1.6 Ultimes dénonciations.

La mise à l'écart de l'abbé Birot a-t-elle était jugée suffisante par Rome ? Il semble que oui puisque le cardinal De Laï considère que l'incident est clos.

Tel n'est pas le sentiment à Albi où l'on considère que rien n'a réellement changé. A l'automne 1911, un autre prêtre du diocèse, le chanoine Garenc, envoie un long rapport contre l'archevêque et l'abbé Birot. Au premier, il reproche la grande part de responsabilité qui lui revient dans la dégradation du climat de confiance qui devrait exister entre lui et ses prêtres "tant par ses personnelles manifestations inquiétantes d'opinions que par une habituelle intimité de collaboration" avec l'abbé Birot auquel "la grande majorité du Tarn" est désormais hostile. C'est lui, l'éminence grise dont on retrouve la "facture" derrière tous les textes importants de l'archevêque, depuis le discours de Toulouse qui "troubla par ses obscurités et l'étrangeté de certaines propositions" jusqu'aux articles sur le Sillon 1637 , en passant par les affaires qui ont secoué le grand séminaire. Et voilà que Birot vient de faire le panégyrique de Tolstoï. Le cardinal De Laï exige de nouvelles explications. L'archevêque écrit à Mgr Lacroix :

‘En rentrant à Albi, j'y ai trouvé les ennuis ordinaires, mais ce qui me contrarie c'est que M. Birot a été dénoncé à la Consistoriale par des prêtres, voire des chanoines titulaires - imbéciles il est vrai - pour avoir fait l'éloge de Tolstoï et l'avoir comparé à St François d'Assise. Ai-je besoin de dire que c'est absurdement faux et que j'ai écrit un rapport là-dessus au cardinal De Laï. C'est à dégoûter de certaines gens 1638 .’

Mgr Mignot profite de sa visite ad limina de janvier 1912 pour tenter de mettre les choses au point. Dans la liste des sujets dont il veut s'entretenir avec le Souverain Pontife, il note : "Protester contre les accusations d'hérésie dont j'ai été l'objet de la part non seulement d'imbéciles et d'ignorants, mais de la part de hauts personnages trompés, mal renseignés. […] Demander d'avoir communication des dénonciations dont je puis être l'objet" 1639 . Lors de son audience, Pie X, une nouvelle fois, le rassure : "Il m'a affirmé à plusieurs reprises qu'il n'avait pas l'ombre de défiance à mon égard, que, s'il avait eu des observations à me communiquer, il me les aurait écrites" 1640 . L'explication avec le cardinal De Laï a sans doute été plus difficile 1641 , mais Mgr Mignot pense être parvenu à remettre les choses au point, en particulier en promettant d'écarter de toute responsabilité l'abbé Birot 1642 . Il revient satisfait de Rome où, comme il l'écrit à l'abbé Naudet le 15 février, il n'a eu "qu'à (se) louer de l'accueil qui (lui) a été fait".

Mgr Mignot n'en avait pourtant pas fini avec les dénonciations. En 1913, il est de nouveau visé à travers ses collaborateurs :

‘A propos de M. Birot et de M. Rous je suis informé qu'ils viennent d'être une fois de plus dénoncés à Rome. Il n'est pas impossible qu'on envoie un visiteur apostolique. Ce serait pour eux et pour moi un gros ennui vous n'en doutez pas. Voyez-vous un visiteur apostolique venir fourrager dans le diocèse pendant 15 jours ou trois semaines, interroger n'importe qui en dehors de l'Ordinaire qui doit rester hors de tout, etc. Vous n'ignorez pas que j'ai là-bas quelques amis charitables qui cherchent à me dévorer si j'étais mangeable ! 1643

Le bruit circule en effet dans le diocèse qu'un informateur officieux du Vatican est en train d'enquêter. Il y a tout lieu de penser que cette rumeur s'est développée à partir de la présence dans le diocèse, début novembre 1913, de Mgr Andreucci, chanoine de Spolète, envoyé par le Saint-Siège, à la demande de Mgr Mignot, pour l'aider à régler un conflit qui l'opposait à l'un de ses prêtres. L'archevêque évoque avec le prélat italien les préjugés qui existent à son égard dans certains milieux romains. Il note dans son Journal :

‘Il me dit qu'on m'en voulait à Rome à cause de mes relations avec Loisy. Il ne me dissimula pas que le cardinal Billot et Dom Chamard m'avaient desservi ; qu'on regrettait mon intimité avec M. Birot ; qu'on m'en voulait beaucoup de l'avoir proposé pour l'épiscopat ; qu'on m'accusait de donner trop d'influence dans l'administration à M. Birot et à M. Rous ; qu'on avait été mal impressionné de la défection d'Alfaric ; que je n'avais pas assez veillé 1644 .’

