6. Témoin impuissant de l'irrémédiable

C'est bien pourtant la voie dans laquelle semble s'être engagé Loisy et la publication des Synoptiques en janvier 1908, oblige l'archevêque à constater que l'exégète a atteint et sans doute franchi une limite et à admettre, à son corps défendant, que l'hypothèse la plus probable est désormais celle de la rupture avec l'Église.

Le commentaire des synoptiques par Loisy était attendu depuis longtemps. En 1894 et 1896, l'exégète avait rassemblé en deux volumes les articles parus dans L'Enseignement biblique. Mais le baron von Hügel comme Mgr Mignot espéraient un commentaire en bonne et due forme. Ainsi le premier souhaitait dès la fin 1893 que Loisy mène à bien ce travail 1494 . Toutefois, en mars 1896 l'abbé Loisy annonce à l'évêque de Fréjus qu'il renonce dans l'immédiat à cette publication :

‘J'ai eu un moment la velléité de publier ma traduction des Évangiles. […] J'aurais demandé une lettre de recommandation à Votre Grandeur. C'est partie remise jusqu'au moment où je publierai en volumes mon commentaire des Synoptiques. Peut-être vais-je en reprendre la publication par fascicules. Puis j'en ferais, dans quelques années, une édition, revue, complétée, corrigée et qui peut-être ne serait pas indigne d'être approuvée par un prélat compétent 1495 .’

En novembre 1898, malgré l'impatience du baron 1496 , l'abbé Loisy annonce à Mgr Mignot qu'il retarde la publication de son commentaire sur les Évangiles synoptiques, car il ne veut pas se soumettre à l'imprimatur du cardinal Richard "qui ne voudrait pas me le donner (mais) trouvera mauvais que je m'en passe" 1497 . L'évêque de Fréjus estime en effet qu'il y a peu de chance pour que l'archevêque de Paris accorde son imprimatur aux Synoptiques, "pourtant si remarquables". Il suggère à Loisy de se faire imprimer à Fribourg : "L'évêque de Lausanne aurait seul à intervenir et le Cardinal serait hors de cause. A dire vrai, je crois que ces ouvrages sont de ceux qui n'ont pas besoin d'imprimatur" 1498 .

Au lendemain de la censure du cardinal Richard, alors qu'il prépare le cours sur les paraboles qu'il doit donner aux Hautes Études, l'abbé Loisy remise son saint Jean et revient aux Synoptiques :

‘Seulement c'est une grosse besogne que la refonte de mon commentaire et je regrette bien que l'édition commencée dans l'Enseignement biblique n'ait pas été achevée. Le terrain serait mieux préparé. Un commentaire purement critique et historique des trois premiers Évangiles, comme je vais le faire maintenant, sera encore quelque chose de trop nouveau pour notre public, et je me demande déjà si je ne serai pas obligé de le produire par morceaux. Tout s'arrange pour que je ne fasse que des oeuvres manquées et incomplètes 1499 .’

Le travail n'avance pas aussi vite qu'il le voudrait. Il fait part de ses difficultés à Mgr Mignot en particulier au sujet des récits de l'enfance :

‘Les récits de l'enfance me donnent bien du souci, quoique ou parce que j'ai l'intention de les commenter sans préoccupation théologique. Saint Luc en particulier me met dans l'embarras : Luc 1, 32-33 1500 contient une idée du Fils de Dieu, et le v. 35 1501 en contient une autre ; les vv 34-35 se laissent enlever sans dommage et même avec profit pour l'unité du récit, et ces deux versets enlevés, Mt reste seul témoin de la conception virginale. Certains critiques allemands ont supposé que les deux versets avaient été ajouté par l'Evangéliste dans un récit qui n'admettait pas de miracle pour la conception. Cela est probable. La version syriaque du Sinaï manque en cet endroit et on ne peut rien conjecturer de son contenu. On sait que la première génération chrétienne ignorait la conception virginale ; mais s'il avait existé des récits qui ne la connaissaient pas, ce serait plus grave, et d'ailleurs pas étonnant, puisque le quatrième Évangile paraît encore en être là. Le problème de la rédaction des Synoptiques est décidément très compliqué ! 1502

