., p. 168.

1487.

"L'Église et la science", Op. cit., p. 173.

1488.

"L'Église et la science", Op. cit., p. 180.