Sixième chapitre :
Foris pugnae, intus timores

1. La terreur blanche

L'usage de la délation dans l'Église contemporaine en France ne date pas de la crise moderniste. Si l'on en croit le P. Lecanuet, c'est à l'époque de Lamennais et à propos de l'affaire de L'Avenir que les catholiques français ont pris l'habitude de se dénoncer les uns les autres à Rome au grand étonnement ultérieur de Mgr Ireland 1547 . En décembre 1901, l'abbé Lemire déplore ces pratiques dans une lettre à Mgr Mignot. Estimant que le principal péril pour l'Église était "au dedans et non pas au dehors", il ajoute :

‘Il est impossible de ne pas être ému, de ne pas être inquiet de la manie de dénonciation qui sévit chez les catholiques. Exégèse, questions sociales, débats philosophiques, politiques, tout mène à l'aigreur, à la division, presque à la haine. Nos adversaires nous traitent avec dédain […] J'ai cette impression dans les milieux politiques, à certains jours, jusqu'à en être brisé 1548 .’

Mgr Mignot a été très tôt victime de cette manie qu'il attribue à l'étroitesse d'esprit d'hommes incapables de sortir des cadres étroits où les a enfermés une formation insuffisante. Il ne cesse de répéter qu'on "ne saurait trop regretter et blâmer, où qu'il soit, ce sectarisme intellectuel, ni les prétentions des gens qui de la meilleure foi du monde, s'imaginent être les porte-parole de la divinité, les interprètes exclusifs et infaillibles de sa pensée, (qui) sous prétexte de conserver 'l'intégrité de la doctrine', 'l'orthodoxie de l'enseignement', 'la vraie science' dont parle S. Paul, coupent les ailes à toutes les intelligences qui veulent s'élever" 1549 .

Nous avons vu qu'il avait rencontré une opposition déterminée de la part de membres de clergé de Soissons bien décidés à empêcher son éventuel arrivée à la tête de son diocèse d'origine. En février 1898, il explique au baron von Hügel qu'il ne peut dire publiquement ce qu'il pense, car il est sous haute surveillance :

‘Beaucoup de mes amis voudraient me voir plus près du pays ; la presque unanimité des prêtres de mon diocèse d'origine voudraient m'avoir pour évêque à Soissons. Eh bien, il y a là quatre sectaires, pas plus, qui ont essayé de faire condamner l'abbé Loisy, qui sont enragés contre mon innocente brochure d'avril dernier 1550 . Ils ont préparé un travail collectif dans lequel ils ont réuni plusieurs propositions extraites de mon article ; ils se proposent de me dénoncer au Saint-Office si je suis désigné pour Soissons. Vous le voyez, c'est du délire 1551 . ’

L'archevêque ne doute pas que toutes ses interventions sont, d'une manière où d'une autre, rapportées à Rome. En janvier 1900 il indique à Loisy qu'il a écrit à un de ses amis Jésuite 1552 pour lui dire combien il déplorait l'attitude de ses confrères les PP Méchineau et Brucker : "Évidemment, ma lettre sera communiquée à ces grands exégètes, et du coup je serai dénoncé à Mazzella 1553 comme un esprit dangereux - vous ai-je dit que je l'étais déjà à la Nonciature ?" 1554

Lors de son voyage ad limina en 1901, il apprend incidemment "que l'on avait travaillé le pape dans le sens de lui faire croire" qu'il faisait partie de ceux "qui avaient osé se moquer de son Encyclique biblique" 1555 .

Dans les années qui suivent, la pression qui s'exerce sur lui ne cesse pas d'augmenter. En 1902, quand il envisage de réunir en volume les Lettres sur les études ecclésiastiques, M. Vigouroux lui fait savoir par l'intermédiaire de M. Ardoïn que cela est inopportun. Quelques personnages influents - le nonce, mais aussi certains évêques - s'attachent à "tout ce que vous faites, à tout ce que vous dites, en raison de l'imprudence de plusieurs de ceux qui ont des rapports avec vous", au premier rang desquels l'abbé Loisy. Ne dit-on pas qu'il "écrit devant le portrait de l'archevêque pour y chercher l'inspiration" et plus grave qu'il se vante que l'archevêque aurait fait sienne ses opinions.

‘L'opinion de quelques-uns parmi les évêques est que vous n'écrivez pas tout ce que vous pensez et que vos idées sont plus hardies que leur expression publique. C'est ce qui a augmenté le mécontentement qu'ils ont éprouvé de votre Discours de Toulouse, et en particulier de votre phrase sur S. Paul. Votre explication de cette phrase est pleinement satisfaisante : vu la situation actuelle, il vaudrait mieux qu'elle n'eût pas été nécessaire 1556 .’

A la même époque, l'abbé Frémont avertit l'abbé Birot qu'une condamnation doctrinale de Mgr Mignot n'est pas à écarter 1557 . L'archevêque est donc persuadé que la suspicion à son égard gagne du terrain de jour en jour. En février 1902 il fait état du "très vif mécontentement du Nonce de Paris contre moi et aussi celui du cardinal Richard. On me blâme tout haut de me faire le défenseur des Loisy, des Hébert, des Blondel, etc., etc. Pour un peu, je mériterais les condamnations du Saint-Office !! C'est aussi lamentable qu'absurde !" 1558 . L'année suivante il confie à Mgr Lacroix : "Je commence moi-même à être suspect aux yeux des imbéciles et même de quelques-uns qui ne le sont pas" 1559 . Cela explique en grande partie l'extrême prudence avec laquelle il mesure ses interventions. C'est désormais pour lui "tempus tacendi".