Et il craint que les synoptiques posent finalement autant de problèmes que Jean. Nous savons que le rapprochement qu'il fait en mai 1902 entre un verset de Matthieu et l'Ecclésiastique le détermine à publier L'Évangile et l'Église. Il ne reprend son travail sur les synoptiques qu'une fois apaisé le tumulte provoqué par le petit livre rouge : "Maintenant je reprends la suite de mon commentaire des Synoptiques, sans m'inquiéter des Cardinaux, ni des Congrégations ni des condamnations" 1503 . Alors qu'on se demande si l'abbé va être ou non condamné par Rome et qu'il hésite à répondre à ses détracteurs, il regrette de n'avoir pas terminé son commentaire des Synoptiques : "Sans rien dire autre chose, je jetterais trois volumes à la tête des gens. Mais je n'ai pas fini" 1504 .

Installé à Garnay, il poursuit son commentaire et informe régulièrement l'archevêque de l'avancement du travail en insistant chaque fois sur le fait qu'il n'y a aucune urgence. En décembre 1904 : "Mes travaux de jardinage sont à peu près interrompus. J'ai des navets et de la salade pour mon hiver. Maintenant je bâcle des comptes-rendus pour la Revue critique. J'espère finir pour Pâques l'introduction aux synoptiques. Mais je ne vois pas la nécessité de me presser" 1505 . Au printemps 1905 : "Mon commentaire des Synoptiques est enfin terminé. Je ne suis pas pressé de le publier" 1506 .

Mgr Mignot non plus, car il est maintenant inquiet. Il le dit à Mgr Lacroix : "Je redoute beaucoup la publication prochaine des Synoptiques de Loisy. Cela fera encore plus de tapage que son saint Jean" 1507 . Et à Loisy lui-même dans un post-scriptum qui se veut plaisant : "Croyez-vous que vos Synoptiques ne feront pas comme la poudre sans fumée et spontanée de l'Iéna 1508 ? Je ne suis pas sans crainte à ce sujet" 1509 . Ces craintes ne peuvent qu'être confirmées par les sentiments qu'expriment désormais Loisy.

Dans une lettre à l'abbé Birot du 10 juillet, Mgr Mignot cite un passage d'une lettre (non conservée) qu'il vient de recevoir de Loisy :

‘Le temps des équivoques et des ménagements est passé. Je publierai mes Synoptiques comme un travail de pure critique, sans polémique d'aucune sorte contre les croyances traditionnelles, mais sans rien atténuer de la position réelle des problèmes historiques. Puisqu'on m'empêche de dire la messe, je n'ai rien à perdre au point de vue ecclésiastique. D'ailleurs, le langage du Pape et celui des évêques me convient à toutes les libertés. J'en prendrai autant qu'il conviendra dans l'exposé de ce qui me paraît être la vérité 1510 .’

L'archevêque demande cependant instamment à Loisy de supprimer au moins son hypothèse au sujet de l'ensevelissement du Christ 1511 , car il est persuadé que cela fera traiter Loisy "d'impie, d'hérétique pire que Renan !" 1512

Le baron partage la même inquiétude. Il fait part à l'archevêque d'une conversation qu'il a eu avec E. Le Roy. Celui-ci ("le plus sage des amis et des influences qu'ait et que subisse M. L. de par Paris") serait d'avis que Loisy "commençât par imprimer et distribuer ces 2 volumes comme manuscrit, et que ses amis intimes - un ou deux en chaque pays - garantissent la distribution soignée et la vente d'un certain nombre d'exemplaires, disons 100 pour chacun des quatre grands pays Européens". D'ici un an Loisy pourrait alors publier les Synoptiques "après que, par leur circulation privée, ils auraient bien pénétré et formé l'intelligence de l'élite intellectuelle et de travail critique parmi nous et qui ainsi pourrait préparer le grand public" 1513 .

Le décret Lamentabili vient ajouter à l'inquiétude. Tandis que Loisy recherche d'où sont extraites les propositions condamnées, il regrette que l'impression des Synoptiques ne soit pas assez avancée : "Le premier volume est fini ; mais je ne voudrais pas le mettre en vente sans le second, dont un quart seulement est en épreuve. J'espère encore arriver pour la fin de l'année. Avant ce temps là, nous aurons encore quelque surprise" 1514 . Mgr Mignot encourage le baron à faire temporiser Loisy, car il craint qu'une condamnation de l'exégète ne porte un coup fatal à la critique catholique. Le baron n'est pas de cet avis. Avec le P. Tyrrell il pense

‘que le résultat même de la publication de la part de M. L. de ses résultats sous la forme la plus crue, n'aurait ou n'aura guère l'effet de remettre tout le mouvement critique en arrière ; mais qu'au contraire lui, L., étant le premier à recevoir tous les coups de l'autorité au devant de lui, et des plus timides ou plus prudents par derrière lui, - ces autres se trouveraient relativement à l'abri et pourraient se permettre toutes sortes de libertés, autrement intolérées 1515 .’

