1.3 L'affaire Alfaric.

C'est en octobre 1905, qu'était arrivé au grand séminaire d'Albi, un jeune sulpicien originaire de l'Aveyron, Prosper Alfaric (1876-1955). Après avoir enseigné la philosophie au grand séminaire de Bayeux de 1902 à 1904, il avait été nommé professeur de dogme à celui de Bordeaux.

Il s'était fait remarquer par sa manière originale d'aborder les questions dogmatiques. Abandonnant la traditionnelle présentation des questions sous forme de thèses démontrées par l'Écriture, la tradition, la raison, il faisait sur chacun des dogmes un exposé historique de leur développement progressif. Cette manière de faire avait, on s'en doute, suscité quelque inquiétude chez certains ecclésiastiques bordelais qui s'en étaient ouverts auprès du cardinal Lecot, d'autant plus réceptif à ces craintes que, assez conservateur d'un point de vue doctrinal, il manifestait peu d'intérêt pour les recherches novatrices 1597 . Le supérieur du grand séminaire, M. Giraudin, s'était porté garant de la parfaite orthodoxie de son professeur.

L'entrée en application de la loi sur les congrégations enseignantes rendait problématique le maintien de M. Alfaric à Bordeaux. Aussi, M. Giraudin, sachant que la chaire de dogme était vacante à Albi, recommande Prosper Alfaric à son ami le chanoine Birot. Celui-ci présente le jeune professeur à l'archevêque en mai ou juin 1905.

Le récit que P. Alfaric fit plus tard de cette première entrevue 1598 , explique sa nomination au grand séminaire d'Albi par une convergence de point de vue entre l'archevêque et lui-même sur les principaux problèmes qui se posaient alors à l'Église et d'abord sur celui de l'enseignement de la théologie. Mgr Mignot préoccupé par le fait que l'enseignement du dogme est "devenu plus important et plus difficile que jamais, à cause des objections de tous ordres soulevées contre les diverses croyances au nom des sciences les plus récentes et les mieux établies", en souhaite un profond renouvellement. Or ce qu'il a appris de l'orientation donnée à son enseignement à Bordeaux par l'abbé Alfaric, lui donne à penser que les préoccupations du professeur sont proches des siennes. Il le sonde sur ce point. L'abbé Alfaric expose sa méthode qui consiste quel que soit le sujet à traiter à se demander

‘s'il n'en existait pas une certaine idée à travers les religions païennes en allant, selon l'esprit d'Auguste Comte, du fétichisme […] au polythéisme […], puis à la monolâtrie et au monothéisme des religions les plus proches de l'Évangile. Une étude particulièrement attentive devait être consacrée au judaïsme, puisque c'est de lui que vient la foi chrétienne. Enfin, pour bien comprendre cette dernière, il importait de voir à quelle époque et dans quelles circonstances elle s'était officiellement affirmée, quels étaient les termes précis et authentiques de sa définition 1599 .’

Et surtout, il dit avoir conçu ce programme à la suite de la lecture du livre de M. Hogan,Les Études du clergé. Le sulpicien y constatait en effet que dans "les questions vitales pour l'humanité", qu'elles soient philosophiques ou théologiques "la tendance est de les traiter historiquement […] comme si l'on ne pouvait connaître, en fait de vérité, que l'histoire des efforts de l'homme pour y parvenir" 1600 . Il insistait longuement sur le fait que la théologie dogmatique n'était "une science vivante qu'à la condition d'être animée par l'histoire" et mettait en doute la possibilité "d'avoir une intelligence complète d'un dogme, si l'on ne poursuit pas les phases qu'il a traversées, en un mot, si l'on en possède pas l'histoire" 1601 .

Ces précisions obtiennent "le plein agrément" de l'archevêque. Et l'on peut en effet penser que Mgr Mignot, heureux de trouver dans le jeune prêtre un disciple de M. Hogan, le professeur vénéré qui l'avait jadis introduit à la pensée de Newman, a immédiatement accordé sa confiance à l'abbé Alfaric.

