Ces affaires sont utilisées à Rome contre l'archevêque qui envoie au baron von Hügel une brève carte pour l'en informer. "Une personne digne de toute confiance me fait savoir que le P. Billot, s.j., a déclaré à un visiteur, de qui mon correspondant le tient : 'Que l'archevêque d'Albi est absolument hérétique et qu'on va sévir contre lui ainsi que contre cinq ou six autres évêques de ses amis'. Vous voyez jusqu'où l'on veut aller dans l'entourage pontifical" 1624 .
Mais le départ de P. Alfaric et le refus de la thèse de l'abbé Bonsirven sont utilisés à Albi. Ils servent de prétexte à une dénonciation qui parvient au mois de décembre 1910 à la Secrétairerie d'État. Celle-ci transmet à la Congrégation de la Consistoriale le long mémoire d'un chanoine d'Albi qui dénonce "les tendances toujours plus libérales qui se sont manifestées dans le diocèse sous les auspices de l'archevêque" 1625 .
L'auteur du mémoire, le chanoine Prunet, déplore que Mgr Mignot, qui avoue en privé qu'il "a été imbu, dès sa jeunesse, des idées libérales" 1626 laisse propager dans le diocèse des idées avancées, pour ne pas dire modernistes. C'est qu'en fait, il laisse tout pouvoir à l'abbé Birot qui, par l'intermédiaire de son ami intime l'abbé Rous, secrétaire général de l'archevêché, est "à la tête du diocèse". Les professeurs nommés depuis 1903 ont "abandonné la scolastique, la théologie en latin, et ne font plus que de la critique en français", bref ils enseignent le modernisme. Or les condamnations romaines n'ont rien changé à ce fonctionnement déplorable, car "le conseil de surveillance est peuplé d'amis de M. Birot et de toute façon ne se réunit pas". Il est temps que Rome fasse cesser ce scandale.
Le cardinal De Laï, préfet de la Congrégation de la Consistoriale charge Mgr Mourey et Mgr Laperrine d'Hautpoul 1627 de faire une enquête. Ceux-ci interrogent sub segreto le P. Pègues qui a enseigné à l'Institut catholique de Toulouse, M. Vigouroux et l'évêque de Cahors, Mgr Laurans 1628 .
Le premier estime que Mgr Mignot "est, dans son diocèse, un danger pour la pureté et l'intégrité de la foi" et que "son influence est néfaste au point de vue doctrinal". Quant à Birot, c'est "un esprit flottant sur les questions de doctrine […] qui se porte d'instinct vers ce qu'il y a de plus nouveau et de plus hardi". Il conclut : "Rien ne sera jamais capable, humainement parlant, de redresser ces deux intelligences parce que l'une et l'autre sont au plus haut point, ce qu'on appelle des esprits faux, faussés chaque jour par leurs fréquentations intellectuelles" 1629 .
Le second s'emploie à réduire au maximum les reproches que l'on peut adresser à l'archevêque. Certes, "depuis dix ans il ne l'a plus entrevu qu'en passant", mais du temps où il le voyait de près il était "animé d'une foi profonde" et était "un modèle de vie sacerdotale". On peut toutefois lui reprocher "une certaine hardiesse dans les idées" et surtout le fait de se laisser abuser par des hommes qui exploitent "son talent en faveur de leurs idées suspectes", comme le montre la publication de ses deux livres à l'occasion de sa candidature à l'Académie française.
Quant à l'évêque de Cahors, il fait part des sentiments partagés que lui inspire le comportement contradictoire de Mgr Mignot qui d'un côté se distingue "par la gravité de sa vie et par une piété visible qui sort de l'ordinaire", mais de l'autre, se montre favorable "plus qu'il ne faut" à des doctrines hardies : "Je l'ai même entendu, après avoir écarté énergiquement de lui le nom de 'moderniste' avancer comme proposition personnelle une de celles qui ont été justement condamnées par le Décret Lamentabili" 1630 .
Dans leur note de synthèse pour le cardinal De Laï, Mgr Mourey et Mgr Laperrine d'Hautpoul émettent trois recommandations. Ils estiment d'abord qu'il faut "ménager l'humeur ombrageuse de l'archevêque, trop prompt à éclater contre Rome, trop habitué à prétexter l'esprit de parti et la malveillance" 1631 . Comme tout semble indiquer qu'il est découragé et que l'on peut s'attendre à une démission prochaine, la patience s'impose. En revanche, il faut immédiatement retirer à Birot, "kantiste, étatiste, moderniste", toutes ses responsabilités. Enfin il faut demander au nouveau supérieur, nommé en août 1909, l'abbé Bonnet, qui présente un certain nombre de garanties puisqu'il avait fait ses études à la Grégorienne et qu'il était Docteur en Droit canonique, "un exposé fidèle du ratio studiorum" en vigueur au séminaire. Le cardinal De Laï se range d'abord à cette troisième recommandation.