Cette idée qu'il fallait à Rome des victimes expiatoires qui, par leur sacrifice consenti, ouvriraient la voie aux autres est une idée personnelle du P. Tyrrell dont "l'affaire se gâte très fort" 1516 au même moment.

Dès l'automne 1905, Mgr Mignot avait été tenu au courant des démêlés du P. Tyrrell avec la Compagnie de Jésus par le baron von Hügel. Celui-ci faisait sienne l'analyse du religieux qui interprétait certaines menaces voilées du Préposé Général "comme impliquant quelque arrangement, ou du moins une détermination entre le C. Merry d. V. et le Général à veiller sur ce que la carrière ecclésiastique séculière 1517 de T. justifie la Société aux dépens de T." 1518 . Le P. Tyrrell envisageait donc de publier "sa propre Apologia, même au pris certain d'une excommunication". Cette situation attristait le baron von Hügel, non seulement "à cause du grand prix, des profondes douleurs que cela coûte et cause à cette riche nature", mais surtout parce qu'il ne croyait pas la majorité des catholiques prête à comprendre et à profiter de ses idées et de sa démarche.

Au lendemain de l'encyclique Pascendi, le baron écrit à Mgr Mignot que "la situation de notre grand P. T[yrrell] m'a occupé et m'occupe toujours si intensément que cela seul aura fait que mes nuits sont devenues si blanches" 1519 . La publication de la lettre de Tyrrell dans le Giornale d'Italia protestant contre l'annonce de sa soumission sans réserve venait en effet de tendre la situation. Tyrrell s'était "délibérément laissé aller à cette colère (non simulée pourtant), sachant très bien que l'excommunication nominale en serait fort probablement le prix", mais il attendait de cette "violence irréparable" que serait "l'écrasement complet d'un seul" l'assouvissement de "l'amour-propre romain irrité contre tous", propre à "rasséréner l'atmosphère ecclésiastique" et à amener le magistère à une plus juste appréciation de la situation. "Je ne peux trouver en tout cela, concluait le baron, qu'un très haut, très pur catholique, un amour fort rare des hommes et de Dieu. Et quant à la sagesse de cet acte ce ne sera qu'en 20, 30 ans que l'on sera en mesure d'en juger avec compétence" 1520 . Le baron doute cependant que Rome n'en vienne à l'excommunication du P. Tyrrell, car "il est possible qu'ils se rendent suffisamment compte de sa très grande influence ici, influence qu'ils ne sauraient annihiler par son excommunication et que possiblement ils ne feraient qu'exhausser". A défaut d'excommunication romaine, l'évêque de Southwark prive le P. Tyrrell de sacrements le 20 octobre à la suite de ses articles contre l'encyclique Pascendi 1521 .

Aussi bien en réponse à la carte de vœux de Loisy lui annonçant la parution du commentaire sur les Synoptiques pour le 20 janvier, Mgr Mignot lui écrit :

‘Quels souhaits puis-je former pour vous sinon que vous ne soyez pas meurtri dans le terrible engrenage ! Tyrrell parle de l'excommunication salutaire 1522 ... Cela peut se soutenir théoriquement ou dans certains cas... et pourtant... Je sais bien qu'on a été sans pitié pour vous, et que, comme vous le dites, vous n'avez rien à perdre. Cependant je souffre à la pensée de ce que vous aurez peut-être à souffrir" 1523 .’

C'est que l'archevêque reçoit de Rome des nouvelles qui ne laissent aucun doute sur la suite des événements :

‘On 1524 , me dit que M. Loisy va publier vers le 20 janvier son livre sur les Synoptiques, avec un nouveau petit livre rouge ; que l'auteur sera excommunié et que du reste M. Loisy a quitté la soutane et qu'il va quitter aussi le christianisme. Ce sont là des bruits comme on en fait courir à Rome ; mais il faut à tout prix que notre ami reste fidèle. Sa défection ferait plus de tort aux études critiques et bibliques que la destitution de M. Batiffol 1525 .’

