1.1 Les attaques diffuses.

La première campagne de presse annonçant que le pape est sur le point de convoquer Mgr Mignot et son vicaire général et qu'il va exiger leur démission date de 1904. En juillet, La France chrétienne annonce que le Vatican a demandé la démission de huit évêques qui "font partie du groupe de ceux que les catholiques ont toujours considérés comme des intrus" 1564 et les a convoqués à Rome. Malgré les démentis, l'information est relayée par la grande presse. L'archevêque en informe le baron von Hügel :

‘Voilà de nouvelles menaces qui nous arrivent du côté de Rome, foris pugnae, intus timores 1565 . Sous ce titre : "Une nouvelle charrette", le Siècle a publié, il y a quinze jours, un leading article signé Verum, dans lequel on annonce que le S. Office va procéder contre un évêque de Chine qui s'occupe de minéralogie et d'histoire naturelle plus que du salut des âmes ; procéder aussi contre l'abbé Birot, vicaire général d'Albi, et en troisième lieu contre M. Loisy. Naturellement, d'après le Siècle c'est l'archevêque d'Albi qui est visé en la personne de son vicaire général. Le Temps a fait paraître une note rectificative ; mais le Siècle a répondu en maintenant ses affirmations et des nouvelles de Rome confirment les dire du journal 1566 . Je sais d'autre part, à n'en pas douter que le Pape est très mécontent de moi et de la publication de Critique et Tradition dans le Correspondant 1567 .’

Il s'interroge sur ce que peut bien signifier "cette sotte histoire du Temps, reproduite par le Matin et les autres journaux sur notre convocation à Rome, histoire maintenue pour vraie par Bonnefon malgré nos démentis ?" 1568 Il y voit une manœuvre politique de désinformation comme semble l'indiquer la remarque qu'il fait à Mgr Lacroix deux ans plus tard au moment d'une campagne de presse similaire : "Je reçois un mot de M. Alibert, en ce moment à Cologne, qui est tout interloqué de trouver mon nom dans L'Indépendance belge parmi un certain nombre de prélats dont le Pape demande ou exige la démission ! Pourquoi cet acharnement ? On disait autrefois que M. Dumay était le fauteur de ces bruits afin d'exciter l'opinion contre le Pape. Mais aujourd'hui ??" 1569

C'est que la suspicion dont il est l'objet n'est pas seulement le fait de journalistes, elle est aussi le fait de certains de ses collègues dans l'épiscopat : "J'ai été dénoncé à Rome par quelques hauts personnages de l'épiscopat, dit-il au baron, (S. Paul avait aussi à tenir compte des falsis fratribus). On ne m'accuse de rien de précis, mais d'être comme l'inspirateur occulte de l'école de Loisy etc." 1570 . Et il ajoute : "Heureusement le Pape ne partage pas ces idées personnellement, ni, je crois, son entourage immédiat".

Sur ce dernier point, il dût déchanter à la lecture des papiers Montagnini 1571 . Il peut alors constater que le cardinal Secrétaire d'État nourrit à son égard quelques réticences. Le cardinal Merry del Val n'avait en effet guère apprécié que Mgr Mignot soit choisi comme secrétaire de la commission préparatoire à l'assemblée plénière de l'épiscopat : "Je connais ses idées, avait-il écrit à l'Auditeur de Nonciature, et celles des personnes qui, en France, en Angleterre et ailleurs, forment un groupe qui se rapproche beaucoup de Loisy" 1572 . Mgr Mignot qui affecte en général une certaine indifférence devant ces mises en cause, marque ici le coup : "Il est extrêmement désagréable d'être signalé comme un suspect aux yeux du monde entier et en particulier de mon clergé. Si encore l'appréciation était celle de Montagnini, je n'y attacherais pas d'importance, mais elle est celle d'un homme qui est, après le Pape, la plus haute autorité dans le gouvernement de l'Église" 1573 . Ce qui l'a, dans cette affaire, le plus choqué c'est que le Secrétaire d'État ait pu établir un lien de cause à effet entre ses opinions exégétiques et son éventuelle loyauté aux directions pontificales dans la questions des cultuelles. Il le dit très clairement à H. Loyson :

‘Vous avez pu voir dans la correspondance Montagnini que je n'ai pas lieu d'être satisfait des idées du C. Merry del Val sur mon compte. Quel besoin ce diplomate avait-il de parler à Montagnini de mes idées critiques ? Comment les connaît-il, sinon par des Bidegain et des Vadécard 1574 incompétents ou jaloux ? […] Cette appréciation du cardinal m'a vivement froissée, car je ne vois pas quelle relation il peut y avoir entre mes idées bibliques et la question des rapports de l'Église et de l'État 1575 .’