Durant la conversation qui roule sur les idées de M. Hogan, de l'abbé Loisy, de Mgr Duchesne, de l'abbé Turmel, mais aussi sur le Sillon, Alfaric dit avoir entendu dans les propos de Mgr Mignot "comme un écho de (ses) propres réflexions" et avoir acquis la conviction que leurs "vues s'harmonisaient sur toute la ligne depuis la définition dogmatique du Dieu unique en trois personnes jusqu'au programme de justice sociale et de loyauté républicaine des Sillonistes" 1602 .

L'article publié peu après par le nouveau professeur de dogme dans la Revue pratique d'apologétique 1603 permet toutefois d'entrevoir que cette harmonisation des points de vue pouvait être source d'équivoques. L'abbé Alfaric s'attache à montrer que l'histoire des religions pouvait être envisagée d'un point de vue finaliste. Puisque "tout ce qui vit tend vers certaines fins" et que "l'humanité est profondément religieuse", il s'en suit qu'une telle aspiration universelle ne peut pas être vaine et que l'on peut en conclure l'existence de Dieu. D'autre part puisque les religions entendent répondre à un besoin fondamentale de l'homme, seule celle qui répond le mieux à ce besoin peut être considérée comme la plus authentique et elle ne manquera pas de se répandre universellement. Seul le christianisme, dans sa version catholique, répond à ce critère : "ainsi l'histoire des religions bien comprise ne montre pas seulement la nécessité des croyances religieuses, elle ne se borne même pas à établir la supériorité du christianisme, elle conduit encore au seuil de l'Église romaine" 1604 .

Le long compte rendu que l'abbé Bricout fait de cet l'article dans la Revue du clergé français 1605 présente une série d'objections qui mettent en évidence les limites du point de vue finaliste. Le besoin religieux "quand même une réalité ontologique n'y répondrait pas" ne pourrait-il pas être satisfait par une simple création des facultés humaines ? L'histoire de l'humanité est encore courte. Qu'est-ce qui prouve que ce besoin religieux universel n'est pas "un besoin d'enfant qui disparaîtra ou se transformera avec l'âge" ? Le christianisme possède des éléments durables qui explique sa diffusion universelle mais il en contient d'autres dans lesquels il s'est incorporé et qui pourront être rejetés par une humanité plus critique. Comment être sûr que ce christianisme "modernisé" sera encore le christianisme ? D'un point de vue finaliste qu'est-ce qui prouve que le protestantisme n'est pas la religion des temps modernes "parce qu'il répond mieux que le catholicisme romain aux exigences de l'esprit moderne, si amoureux de liberté en toutes choses" ?

Mgr Mignot était sensible à ces objections. C'est pourquoi il partageait plutôt la conception apologétique de l'histoire des religions de l'abbé de Broglie, fondée sur l'argument de causalité : de toutes les religions, seul le christianisme demeure inexplicable par les seules causes naturelles. Mais la proposition d'Alfaric n'était pas inconciliable avec ce point de vue pour autant que la validité de la nouvelle approche soit limitée au seul plan historique afin justement de ne pas évacuer la question du surnaturel, c'est à dire la réalité d'une révélation divine.

En 1905, l'abbé Alfaric est loin de nier la révélation. Il s'efforce seulement de concilier "l'idéalisme religieux avec le réalisme critique" 1606 et l'on comprend qu'un climat de confiance se soit vite installé entre le professeur de 29 ans et le prélat de 63 ans. Le premier trouve auprès de l'archevêque un accueil paternel et un interlocuteur compréhensif. Il se sent "en communion plus étroite (avec l'archevêque)… qu'avec aucun de ses collègues" et se rappelle ses rencontres avec lui comme "une oasis dans le désert". Le second, nous l'avons déjà évoqué, n'hésite pas à faire appel au premier pour débattre d'un problème qu'il rencontre dans ses recherches et pour lui servir de plume en particulier pour les mandement de carême 1607 .