En février Mgr Mignot est à Paris où il assiste aux obsèques du cardinal Richard. Le nouvel archevêque de Paris, Mgr Amette 1526 , lui annonce qu'il va condamner "les Synoptiques, le petit volume rouge 1527 et la traduction de la Risposta à l'Encyclique". De retour à Albi il trouve les volumes que lui a envoyés Loisy. Il le remercie :

‘Je n'ai pu lire encore les Synoptiques qu'on ne peut étudier que lentement et texte évangélique en main. On en parle déjà beaucoup d'après les extraits que le Temps en a donnés. L'impression des gens compétents que j'ai vus c'est que vous démolissez tout, qu'il ne reste rien debout, que vous allez plus loin que Renan, qu'il est impossible de séparer l'histoire d'avec la Tradition ; les lecteurs ordinaires ne comprennent pas qu'un fait puisse être vrai sans être historiquement démontré 1528 .’

Une fois de plus il demande à Loisy d'expliquer "au public chrétien comment et pourquoi on peut et doit croire aux dogmes chrétiens indépendamment des Évangiles". Mais en son for intérieur, il est troublé. Il le confie à son Journal le 18 février 1529 . S'il veut croire "à la loyauté, à la sincérité, à la droiture des intentions (de Loisy) et à la pureté de sa conscience", il "le supplie de ne pas laisser flotter bien des gens dans le doute".

C'est que le Christ que M. Loisy trouve dans les synoptiques "n'est pas le nôtre et volontiers nous redirions en fermant le livre la parole de Madeleine : " Tulerunt Dominum meum et nescio ubi posuerunt eum" [Ils ont enlevé mon Seigneur et je ne sais pas où ils l'ont mis, Jn, 20, 13] 1530 .

Ce qui est en cause pour Mgr Mignot, ce n'est pas la méthode ni même un certain nombre de conclusions indiscutables. Comme Loisy il croit que "la vérité n'est pas descendue du ciel toute faite, […] que les Évangiles actuels supposent des efforts considérables de composition, de recherches, des emprunts à des sources diverses, un choix de traditions acceptées ou négligées ou rejetées tout à fait, […]qu'ils reflètent en partie les pensées des groupes chrétiens au milieu desquels ils ont été composés, comme cela n'est pas douteux pour le quatrième Évangile, […] qu'il y a des détails inconciliables entre le 1er et le 3e Évangile relativement aux généalogies et aux récits de l'enfance, […] que la divinité de Jésus n'est pas clairement indiquée dans les synoptiques".

Mgr Mignot formule trois reproches à Loisy. Deux à propos de son commentaire : faire la part trop grande aux conjectures et ne pas tenir assez compte de la tradition ; un à propos de ses réflexions sur les textes pontificaux : faire preuve d'une lecture systématiquement négative.

Sur le premier point "la critique, si serrée si ferme d'ordinaire, est parfois floue, indécise, trop subjective dans ses conclusions". Les "peut-être" de Loisy sont autrement graves que ceux de Renan. Exemple l'hypothèse selon laquelle le corps du Christ aurait été jeté à la voirie "pour y pourrir avec ceux qui y étaient jetés" est insoutenable : "Nous croyons que le corps du Christ est sorti du tombeau plein de gloire, encore que nous ne sachions pas comment le corps grossier est devenu un corps spirituel".

Sur le second point Loisy oublie trop que "l'Église n'est pas sortie des Évangiles, mais du Christ lui-même". Ainsi les chrétiens croyaient à la Résurrection de Jésus avant que les synoptiques fussent rédigés : "Avant les Évangiles S. Paul avait écrit ses épîtres […] Qui pourrait méconnaître l'autorité de S. Paul ?" De même, "il est clair aussi qu'à l'origine […] l'on regardait Jésus comme étant le fils de Joseph. Il ne pouvait en être autrement". Mais cette difficulté n'est pas d'hier, "elle a exercé dès l'origine la sagacité des écrivains ecclésiastiques qui toujours ont cru à la perpétuelle virginité de Marie. C'est cette tradition que M. Loisy a le tort de rejeter". Certes, Loisy prétend qu'il ne s'agit pas là d'une "tradition primitive, qu'elle a été changée, idéalisée par des données subséquentes", mais c'est une de ces conjectures qu'il faudrait démontrer :

‘Pourquoi notre tradition ne serait-elle pas la véritable, le germe divin qui a grandi en écartant les autres, comme l'Église est vraiment la pensée du Christ ? Pourquoi vouloir que la tradition fausse - si idéale fût-elle - de la 2e génération a tué la première ? Nous croyons nous que la lumière a chassé les ténèbres comme la vérité a chassé l'erreur. L'Église ne repose pas sur une mystification. Il n'y a plus alors de christianisme divin, il n'y a plus que du rationalisme et tout croule 1531 .’