Cette réserve du cardinal Merry del Val est la seule indication précise, avant 1907, de la méfiance ou à tout le moins de l'agacement que Mgr Mignot inspirait dans les milieux romains. Il ne nous a pas été permis, faute d'avoir accès aux archives du Saint-Office, de faire la part entre la réalité et la manipulation qui est assez probable, par exemple au lendemain de la publication du décret Lamentabili, quand le Radical publie "un entrefilet, sous forme de dépêche venant de Rome, disant que 'le Pape avait démissionné l'archevêque d'Albi à cause de son discours de Toulouse'. La même dépêche était publiée par l'agence de la presse associée" 1576 . L'archevêque ne jugea pas utile de demander un droit de réponse. Mais Mgr Mignot savait que le Vatican surveillait de près un certain nombre d'ecclésiastiques. Il écrit ainsi à Mgr Lacroix :

‘M. Trogan […] m'a appris confidentiellement que le cardinal Merry del Val avait chargé M. Baudrillart de faire une enquête sur M. Portal afin de savoir s'il avait encouragé M. Le Roy à écrire son dernier ouvrage, et, dans l'affirmative, d'éloigner M. Portal de l'Institut et de le décharger de la direction du séminaire ! 1577

En février 1908, à la veille de son voyage ad limina, le bruit court une nouvelle fois à Paris que le Vatican allait lui demander sa démission. Il note dans son Journal :

‘M. Imbart de la Tour m'a envoyé un mot pour savoir s'il y avait quelque fondement de vérité et me dire de résister. Il n'y a rien que je sache, au moins jusqu'ici. Résister est bientôt dit ! Sans doute la chose était facile quand il y avait un droit canon ! Aujourd'hui c'est l'arbitraire, la condamnation sans entendre la partie condamnée : ce qui paraît bien contraire au droit naturel, puisque tout accusé a le droit de se défendre 1578 .’

Les notes rédigées par Mgr Mignot après ses visites ad limina confirment les dénonciations dont il est l'objet, mais ne font jamais allusion à d'éventuels reproches de la part du pape ou de mises en garde de la part du Secrétaire d'État. Bien au contraire. Ainsi en 1908 justement il écrit :

‘Lundi 16 (mars). Audience pontificale fixée à 11 heures. […] Il m'a complètement rassuré au sujet des intrigues dont j'ai été l'objet. Il n'y attache aucune importance. […] J'avais pris des notes comme aide mémoire… Me les voyant en main, il les prit et les lut avec grande attention. […] J'ai constaté que S. S. a une excellente mémoire. En tombant sur le paragraphe où je parlais de Loisy dont je m'étais séparé depuis qu'il soutenait des thèses hétérodoxes, il interrompit sa lecture et me dit en me regardant : "je me souviens qu'il y a quatre ans vous m'avez longuement parlé de Loisy que vous espériez ramener sur le bon chemin. Vous n'avez pas réussi". […] Il a paru assez contrarié quand il a lu sur mes notes le passage relatif à l'appréciation du C. Merry del Val trouvée dans les papiers Montagnini.’ ‘[…] Après l'audience, je descendis chez le C. Secrétaire d'État. Accueil très aimable. Ennuyé par sa phrase à Montagnini. Il ne l'a pas niée, mais il a dit que toute cette correspondance avait été falsifiée 1579 .’

Mgr Mignot était sans doute arrivé à l'audience assez serein. La veille le cardinal Ferrata l'avait assuré que sa situation personnelle lui paraissait bonne. On considère Mgr Mignot "comme un évêque instruit, intelligent, travailleur et qui fait figure". Le pape avait lu les récents articles du Correspondant. Il avait "trouvé le travail intéressant" et avait signalé seulement quelques hardiesses.

L'archevêque d'Albi rentre donc de Rome rasséréné. Mais l'hostilité qu'il suscite dans son diocèse, en France et à Rome même n'en est pas pour autant dissipée. Il faut tenir compte de l'impression fâcheuse que produit "la tendance des protestants et des évadés à tirer de vos écrits bien plus de conclusions larges que vous n'avez voulu en mettre" lui écrit l'abbé Ardoïn 1580 . Il est certain que les commentaires bienveillants de la presse protestante décontenancent les catholiques conservateurs :

‘A rigueur de conclusion, cette presse tendrait à produire l'impression sur les lecteurs insuffisamment avertis, que Mgr Mignot dans certaines occurrences, de concession en concession, d'atténuation en atténuation en est arrivé dans sa conduite ou dans ses écrits à être d'un catholicisme si estompé qu'il le sépare à ce point de ses collègues dans l'Épiscopat, de la doctrine de l'Église, que les protestants le puissent regarder, sinon encore comme un des leurs, du moins comme leur étant le plus voisin possible 1581 .’

Aussi bien l'archevêque écrit-il à l'abbé Naudet : "J'ai pris la résolution de ne plus rien dire, de ne plus même penser…" 1582 Mgr Mignot ne tînt pas réellement sa résolution et son intervention en faveur du Sillon, en avril 1910 1583 , venant s'ajouter à son ambiguïté doctrinale, a été perçue, si l'on en croit Mgr Lacroix qui donne à P. Sabatier des nouvelles qu'un ami lui apporte de Rome, comme un affront impardonnable :

‘La rancune du Vatican contre Mgr Mignot est surtout d'ordre doctrinale. On le sait libéral ; mais surtout on le suspecte de modernisme. Les Jésuites consulteurs de l'Index et du S. Office lui ont fait là-dessus un dossier aussi chargé que possible. Cependant, le plus gros grief de la Curie contre l'archevêque d'Albi, c'est qu'il a osé prendre la défense du Sillon. […] On avait savamment combiné tout une campagne pour perdre le Sillon. […] Mais la brusque et décisive intervention de Mgr Mignot arrêta le mouvement. […] Rome ne lui pardonnera jamais. […] Soyez sûr qu'on fera payer chèrement son acte d'audace à Mgr Mignot 1584 .’