Le rapport que fait parvenir l'abbé Bonnet insiste en commençant sur la nette différence qui existe entre les prêtres ordonnés avant et après 1900. Les premiers sont toujours "fidèles aux vieilles et saines traditions tandis que les seconds sont en grande partie contaminés par le bacille des nouveautés contemporaines". A partir de 1903, "le modernisme devint la mode dans le grand séminaire. Les premiers livres de Loisy y firent des prosélytes ; Il Santo de Fogazzaro y compta des admirateurs ; l'Eveil démocratique et le Sillon de Marc Sangnier y trouvèrent de nombreux lecteurs. Le goût des nouveautés en philosophie, en histoire, en exégèse et en théologie fit tourner toutes les têtes et le séminaire devint un foyer de modernisme et de sillonnisme". Se reprenant, il atténue ses propos en rajoutant mitigé derrière modernisme et accentué derrière sillonnisme.
Il semble en effet que l'enseignement social dispensé au séminaire inquiète autant, sinon plus, que l'enseignement doctrinal, car il paraît avoir plus d'impact sur les séminaristes. En juin 1909, le chanoine Cazes, archiprêtre de Castres et directeur de la Croix du Tarn, invité à présider la clôture de la Conférence des Œuvres "sorte de revue des opinions sociales enseignées dans la maison" est "entièrement dérouté" par les mémoires présentés par les séminaristes : "Leurs conceptions théoriques de la société confinaient au socialisme, écrit-il à l'archevêque. Il me fut facile de leur montrer que le socialisme n'était possible que par l'internationalisme, que celui-ci conduirait fatalement à l'anti-militarisme et que tout le profit qui en résulterait pour la paix publique serait de substituer la guerre sociale aux guerres politiques" 1632 . Le supérieur du séminaire devait être également très sensible à l'emprise des idées des abbés démocrates sur les séminaristes, car Mgr Mignot indique au Préfet de la Consistoriale qu'à toutes ses qualités "M. Bonnet joint l'avantage de professer théoriquement des opinions royalistes et réactionnaires, ce qui n'a pas peu contribué à le préserver de tout soupçon de complaisances pour les idées modernistes" 1633 .
Le rapport du supérieur corrobore les informations alarmantes qui ne cessent de parvenir à Rome, depuis quelques années, sur l'état déplorable des esprits dans les séminaires en France. Ainsi par exemple, Mgr Montagnini évoque dans un rapport de mai 1906 "l'excellent article paru dans L'Ami du clergé, intitulé 'Cri d'alarme', dans lequel sont signalés avec frayeur les déplorables tendances de l'éducation dans les séminaires au point de vue théologique et philosophique. Il est absolument certain que nombre de jeunes prêtres au dessous de quarante ans sont enclin au rationalisme, imbus de kantisme, hostiles à la tradition, américanistes, démocrates et peu respectueux pour les congrégations romaines et spécialement pour l'Index qu'ils se plaisent à peindre comme composé d'ignorants et d'envieux" 1634 .
Le cardinal De Laï commence donc à s'impatienter. Il trouve que l'on prend beaucoup trop de temps pour décider quelque chose : "Il faut se dépêcher parce que la ruine augmente de jour en jour. Nous sommes reponsables devant Dieu et devant le Pape si nous ne faisons rien quant à nous pour l'arrêter". 1635 Le 2 mai il demande directement à l'archevêque de se justifier.
Mgr Mignot répond en deux temps, par une lettre brève du 21 mai, puis par un long rapport du 12 juin. Il s'explique d'abord sur l'affaire Alfaric. Il rappelle qu'il lui avait été recommandé par M. Vigouroux et que le professeur "n'a jamais donné prise à la critique dans son enseignement". Quant à sa défection, "il n'a été au pouvoir de personne ni de la prévoir ni de l'empêcher" et il faut y voir la conséquence d'une neurasthénie aiguë plutôt que d'une "apostasie calculée". En tout état de cause, l'abbé Birot ne saurait être tenu pour responsable. Il n'a jamais été un ami intime d'Alfaric et de toute façon, "c'est sur le séminaire que son influence considérable s'est faite le moins sentir". Il vient cependant de donner sa démission des fonctions de Directeur des études ecclésiastiques et de membre du Conseil de vigilance. Sa nomination dans l'organe de surveillance institué par le motu proprio Sacrorum antistitum du 1er septembre 1910 avait été jugée scandaleuse par les intransigeants qui le rendaient responsable du fait qu'il ne se réunissait jamais. Mgr Mignot répond que s'il n'a pas jugé utile de réunir le Conseil de vigilance, ce n'est pas sur les injonctions de l'abbé Birot, mais tout simplement parce qu'il "n'y a personne à censurer " dans le diocèse d'Albi.
