1.4 L'affaire Bonsirven.

Originaire de Lavaur, il avait été envoyé par Mgr Mignot faire ses études à Saint-Sulpice. Ordonné prêtre en 1903, il avait été immédiatement nommé, au grand regret de Mgr Mignot qui souhaitait lui voir poursuivre ses études 1614 , professeur d'Écriture sainte au grand séminaire d'Albi. Toutefois, pouvant faire assurer cet enseignement par un autre professeur, l'abbé Augustin Fabre, Mgr Mignot expédie le jeune prêtre d'abord à l'Institut catholique de Toulouse en 1905, puis l'année suivante à Rome. Contrairement à ce qu'affirment certaines notices biographiques, l'abbé Bonsirven n'a pas été élève à l'école biblique de Jérusalem comme en témoigne une lettre au P. Lagrange dans laquelle il lui dit regretter de n'avoir pas été son élève 1615 .

Il obtient la licence en juin 1908. Le récit qu'il fait de son oral à Mgr Mignot témoigne non seulement du caractère à tout le moins formel de l'examen, mais aussi de l'état de l'enseignement biblique à Rome dominé par des hommes qui s'obstinent "dans les idées les plus anciennes" et dont il pense "que, s'ils n'étaient pas aveugles dès le sein de leur mère, ils se sont fait aveugles pour le royaume de Dieu : c'est presque de l'Évangile ou de la contrefaçon, cela dépend des points de vue !" :

‘M. Vigouroux m'a fait parler de Saül et des armées israéliennes sous Saül et même avant : il sait, lui, très bien comment elles étaient recrutées et organisées. J'ai raconté au P. Janssens des choses très orthodoxes et très générales sur l'inspiration. Nous avons causé avec le P. Molini… des briques du P. Hummelauer et de la quantité de chameaux qu'elles nécessitaient dans les déménagements si fréquents des patriarches…" 1616

Il mesure la distance qui existe entre cette "obstination dans les idées les plus anciennes" et l'exégèse de Loisy dont il vient de lire les Synoptiques. Il est fasciné "par cette intelligence puissante" dont les "affirmations les plus aventureuses ont une telle logique". Même s'il pressent "que le suivre conduit aux abîmes", il a de la peine à se détacher de celui qu'il considère "presque comme un maître". Il se lance alors dans une recherche sur la littérature juive contemporaine des débuts de l'ère chrétienne. Sans doute est-ce là un thème a priori moins brûlant qu'un sujet portant directement sur l'Écriture. Sa thèse sur l'Eschatologie rabbinique d'après les Targums est terminée en mars 1910. Il en envoie un exemplaire à Mgr Mignot en lui demandant son avis. Il a conscience que son travail, dans un climat intellectuel "toujours plus intransigeant et plus retardataire" 1617 , va déconcerter : "Je crains que la Commission ne le trouve pas assez biblique et n'apprécie pas l'enquête minutieuse et originale qu'il suppose". Surtout il a pris conscience durant ses recherches que le sujet n'était pas si anodin qu'il en avait l'air : "L'obligation où j'étais de comparer avec le Nouveau Testament m'a créé de nombreuses difficultés : je ne voulais pas faire une eschatologie chrétienne, et, d'autre part, je ne savais pas trop à quelle limite je devais arrêter mes confrontations. […] A propos de l'Apocalypse, il est un point que j'ai entrevu dans mon travail et que je n'ai pas touché pour ne pas donner prise à trop de discussions : dans quelle mesure chaque livre est-il dépendant d'un courant juif, se rapproche-t-il plutôt des apocalypses que de la littérature talmudique ?" 1618 Ce constat fait pour l'Apocalypse, il entrevoit qu'il est sans doute possible de le faire pour d'autres livres du Nouveau Testament et qu'il y a là un point important, "relativement à la valeur historique du Nouveau Testament".