Tout est occasion pour les délateurs d'exercer leur talent. Ils trouvent confirmation des orientations hétérodoxes de la doctrine de Mgr Mignot non seulement dans le moindre de ses propos, mais encore dans le fait que ses interventions sont utilisées dans la presse qui critique les orientations romaines. Ainsi par exemple, quelqu'un fait parvenir à la Secrétairerie d'Etat un article de J. de Bonnefon paru dans L'Eclair de Paris du 31 décembre 1902. Sous le titre "L'inventaire", l'auteur fait, sur un ton ironique, un bilan sévère de l'état de la question biblique. Il explique que si l'on avait pu croire que l'encyclique Providentissimus avait "le charme de ménager le jour prochain par l'obscurité de sa longeur", l'interdiction faite à l'abbé Loisy de poursuivre la publication de ses articles avait du moins le mérite de manifester clairement que l'Église catholique préférait "les dévotions païennes faites pour amuser les dévotes et les petites filles" plutôt la science. Et il soulignait en conclusion que, seul en France, l'archevêque d'Albi "sans nommer l'adversaire, sans descendre à de vaines disputes a publié la lettre vengeresse à son clergé où l'abbé Loisy est délicatement réhabilité" 1560 .

Mgr Mignot se serait volontiers passé d'une telle exégèse de ses propos. Il n'en demeure pas moins qu'aux yeux des intransigeants, elle est la preuve de leur caractère dangereux pour l'orthodoxie catholique puisqu'ils permettent de mettre en apparente contradiction le pape et un évêque.

Fin 1903, lorsque le livre de l'abbé Denis, Carême apologétique, recueil des sermons prêchés dans la cathédrale d'Albi l'année précédente, est inscrit à l'Index, il ne manque pas de voix pour murmurer que c'est en fait l'archevêque qui est indirectement visé 1561 .

Même si les sources accentuent le phénomène, on peut distinguer deux périodes chronologiques autour de la date charnière de Pascendi. Avant 1907-1908, nous sommes en présence d'attaques diffuses - du type de celle que nous venons d'évoquer -, de campagnes de presse sans grande conséquence. Ensuite les choses changent réellement. Les attaques se font plus précises en même temps que l'on dénonce avec insistance l'influence qu'exerce sur lui son entourage, en particulier le chanoine Birot 1562 : "Morte la bête, mort le venin comme dit le proverbe, écrit-il au baron. C'est une terreur blanche qui s'organise. L'abbé Birot est très compromis ; je suis moi-même suspect" 1563 . Les orientations que l'archevêque a donné, ou laissé donner à l'enseignement dans son grand séminaire vont être au centre d'une polémique qui provoque une tension certaine avec Rome et atteint son apogée entre 1910 et 1913.

Notes
1547.

P. Lecanuet, Montalembert. La jeunesse, Paris, 1895, p. 273.

1548.

Abbé Lemire à Mgr Mignot, 22 décembre 1901, ADA, 1 D 5-01.

1549.

Ecclesia discens, "Progrès des connaissances géographiques et astronomiques", f° 12, ADA, 1 D 5 11-02.

1550.

Son article "L'évolutionnisme religieux".

1551.

Mgr Mignot au baron von Hügel, 27 février 1898.

1552.

Il s'agit du R.P. NICOLAS, compatriote de Mgr Mignot. Ils se voyaient de temps à autre à Brancourt et correspondaient régulièrement. Dans une lettre datée du 20 janvier 1901, le P. Nicolas évoque leur conversation "de l'an passé sur les dissentiments de Mignot avec les Études à propos des questions d'exégèse". Il indique qu'il en a "parlé à la rédaction" et qu'il "espère qu'il en sera tenu compte", ADA, 1 D 5 01.

1553.

Camille MAZZELLA (1833-1900), jésuite, professeur de théologie à Lyon puis à Woodstock (USA) enfin à l'Université grégorienne. Il fut créé cardinal en 1886. Préfet de l'Index.

1554.

Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 22 janvier 1900, f°124-125.

1555.

Baron von Hügel à l'abbé Loisy, décembre 1901 - janvier 1902, BN, Naf, 15655, f° 497.

1556.

L'abbé Ardoïn à Mgr Mignot, 6 mars 1902, BLE, 1966, p. 275.

1557.

Lettre du 6 mars 1902 citée in E. Poulat, Histoire…, p. 418.

1558.

Mgr Mignot au baron von Hügel,1er février 1902, ms 2790.

1559.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 17 mars 1903, f°13-14.

1560.

ASV, Rubrica 248, 1903, fasc. 1.

1561.

Dans la préface datée d'Albi, l'abbé Denis expliquait que la foi du charbonnier était désormais "une exception", car "un mode nouveau de croire se dessine selon une mentalité nouvelle" et qu'il fallait donc présentait la religion à partir "des certitudes familières" qui étaient celles des contemporains.

1562.

La méfiance vis-à-vis de l'abbé Birot remontait à un discours qu'il avait prononcé en septembre 1900 au Congrès ecclésiastique de Bourges, sur "l'amour de son pays et de son temps". Il lui avait attiré la sévère critique de deux évêques, dont Mgr Turinaz. L'affaire avait été portée à Rome.

1563.

Mgr Mignot au baron von Hügel, 7 janvier 1908, ms 2815.