Sur le troisième point enfin il déplore que Loisy "ait cru devoir fermer hermétiquement les portes, empêcher toutes communications entre cloisons étanches, qu'il ait semble-t-il voulu couper toutes les amarres". En forçant les paroles de l'encyclique, il semble bien "qu'au lieu de chercher un rapprochement il ait voulu une rupture définitive". Bien sûr on a eu des torts envers lui "mais il a oublié qu'il n'est pas seul en jeu, qu'il a charge d'âmes, qu'il ne doit pas troubler les intelligences qui l'ont suivi comme un guide sûr". En sorte que la conclusion de ces pages apparaissent surtout comme une ultime tentative d'auto-persuasion :

‘Je le crois encore chrétien, mais qu'il le dise, qu'il rassure ceux que déconcerte sa pensée indécise. Si, ce que je ne veux pas croire encore, M. Loisy a rompu entièrement avec l'Église, il convient que nous le sachions 1532 .’

Au lendemain de l'excommunication de Loisy, Mgr Mignot reste persuadé du fait que l'exégète aurait pu éviter une condamnation aussi sévère s'il avait ajouté un chapitre à son livre pour montrer que l'Église ne repose pas essentiellement sur les Évangiles. Aussi bien ce refus le laisse perplexe. Il le dit au baron. S'il persiste à reconnaître à Loisy une "érudition qui est presque impeccable", une "prodigieuse connaissance des textes qu'il analyse avec une habileté étonnante", il trouve qu'il tombe "dans le subjectivisme, dans l'hypothèse, dans la conjecture" et il s'interroge sur ses sentiments intimes :

‘Pourquoi a-t-il voulu se confiner dans un rôle exclusif d'historien et n'a-t-il pas voulu tenir compte de la Tradition ? Pourquoi a-t-il coupé toutes les amarres ? De deux choses l'une : ou bien il n'a plus la foi telle que nous la concevons dans l'Église - et alors il trouvera importunes toutes nos observations ; ou bien il est encore croyant - et dans ce cas il doit rassurer ceux qui ont cru en lui et qui ont été heureux de le prendre pour guide 1533 .’

De toute évidence, Mgr Mignot a eu du mal a admettre que c'était la première branche de l'alternative qui était la bonne. En avril 1908, remerciant Loisy pour l'envoi de Quelques Lettres sur des questions actuelles et des événements récents 1534 , il lui dit :

‘Ce n'est pas le moment de discuter sur le bien ou le mal fondé de vos affirmations : cela n'est pas nécessaire et ce serait parfaitement inutile. Tout ce que je veux vous dire c'est que vous ne serez jamais pour moi un Vitandus.’

Et il lui demande encore d'écrire "une apologie de la foi plus accessible aux simples que L'Évangile et l'Église", afin de montrer "que si d'après vous, il y a des lézardes dans certains récits sur lesquels on s'est appuyé jusqu'à présent, il y a d'autres raisons de croire" et "que l'Église repose plus encore sur la tradition que sur l'Évangile" 1535 . L'année suivante, félicitant Loisy pour sa nomination au Collège de France, il veut encore croire qu'à défaut de "devenir apologiste - ce que je désirerais vivement pour ma part" son cours "sera complètement objectif" 1536 . La veille l'archevêque avait écrit à Mgr Lacroix : "Voilà M. Loisy au Collège de France. Malgré tout le mal qu'on dit de lui, je veux espérer qu'il remontera le courant qui l'emporte beaucoup trop loin et qu'il redira : Domine ad quem ibimus, verba vitae aeternae habeas. Quelles que soient les difficultés du christianisme, je suis persuadé qu'il n'y a de vérité à peu prêt complète que là. […] M. Loisy est trop intelligent pour ne pas voir cela" 1537 .