Entre temps, il avait été directement mis en cause en 1912 à son retour de Rome. A l'occasion de la Chandeleur, Mgr Mignot avait fait une brève allocution au grand séminaire sur le thème de Nazareth. Rendant compte de la cérémonie, la Semaine religieuse d'Albi fait dire à Mgr Mignot "qu'à Nazareth, en dehors de ses travaux manuels, Notre Seigneur apprenait la théologie". Le texte de ce compte rendu est immédiatement envoyé à Rome. L'archevêque reçoit une lettre du cardinal De Laï lui signifiant le mécontentement du pape et lui demandant une rétractation.

"‘Je n'en revenais pas ! Qui pouvait avoir écrit pareille sottise, et qui pouvait avoir envoyé à Rome le numéro de la Semaine’," note-t-il dans son Journal. L'affaire prend une certaine importance puisque l'abbé Ardoïn l'informe de la part de M. Vigouroux "du mauvais effet produit à Rome" et que l'abbé Fabre vient lui dire "confidentiellement" qu'il avait reçu du grand séminaire de Lyon une lettre lui demandant des renseignements sur "l'incident d'Albi".

"Ici il y a rien ou plutôt il y a beaucoup, écrit l'archevêque à Mgr Lacroix, j'ai été dénoncé au pape comme ayant fait, un discours quelque peu socinien sur la science de Notre Seigneur. Ai-je besoin de vous dire qu'il n'y a pas un mot de vrai là dedans… mais pour vous l'expliquer il faudrait un volume. Ah le radicalisme religieux ! On a beau se cuirasser de dédain, il est désagréable de se savoir vilipendé" 1645 . Mgr Mignot est suffisemment inquiet pour transmettre une copie de la réponse qu'il fait au cardinal De Laï, au cardinal Ferrata pour avoir son avis. Celui-ci estime que les explications fournies au préfet de la Consistoriale sont suffisantes et se dit "persuadé que la sotte imputation doctrinale a dû tomber d'elle-même". Il considère donc que l'incident est clos, mais en parlera tout de même au Saint Père lors de sa prochaine audience 1646 . "Les choses en sont là, et il est probable qu'elles en resteront là", note Mgr Mignot dans son Journal le 13 avril.

Notes
1637.

En quoi l'opinion se trompait puisqu'en l'occurrence la plume était celle de P. Alfaric.

1638.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 11 octobre 1911, f° 179-180. Même remarque à l'abbé Naudet : "Il y a ici un petit comité de dénonciateurs qui envoient leurs infamies chrétiennes à Rome. On a dénoncé M. Birot comme ayant fait en chaire l'éloge de Tolstoï ! Alors que M. Birot avait dit que ce qui avait manqué à Tolstoï c'était la direction de l'Église, etc.", lettre du 16 novembre 1911, BLE, 1975, pp. 92-93.

1639.

Notes pour l'audience avec Sa Sainteté, vendredi 12 janvier 1912, ADA, 1 D 5 15.

1640.

Visite ad limina, janvier 1912, ADA, 1 D 5 14.

1641.

"J'ai été moins satisfait chez le cardinal De Laï qui tout en étant extrêmement aimable m'a fait part des très nombreuses dénonciations reçues d'Albi contre M. Rous et M. Birot", lettre à Mgr Lacroix, 7 février 1912, BN, Naf, 24404, f° 187-188

1642.

"L'Arch. a preso l'impegno di tenere da parte l'ab. Birot, confessando che le sue idee sono avventurate in materia sociale", Archives de la consistoriale, dossier 780/10, note du 16 février 1912.

1643.

Lettre à Mgr Lacroix, 23 décembre 1913, BN, Naf, 24404, f° 224-225. Et à l'abbé Naudet : "Il est bon que vous sachiez - confidentiellement - que de nouvelles dénonciations sont parties d'ici pour la Ville éternelle. On voudrait que le Pape m'oblige à me séparer de M. Birot et de M. Rous. Inutile d'ajouter que je suis moi-même suspect. […] Il n'est pas impossible que l'on envoie ici un visiteur apostolique faire une enquête, à la suite de laquelle le Pape agirait… Les deux intéressés n'en savent rien : il m'en coûte de leur en parler", lettre du 23 décembre 1913, BLE, 1975, pp. 106-107.

1644.

Varia, f° 163.

1645.

Mgr Lacroix à Mgr Mignot, 1er avril 1912, f° 191.

1646.

Cardinal Ferrata, lettre du 4 avril 1912, ADA, 1 D 5 17.