Mais les confidences avaient leurs limites. D'un côté, même si Mgr Mignot a considéré le jeune professeur comme un confident avec qui il pouvait parler librement, sa situation et la différence d'âge ne lui permettaient pas d'évoquer ses propres interrogations et la manière dont il résolvait pour son compte les contradictions dans lesquelles le plaçaient les textes du magistère. Réciproquement, malgré l'accueil paternel qu'il a trouvé auprès de l'archevêque, l'abbé Alfaric n'a pas cru pouvoir s'ouvrir auprès de lui du douloureux débat intellectuel qui était le sien à partir de 1908. Mgr Mignot en fut très certainement blessé : "Vous savez dans quel accord intime de pensée j'étais ou je croyais être avec vous" 1608 , dira-t-il à Alfaric lors de leur dernière rencontre.

C'est à partir de la publication du décret Lamentabili etsurtout de l'encyclique Pascendi, que l'abbé Alfaric éprouve de plus en plus de difficulté à concilier les conclusions que ses recherches l'amenaient à faire et les affirmations de l'orthodoxie. Le lecteur de Loisy qui voyait dans l'Évangile et l'Église "la meilleure apologie du christianisme catholique" se trouve en porte à faux puisqu'il tenait pour "vérités évidentes" les erreurs qui étaient dénoncées dans les documents du magistère. Le conflit lui apparaît insurmontable et le place dans une position intenable. La crise qu'il traverse se dénoue quand il parvient à la conclusion qu'aucune preuve rationnelle de l'existence de Dieu n'est réellement concluante. A la rentrée 1909, considérant qu'il a perdu la foi, il s'en ouvre au secrétaire général de l'archevêché, M. Rous. En commun, ils élaborent une stratégie visant à atténuer autant que possible le scandale que n'allait pas manquer de provoquer la sortie de l'Église du professeur de dogme. En avril 1910, l'abbé Alfaric quitte le séminaire. Officiellement pour des raisons de santé 1609 .

Mgr Mignot est profondément affecté par ce départ. Il s'emploie à le rendre le moins difficile possible par une aide financière et il demande à Loisy de bien vouloir s'occuper de P. Alfaric : "Mon affection pour lui n'a pas diminué, écrit-il à l'exégète, et je vous remercie de ce que vous avez fait dans l'intérêt de son avenir" 1610 . Et jusqu'à la veille de sa mort, il a tenu à ce qu'Alfaric sache qu'il lui gardait son affection 1611 . De fait Mgr Mignot s'est constamment préoccupé de l'avancement de la thèse de son ancien professeur de dogme en demandant régulièrement des nouvelles à Loisy. Ainsi en 1915 : "Je craignais que la vie de St Augustin de L. Bertrand, qui a un gros succès de librairie, et qui est littérairement fort intéressante, ne fit tort à la thèse de M. Alfaric, mais je pense que celui-ci dominera la question de bien plus haut 1612 . Il y a longtemps que ce cher Sulpicien aurait dû finir sa thèse. Mais il médite sans doute, comme notre vieux M. Pinault sur le Rien de toutes choses" 1613 .

Les véritables motifs du départ de P. Alfaric furent très vite connus et ils alimentèrent les reproches qui étaient adressés à l'archevêque de ne pas assez surveiller son séminaire et de trop s'en remettre à l'abbé Birot dans le choix malheureux de ses professeurs. C'est qu'à la même époque on apprenait que l'abbé Bonsirven (1880-1958) s'était vu refuser la possibilité de soutenir sa thèse d'Écriture sainte à Rome.

Notes
1597.

Marc Agostino, Le cardinal Lecot (1831-1908). Un évêque face au monde moderne, Thèse de doctorat de Troisième Cycle, Université de Bordeaux III, 1974, p. 256-257.

1598.

P. Alfaric, Op. cit., p. 154

1599.

P. Alfaric, Op. cit., pp. 150-151.

1600.

J. Hogan, Op. cit., pp. 130-131.

1601.

J. Hogan, Op. cit., pp. 436-437.

1602.