La réponse de Loisy avait été sans ambiguïté :

‘Je laisse l'apologétique du catholicisme à ceux qui peuvent s'en charger. Je ne saurais plus par quel bout le prendre. Je ne m'occuperai pas de si tôt de l'Église. Je vais parler d'abord des sacrifices dans les différentes religions. Quand je reviendrai à la fondation du christianisme ce sera sans le moindre souci de polémique. Et si l'Église ne s'occupe pas plus de moi que je ne m'occuperai d'elle, tout sera pour le mieux 1538 .’

C'est la leçon inaugurale au Collège de France qui semble avoir enfin fait admettre à Mgr Mignot que Loisy avait définitivement rompu avec le catholicisme.

‘Je viens de recevoir la leçon d'ouverture du cours de Loisy. Réserve faite d'idées que nous ne pouvons accepter, c'est habilement présenté. Mais M. Loisy est désormais un pur rationaliste et à moins d'un miracle il ne reviendra pas à la foi chrétienne. Quand la fissure s'est faite dans notre croyance il est assez rare qu'elle se ferme ; elle va d'ordinaire en s'élargissant : ce ne sont plus quelques gouttes d'eau qui passent, c'est toute la rivière 1539 .’

Lorsqu'il remercie Loisy de lui avoir envoyé le texte de sa leçon, il invoque certes la difficulté de dire par lettre toute sa pensée et il objecte "que beaucoup d'affirmations des critiques sont des conjectures, des probabilités plus ou moins fortes et qu'on pourra toujours objecter aux critiques qu'on ne saurait fonder des certitudes sur des incertitudes", mais cela ne l'empêche pas d'admettre que "si on laisse de côté le surnaturel et si l'on s'en tient strictement à l'histoire, il est difficile de ne pas penser comme vous sur les origines d'Israël" 1540 .

Ce n'est qu'en 1911, et encore avec une très grande délicatesse, qu'il ose faire état de leurs divergences :

‘Je voudrais que, sur de si graves sujets, nos esprits ne fussent pas séparés, mais vous seriez le premier surpris qu'ils ne le fussent pas. Malgré toutes mes réserves que vous comprenez je rends justice à votre conservatisme relatif. Vous auriez raison sur toute le ligne s'il n'y avait pas le surnaturel, mais je crois qu'il existe. Tout en reconnaissant votre parfaite loyauté d'historien, je vous voudrais moins subjectiviste dans certaines appréciations. Mais à quoi bon vous dire cela : vous savez que je le pense, puisque si je ne le pensais pas je serais d'accord avec vous 1541 .’

Et en 1913 après la lecture de Choses passées :

‘Choses passées, dites-vous, mais choses toujours présentes pour nous. Vous devinez avec quel intérêt j'ai lu cette Apologia p.v.s. Inutile de dire que je ne partage pas toutes vos idées, puisque, si je les partageais, je devrais faire comme vous -, mais j'ai été profondément ému en lisant cette "histoire d'une âme". J'y ai retrouvé votre âme loyale et sincère. Ce n'est pas le lieu de discuter avec vous, ni de mentionner ce qui nous divise : ce que je veux vous dire, et ce dont vous ne doutez pas, c'est que je vous conserve toujours un fidèle attachement 1542 . ’

C'est que Mgr Mignot craint toujours de froisser son interlocuteur. "J'aurais dû vous envoyer un mot, écrit-il à Loisy après avoir reçu un tiré à part 1543 , mais il aurait fallu y mettre des restrictions, ce qui aurait été inutile et désobligeant" 1544 . Dans la même lettre il dit à son correspondant qu'il lit "avec une vive attention" ses études sur les mystères païens 1545 , mais qu'il ne peut lui "dire en deux lignes" ce qu'il en pense. Ce qu'il en pense, il le dit à Mgr Lacroix : "J'espérais que Loisy reviendrait à une conception plus objective de la religion chrétienne, mais il s'enfonce de plus en plus dans la négation : j'allais dire dans le nihilisme" 1546 .

Il a donc fallu cinq ans pour que Mgr Mignot se fasse à l'idée que l'éloignement de Loisy dont il avait pris conscience à la lecture des Synoptiques, était désormais irréversible. Mais il n'a pas considéré pour autant avoir été, à un moment quelconque, trompé par l'exégète et cette évolution restera toujours pour lui un mystère et une source d'interrogation.

