5.2 Confiance en la spécificité de la religion d'Israël et du christianisme.

Le second article est tout entier ordonné à démontrer que, quelle que soit la marge d'évolution que l'on peut concéder à l'histoire des religions, force est de constater qu'il y a solution de continuité entre les religions antiques et le judaïsme et donc le christianisme qui en est le prolongement.

Si les hommes de l'antiquité étaient profondément religieux, "ignorant presque tout de Dieu ou ayant oublié ce qu'on en savait à l'origine, ils ont renversé les rôles, et au lieu de se croire faits à l'image de Dieu, ils ont fait Dieu à la leur" 1489 . C'est un argument contre l'idée de révélation que les rationalistes ne se privent pas d'utiliser pour appuyer leur thèse selon laquelle les religions ne descendent pas du ciel, mais sont un produit de la conscience humaine et qu'elles sont passées d'un état original rudimentaire à un état plus parfait en participant aux avancées et aux reculs des civilisations. Rien n'est parfait à l'origine. L'homme n'est-il pas soumis à cette loi du progrès dans son corps et dans son âme ? Ne passe-t-il pas de la vie inconsciente à la pleine possession de sa réflexion "à travers mille erreurs, mille tentatives souvent infructueuses ?"

Or avec Israël on se trouve en présence d'un fait qui sort de la seule explication par le progrès. Ce petit peuple qui n'a tenu "qu'une place insignifiante dans le cadre de l'histoire générale" a révélé "tout sur Dieu". La Bible, composée de fragments appartenant à des genres littéraires très différents, composés et rassemblés à des dates différentes, présente pourtant "une unité singulière, une même pensée, un même souffle, une même inspiration". Grâce à elle on reconstitue l'histoire vivante de l'humanité qui trouve son achèvement dans le christianisme :

‘Prenant l'humanité à ses origines traditionnelles, cette histoire nous conduit comme par la main à travers les incertitudes de la raison primitive encore obscure et les défaillances d'une volonté fragile, à travers les vicissitudes, les triomphes, les douleurs d'Israël depuis la première faute et le premier sacrifice jusqu'à la législation du Sinaï et celle des Béatitudes 1490 .’

Rien de tel n'est réalisable avec les théogonies de la Mésopotamie, de l'Egypte ou de la Grèce. La Bible est bien la seule clé qui ouvre la serrure très compliquée "de l'énigme religieuse du monde".

Les rationalistes eux-mêmes admettent qu'on ne peut pas expliquer ce fait par le hasard. Mais c'est d'une part pour dénier toute spécificité à la religion de la Bible, et d'autre part pour se réfugier derrière la difficulté de bien interpréter des textes souvent obscurs. Sur le premier point, ils insistent sur l'absence de rupture brusque entre "le fétichisme du papou et la religion d'Isaïe et du Christ" comme le prouve le fait que la religion d'Israël se différencie peu des religions de ses voisins. Pour Mgr Mignot, l'argument n'est pas recevable, car alors il faudrait admettre de ce que l'Église a conservé beaucoup de rites païens qu'elle adore Jupiter. Les similitudes entre les différentes religions sont certes indéniables, mais il ne peut en aller autrement puisque les "modes d'adoration ne sont pas illimités". Les points de contacts entre les religions proviennent tout simplement des idées communes qui "jaillissent du fond même de la nature humaine". Sur le second point, ils se retranchent derrière l'état encore imparfait des connaissances et s'en remettent aux progrès futurs des sciences pour trancher éventuellement. Pour l'archevêque, ce scepticisme est tout à fait inconséquent, car cela voudrait dire qu'il faudrait "s'abstenir de penser sous prétexte que nous ignorons le mode d'action du cerveau 1491 ".

Le hasard ne pouvant être invoqué, les arguments rationalistes n'étant pas recevables, force est donc d'admettre que la religion d'Israël et le christianisme ne sont pas "une quintessence des religions humaines, un extrait habilement distillé des théogonies païennes" 1492 . D'ailleurs, et c'est l'argument déterminant pour Mgr Mignot, tous les efforts des historiens ne peuvent rendre vie aux anciennes religions. C'est à peine si l'on peut reconstituer leurs squelettes. Tandis qu'avec la Bible et l'Évangile c'est la même pensée vivante qui se développe du "seuil de l'Eden […] jusqu'à l'accomplissement idéal des prophéties. […] Cela n'est pas de l'homme, cela est de Dieu" 1493 .

Dans la suite de l'article, Mgr Mignot entreprend la démonstration de la réalité de ce principe de continuité vivante entre la religion d'Israël et le christianisme en analysant cinq aspects particuliers : le monothéisme, l'unicité du genre humain, la rédemption, l'attente du Royaume, l'immortalité. Ce choix n'est pas arbitraire. Il reflète ce qu'était pour Mgr Mignot le socle des croyances religieuses fondamentales et nous y reviendrons en étudiant son catholicisme.

Les deux articles sont donc bien ordonnés à laisser ouvert l'avenir pour les catholiques ébranlés par les orientations pontificales. Il s'agit de les convaincre d'une part que les mises en garde du magistère n'ont qu'un caractère historico-prudentiel et qu'elles ne sauraient, pas plus que dans le passé fermer les chemins de la science et d'autre part et surtout que le catholicisme demeure la seule religion qui garantisse l'accès à la vérité et qu'il serait donc hasardeux de s'en séparer au profit d'un agnosticisme sans perspective.

Notes
1489.

"La Bible et les religions", in L'Église et la critique, p. 185.

1490.

"La Bible et les religions", in L'Église et la critique, pp. 189-190.

1491.

"La Bible et les religions", in L'Église et la critique, p. 196.

1492.

"La Bible et les religions", in L'Église et la critique, p. 195.

1493.

"La Bible et les religions", in L'Église et la critique, p. 191.