P. Alfaric, Op. cit., p. 155.

1603.

P. Alfaric, "Valeur apologétique de l'histoire des religions", RPA, 1er novembre 1905, pp. 110-118 et 15 novembre 1905, pp. 145-158.

1604.

P. Alfaric, art. cit., RPA, 15 novembre 1905, p. 158.

1605.

"A travers les périodiques, RCF, 1er décembre 1905, pp. 101-103. Pour les citations qui suivent p. 103.

1606.

P. Alfaric, Op. cit., p. 165.

1607.

"De temps en temps, l'Archevêque me faisait appeler pour les raisons les plus diverses. […] Un jour, il me demanda si je pouvais lui préparer un mandement… pour la composition duquel il manquait du temps disponible. Je m'étais acquitté une autre fois d'une tâche du même genre et je l'avais fait allègrement", P. Alfaric, Op. cit., p. 216.

1608.

P. Alfaric, Op. cit., p. 233. Voir notre article "Une amitié intellectuelle au risque du malentendu. Mgr Mignot et Prosper Alfaric (1905-1910), à paraître dans le BLE.

1609.

Mgr Mignot reste accroché à cette explication de l'origine des difficultés de son professeur de dogme. C'est ce qu'il dit à l'évêque de Rodez dans une lettre du 15 avril 1910 au lendemain de sa dernière entrevue avec P. Alfaric. C'est ce qu'il dira au cardinal De Laï dans son mémoire de 1911 puis de vive voix en 1912. Dans ses mémoires, P. Alfaric affirme que c'est le secrétaire général de l'archevêché qui lui a conseillé de simuler la dépression nerveuse. Il y a tout lieu de le croire. En effet, et la réponse de Mgr de Ligonnès à Mgr Mignot est à cet égard révélatrice, c'était une solution bien commode. Si le malheureux était un malade, si "l'imagination plutôt que l'intelligence" avait pris le dessus, alors non seulement Alfaric n'était pas coupable, mais aucun de ceux qui lui avaient fait confiance ne l'était. En pleine répression antimoderniste et compte tenu de la suspicion dont Mgr Mignot était l'objet, il est compréhensible qu'il ait fait tout son possible pour accréditer la thèse de la dépression et parer d'avance à d'éventuelles accusations, sinon de complicité, du moins de laisser-aller dans le contrôle de ses professeurs. Auprès de tous ses interlocuteurs il insiste - au risque de friser l'invraisemblance - sur la parfaite orthodoxie de l'enseignement d'Alfaric qui "ne faisait que commenter S. Thomas" (à Mgr de Ligonnès). Même auprès de Loisy Mgr Mignot reste équivoque. Il lui écrit le 3 septembre 1910 : "Je n'ai jamais pensé que vous eussiez influencé la grave décision de M. Alfaric. Depuis plusieurs années il souffrait du mal dont vous avez vu le résultat". A quel "mal" songe l'archevêque ? au rationalisme ou à la dépression ?

1610.

Mgr Mignot à A. Loisy, 3 sept. 1910, f° 236-237-238.

1611.

"A l'occasion dites à M. Alfaric qu'il est de ceux que je n'oublie pas", Mgr Mignot à A. Loisy, 15 janvier 1918, f° 254.

1612.

Les craintes exprimées par Mgr Mignot avaient sans doute été dissipées à la lecture du compte rendu qu'Alfaric avait fait du livre de Louis Bertrand dans RHLR, 1914. Il y relevait "de graves méprises et de grosses lacunes" et citait en conclusion, une lettre dans laquelle saint Augustin admonestait son correspondant, l'invitant à étudier son œuvre de plus près pour mieux la comprendre.

1613.

Mgr Mignot à A. Loisy, 4 janvier 1914, f° 242. La rédaction de la thèse fut terminée fin 1916, mais Alfaric n'avait pas les moyens de la faire imprimer. C'est grâce à Salomon Reinach qui fit l'avance à l'éditeur E. Nourry que le livre put paraître. La soutenance eut lieu le 12 décembre 1918.