Dans la tourmente qui a secoué l'Église de la mise à l'Index des livres de Loisy à son excommunication, les positions des uns et des autres se sont de plus en plus nettement différenciées. Tandis que les uns prenaient le large et s'éloignaient toujours plus de l'orthodoxie, d'autres, plus conservateurs ou plus prudents, revenaient au port. Mgr Mignot a eu, à bien des égards, une attitude originale. Il s'est efforcé de naviguer au plus prés des vents contraires en ayant une idée précise du cap à maintenir : faire admettre que la foi n'avait rien à craindre des controverses textuelles et que la critique devait nécessairement s'inscrire dans la tradition. Le fait est qu'il n'a pas été entendu et qu'il a asssité avec tristesse et au raidissement du magistère romain et à celui de Loisy.

Voulant rester fidèle à l'un et à l'autre, il s'est inévitablement exposé à l'incompréhension et à la suspicion.

Notes
1494.

"Je vais ces jours-ci le prier instamment de continuer à écrire ses Synoptiques et, s'il veut me faire un très grand honneur, de me permettre d'étudier son manuscrit", baron von Hügel à Mgr Mignot, janvier 1894.

1495.

L'abbé Loisy à Mgr Mignot, 30 mars 1896, BLE,1968, pp.249-250.

1496.

"Ce sont surtout ses Synoptiques dont la continuation et l'achèvement m'intéressent vivement", baron von Hügel à Mgr Mignot, 9 mai 1896.

1497.

L'abbé Loisy à Mgr Mignot, 17 novembre 1898, BLE, 1966, pp. 17-21.

1498.

Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 26 décembre 1898, f°105-106.

1499.

L'abbé Loisy à Mgr Mignot, 24 juillet 1901, BLE, 1966, pp. 95-97.

1500.

"Il sera grand et on l'appellera Fils du Très Haut. Le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David son père; il régnera sur la maison de Jacob à jamais, et son règne n'aura pas de fin."

1501.

"L'Esprit-Saint viendra sur toi, et la puissance du Très Haut te prendra sous son ombre ; c'est pourquoi l'enfant sera saint et sera appelé Fils de Dieu."

1502.

L'abbé Loisy à Mgr Mignot , 16 septembre 1901, BLE, 1966, pp. 98-101.

1503.

L'abbé Loisy à Mgr Mignot, 17 février 1903, BLE, 1966, pp. 188-190

1504.

L'abbé Loisy à Mgr Mignot, 15 avril 1903, BLE, 1966, pp. 260-261.

1505.

L'abbé Loisy à Mgr Mignot, 21 décembre 1904, BLE, 1966, pp. 263-265.

1506.

L'abbé Loisy à Mgr Mignot, 14 mai 1905, BLE, 1966, pp. 265-267.

1507.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 30 mars 1907, f° 55-56.

1508.

Allusion au grave accident survenu le 12 mars 1907 à bord du cuirassé Iéna en rade de Toulon et qui avait fait plus de cent victimes. L'archevêque avait pu lire dans la presse, par exemple dans Le Figaro du 21 mars, que l'explosion de la soute aux munitions était vraisemblablement la conséquence de "la combustion spontanée de la poudre sans fumée, dite poudre B".

1509.

Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 9 avril 1907, f° 218-219.

1510.

Fonds Birot, ADA, 4 Z.

1511.

D'après Loisy, le corps de Jésus n'aurait pas été déposé dans un tombeau mais jeté dans une fosse commune.

1512.

Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 12 juillet 1907, f° 220-221. "Le populo ne se rend pas compte des exigences de l'histoire, et, voyant que vous ne regardez pas comme historiquement prouvés les faits en question, on dira que vous les niez. En tout cas, il sera bon de faire paraître un troisième petit livre rouge pour expliquer la situation et faire le départ entre le critique historique et le croyant".

1513.

Baron von Hügel à Mgr Mignot, 18 Avril 1907

1514.

L'abbé Loisy à Mgr Mignot, 1er octobre 1907, BLE, 1968, pp. 263-265.

1515.

Baron von Hügel à Mgr Mignot, 7 octobre 1907.

1516.

Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 3 octobre 1907, f° 224.

1517.

L'impossibilité de trouver un évêque qui accepterait de l'incardiner donnerait raison à la Compagnie d'avoir exclu Tyrrell et confirmerait son hétérodoxie.