L'intervention de Mgr Mignot n'a pas arrêté le mouvement puisque le Sillon est condamné en août. Tout au plus l'a-t-il peut-être retardé. Mais il est tout à fait vraisemblable que cette initiative a dû être jugée à tout le moins inopportune et qu'elle n'a pas contribué à arranger les affaires de l'archevêque au moment où il se trouve confronté à de nombreuses critiques concernant l'organisation du grand séminaire dont l'enseignement devient vite suspect aux yeux d'un certain nombre de prêtres du diocèse d'Albi.

En 1910 deux affaires concomitantes, bien que sans rapport l'une avec l'autre, secouent en effet le grand séminaire, car deux professeurs se trouvent directement impliqués : Prosper Alfaric et Joseph Bonsirven.

Notes
1564.

Outre Mgr Mignot sont cités Mgr Fuzet (Rouen), Geay (Laval), Bouquet (Mende), Lacroix (Moutiers), Le Nordez (Dijon), Oury (Alger) et Sueur (Avignon).

1565.

"Au dehors les combats, au-dedans les craintes", 2 Cor 7, 5.

1566.

L' Osservatore Romano avait pourtant démenti que "les archevêques de Rouen, Avignon, Albi, Alger et les évêques de Tarentaise et de Mende aient été invités à se rendre à Rome, ou aient été frappés d'une mesure disciplinaire quelconque", Semaine religieuse d'Albi, 23 juillet 1904, p. 470.

1567.

Mgr Mignot au baron von Hügel, 28 septembre 1904, ms 2805.

1568.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 10 septembre 1904, f° 24-25.

1569.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 18 septembre 1906, f° 46-47. Houtin donnait la nouvelle pour certaine à l'abbé Loisy : "On affirme maintenant que lorsque la difficulté de nommer des évêques sera tranchée, Pie pressera l'archevêque de donner sa démission", lettre du 16 septembre 1904, BN, Naf, 15655, f° 11.

1570.

Mgr Mignot au baron von Hügel, le 15 avril 1905, ms 2807.

1571.

Carlo MONTAGNINI (1863-1913), secrétaire de nonciature à Munich et à Vienne, il arrive à Paris en 1898. Après la rupture des relations diplomatiques entre la France et le Saint-Siège, il demeure à la Nonciature comme chargé d'affaires. Il est explusé de France en 1906 et ses papiers saisis. La presse en publie fin 1906, début 1907 de nombreux extraits. C'est ainsi que Mgr Mignot découvre les inquiétudes du Secrétaire d'Etat à son endroit. Ces textes furent publiés en 1908 sous le titre : Les fiches pontificales extraites des papiers de Mgr Montagnini, Paris, Nourry.

1572.

Sur le rôle de Mgr Mignot au sein de l'assemblée plénière de l'épiscopat en 1906, voir J.-M. Mayeur, La séparation des Eglises et de l'Etat, Ed. ouvrières, Paris, 1991, p. 102-105, 130-134. Sur sa position personnelle au sujet de la séparation, voir infra p. 528.

1573.

Mgr Mignot au baron von Hügel, 21 avril 1907,ms 2813.

1574.

Personnages impliqués dans l'affaire des fiches. A propos de la partie disciplinaire de l'encyclique Pascendi, E. Le Roy écrit : "Et cette organisation officielle de la délation ! Les mouchardises sous l'invocation de St Vadécard, voilà désormais le régime de l'Église. Quelle pitié de voir qu'on prend pour idéal les mœurs du Grand Orient !", lettre au P. Laberthonnière, 20 septembre 1907, M.-Th. Perrin, Op. cit., p. 149.

1575.

Lettre du 16 mai 1907, Houtin, Le P. Loyson, t. 3, pp. 301-302.

1576.

Journal, 10 octobre 1907, f° 2, ADA, 1 D 5 06.

1577.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 10 août 1907, f° 62-63.

1578.

Journal, 29 février 1908, f° 132,ADA, 1 D 5 06.

1579.

Notes sur mon voyage ad limina, mars 1908, ADA, 1 D 5 07.

1580.

L'abbé Ardoïn à Mgr Mignot, 10 mars 1909, ADA, 1 D 5-02.

1581.

A. Garenc, "Mgr Mignot et la Presse", L'Écho du Tarn, 22 juillet 1909.

1582.

Lettre à l'abbé Naudet, 22 mai 1908, BLE, 1973, p. 47.

1583.

Voir infra p. 522.

1584.

Fonds Sabatier, Urbino, Busta 51, fasc. 1, 25 juillet 1910. Je remercie M. Sorrel de m'avoir fait connaître les allusions à Mgr Mignot dans la correspondance Lacroix-Sabatier.