L'archevêque en vient ensuite aux accusations de rationalisme et de modernisme portées contre lui. Il y répond d'abord, avec un brin d'agacement, par un petit exposé de critique textuelle : "Le cite-t-on ? dans son contexte ? donne-t-on des citations exactes ou seulement des interprétations de sa pensée ?". Il convient d'abord de répondre à ces questions afin de ne pas se livrer "en ces matières (à un) procès de tendance". Il justifie ensuite son action qui, de son point de vue, n'a fait que s'inspirer directement des directions du Saint Siège" :
‘Certes, je me suis efforcé de donner à l'enseignement du séminaire le caractère scientifique et éclairé que réclame le service de la vérité, comme l'intérêt de l'Église. Votre Éminence est trop avertie pour ignorer les légitimes progrès, consacrés par l'enseignement de l'Église elle-même, faits tous les jours par les sciences sacrées. Le Saint Siège n'a-t-il pas le juste souci de les suivre et de les favoriser ? Ce sont cependant ces progrès de la vérité qui sont souvent, par les esprits peu initiés aux études religieuses, considérés comme des altérations de la doctrine. La vérité est le scandale ordinaire de l'ignorance. C'est l'écueil que rencontrent, dans leur effort le plus légitime pour le service de l'Église, les prêtres les plus intelligents et les plus pieux 1636 .’Il termine, enfin, non sans humour, en assurant le cardinal que la situation dans les séminaires français, particulièrement dans le sien, est beaucoup moins dramatique que celle des séminaires italiens où, si l'on en croit la presse, "régnerait un véritable péril moderniste".
Mgr Mignot au baron von Hügel, 27 [?], ms 2806. Le baron a écrit en marge : 1904 ? et une autre main : [octobre 1910 ?]. La première date ne convient pas puisque la carte fait allusion au serment antimoderniste institué par le motu proprio Sacrorum antistitum du 1er septembre 1910. La seconde n'est pas certaine. J'incline plutôt à dater cette carte de fin novembre. Le correspondant dont il est question est vraisemblablement l'abbé Naudet à qui Mgr Mignot écrit le 27 novembre 1910 : "Les paroles de Billot sont graves. Que faudrait-il faire, à votre avis, pour déjouer le coup et empêcher de saintes et innocentes âmes de placer leur tête sur ce fatal billot ?", BLE, 1975, p. 75.
ASV, R. 18, 1910, fasc. 3, f° 230.
Mémoire Prunet, 30 novembre 1910, Archives de la Consistoriale, dossier 780/10.
Gaston LAPERRINE D'HAUTPOUL (1848-1919), ancien élève de Sorèze, chapelain de Saint-Louis-des-Français à Rome avec le titre d'évêque in partibus de Caryste, administrateur de Sorèze en 1913.
"Cahors est bon mais quelle intransigeance", Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 23 novembre 1908, f° 71-72.
Lettre du 30 janvier 1911, Archives de la Consistoriale, dossier 780/10.
Lettre du 1er février 1911, Archives de la Consistoriale, dossier 780/10.
Rapport Mourey - Laperrine, 15 février 1911, Archives de la Consistoriale, dossier 780/10.
Lettre du 26 octobre 1909, ADA, 1 D 5 01.
Ce en quoi Mgr Mignot se trompait. Aucune invraisemblance n'arrête les délateurs. Certains prêtres craignant de voir l'abbé Bonnet nommé coadjuteur, le dénonce comme "personnellement moderniste et servant de couverture aux modernistes", Archives de la Consistoriale, dossier 780/10.
ASV, 1905, fasc unico, f° 25.
"Bisogno sbrigarsi perche la rovina di giorno in giorno aumenta. Noi siamo responsabili davanti a Deo ed al Papa se non faciamo niente quanto a noi per arrestarla". Note au crayon rouge, s. d., insérée dans le dossier de la Consistoriale après une lettre de Mgr Mourey en provenance d'Albi, datée du 30 mars1911 et reprenant les mêmes arguments.
Rapport du 12 juin, Archives de la Consistoriale, dossier 780/10.