1518.

Baron von Hügel à Mgr Mignot, 30 novembre 1905.

1519.

Baron von Hügel à Mgr Mignot, 7 octobre 1907.

1520.

Baron von Hügel à Mgr Mignot, 7 octobre 1907.

1521.

Dans le Times 30 septembre et 1er octobre.

1522.

Titre d'un article paru le 10 octobre dans la Grande Revue. Dans cet article composé dès 1894, le P. Tyrrell soutenait que l'excommunication ne devait pas être considérée comme une catastrophe spirituelle pour un catholique car en dehors de l'Église il y avait encore de la lumière et de la grâce ; que c'était parfois un devoir de résister à l'absolutisme tyrannique et aux prétentions extravagantes des autorités hiérarchiques ; que le nombre d'excommuniés ne ferait que croître parmi les meilleurs et les plus intelligents réalisant ainsi le propos de saint Augustin : "La divine Providence permet que même des hommes vertueux soient expulsés de la Société chrétienne". Mgr Mignot a lu attentivement cet article et en a fait un résumé sans commentaire dans son Journal, f° 64-65, 16 octobre 1907, ADA 1 D 5-06.

1523.

Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 5 janvier 1908, f° 226-227.

1524.

L'abbé Bonsirven vraisemblablement.

1525.

Mgr Mignot au baron von Hügel, 10 janvier 1908, ms 2816. Mgr Batiffol a été destitué de ses fonctions de recteur en décembre 1907. Voir infra p. 509 et suiv.

1526.

Léon-Adolphe AMETTE (1850-1920), après ses études à Saint-Sulpice où il se lia avec Marcel Hébert, il fut successivement secrétaire puis vicaire général de l'évêque d'Evreux. Évêque de Bayeux en 1898, il fut nommé coadjuteur de l'archevêque de Paris en 1906. "Ce n'était pas un homme de science, mais ce n'était pas non plus un théologien ennemi de la science" (Loisy, Mémoires, II, p. 622). L'ordonnance condamnant les livres de Loisy est datée du 14 février.

1527.

Simples réflexions sur le Décret du Saint-Office Lamentabili sane exitu et sur l'Encyclique Pascendi dominici gregis.

1528.

Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 13 février 1908, f° 228-229.

1529.

Journal 1907-1908, 18 février 1908, f°126-132, ADA, 1 D 5 06. Même référence pour les citations qui suivent.

1530.

Dans un article auquel renvoie l'archevêque l'abbé Mangenot écrit : "Malheureusement, le lecteur a le regret de constater que, dans ce dernier ouvrage, M. Loisy n'a plus, sur Jésus, sa mission, sa personne divine, sa vie et sa prédication, aucune idée commune avec celles non seulement des catholiques, mais même des chrétiens", "Les Évangiles synoptiques", RCF, 15 février 1908, p. 390.

1531.

Journal 1907-1908, 18 février 1908, f°130, ADA, 1 D 5 06.

1532.

Journal 1907-1908, 18 février 1908, f°131, ADA, 1 D 5 06.

1533.

Mgr Mignot au baron von Hügel, 9 mars 1908, ms 2817.

1534.

Ceffonds, 1908, 295 p.

1535.

Mgr Mignot à Alfred Loisy, 12 avril 1908, f° 230.

1536.

Mgr Mignot à Alfred Loisy, 9 mars 1909, f° 232-233.

1537.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 8 mars 1909, f° 103-104.

1538.

Alfred Loisy à Mgr Mignot, 13 mars 1909, BLE, 1968, pp. 267-268.

1539.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 18 mai 1909, f° 109-110.

1540.

Mgr Mignot à Alfred Loisy, 2 juin 1909, f° 234.

1541.

Mgr Mignot à A. Loisy, 21 février 1911, f° 240.

1542.

Mgr Mignot à Alfred Loisy, 30 avril 1913, f° 241.

1543.

Peut-être celui de l'article "Les données de l'histoire des religions", Revue politique et littéraire, 1913, 14 juin, 743-749.

1544.

Mgr Mignot à Alfred Loisy, 4 janvier 1914, f° 242.

1545.

"Les mystères païens et le mystère chrétien", série de dix articles parus dans la RHLR en 1913 et 1914.

1546.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 20 janvier 1913, f° 203-204.