Malgré toute sa prudence, il n'est pas admis à soutenir sa thèse. Mgr Mignot en est informé le 21 mai par une lettre de l'abbé et le 23 par une lettre de M. Vigouroux :

‘Je regrette profondément que nous ayons été dans la douloureuse nécessité de refuser la thèse de M. Bonsirven, mais il n'était pas possible de faire autrement : elle n'est pas catholique […]. Ce qui m'a surpris c'est qu'il ne se fût pas rendu compte lui-même du désaccord qui existe entre la doctrine catholique et sa thèse 1619 . ’

Mgr Mignot note dans son Journal : "Il y a quelque anguille sous roche. Cette thèse, qui aurait passé d'emblée à Paris, aurait été admise à Rome même, si l'on n'avait voulu atteindre le modernisme". Il demande à l'abbé Bonsirven s'il lui est possible de présenter une autre thèse. Celui-ci a bien conscience que ce serait la seule façon de se "refaire une orthodoxie", mais est-ce bien prudent ? Certes, la thèse a étonné les examinateurs : "La méthode est trop positive ; rien de théologique ; certains rapprochements les ont probablement effrayés et la conclusion générale les a déroutés. Ils ont évidemment senti qu'ils se trouvaient en présence d'un esprit aux antipodes du leur" 1620 . Mais l'analyse qu'il fait de la manière dont a été prise la décision de refuser sa thèse l'amène à penser "que l'orthodoxie du candidat n'a pas seule été en jeu", c'est le futur professeur dont on redoute l'enseignement qui a été visé. L'abbé Bonsirven n'a sans doute pas complètement tort. Dans la lettre de M. Vigouroux déjà citée, celui-ci se réjouit en effet du fait que l'on a, par cette mesure, évité le grand mal que le professeur "aurait été pour ses élèves, s'il leur avait donné sa mentalité".

A Albi, on interprète ce refus comme visant indirectement l'archevêque. C'est en tout cas le sentiment de l'abbé Birot qui écrit à Mgr Batiffol : "La thèse de Bonsirven, très remarquable,[…] a été refusé par la Commission biblique comme imprégnée de modernisme (!). Un modernisme que M. Vigouroux lui-même n'avait pas vu 1621 et qu'il lui a fallu les lumières de la Sacrée Commission pour distinguer. D'aucuns jugent que c'est un modernisme opportun, et où le seul pauvre diable de Bonsirven n'est pas visé" 1622 .

Toujours est-il que celui-ci rentre dans son diocèse où il est nommé vicaire dans sa ville natale 1623 . C'est son suppléant, l'abbé Augustin Fabre, qui avait fait ses études à La Minerve d'où il était revenu docteur en philosophie et en théologie qui devient titulaire de la chaire d'enseignement de l'Écriture sainte.

Notes
1614.

"A mon grand regret, j'ai dû nommer au grand séminaire l'abbé Bonsirven que je voulais faire travailler encore un an ou deux", Lettre à Loisy, 10 octobre 1903.

1615.

Lettre s. d., citée par C. de Koning in Joseph Bonsirven et l'évolution de l'Église, 1880-1939, mémoire de maîtrise, Université de Nice, 1998, p. 12.

1616.

Lettre du 5 juin 1908, BLE, octobre-décembre 1970, p. 265.

1617.

Lettre du 25 février 1910, ADA, 1 D 5 01. Il évoque dans la même lettre un livre du P. Lépicier, professeur à la Propagande, sur l'évolution des dogmes : "tout ce qu'on peut imaginer de plus moyenâgeux. On y trouve que l'Église fait aux hérétiques une grande grâce de les brûler…" et celui du P. Eschbach sur la Santa Casa : "C'est le plus parfait spécimen ou bien de l'outrecuidance théologique en matière historique ou bien des méthodes d'a priori, jugement déjà arrêté et mauvaise foi".

1618.

Lettre du 12 mars 1910, BLE, octobre-décembre 1970, p. 267.

1619.

Lettre du 23 mai 1910, BLE, octobre-décembre 1970, p. 269.

1620.

Lettre du 27 mai 1910, BLE, octobre-décembre 1970, p. 270.

1621.

"M. Vigouroux n'a vu toutes mes hétérodoxies qu'en seconde lecture", abbé Bonsirven à Mgr Mignot, 27 mai 1910, BLE, octobre-décembre 1970, p. 270.

1622.

Lettre du 14 juin 1910, BLE, octobre-décembre 1970, p. 271.

1623.

Rappelons que l'abbé Bonsirven entré dans la Compagnie de Jésus en 1919, se vit confier à partir de 1928 un enseignement d'Écriture sainte et occupa, de 1948 à 1953, la chaire d'exégèse du N.T à ... l'Institut biblique pontifical de Rome.