1.7 Une dernière échauffourée : l'affaire Rivière.

Arrivé, nous l'avons vu, en 1903 au grand séminaire d'Albi pour enseigner la théologie fondamentale, l'abbé Jean Rivière (1878-1946) qui avait soutenu une thèse de doctorat en théologie en 1902 sur l'Histoire du dogme de la Rédemption, publie en 1915, dans le Bulletin de Littérature Ecclésiastique un important article sur la science humaine du Christ 1647 , dans lequel il constate que le renouvellement de l'exégèse depuis un demi-siècle a mis en lumière la figure humaine de Jésus dans sa réalité historique et amené "des théologiens sérieux dont la science n'est pas moins contestable que l'orthodoxie" à se détacher de la synthèse scolastique pour proposer une conception prenant en compte les conditions ordinaires de l'humanité dans l'étendue et le développement du savoir humain du Sauveur. Il existe donc deux conceptions catholiques sur cette question. Si l'une se présente "avec l'éclat d'un long passé", l'autre, bien qu'elle en soit au "pénible tâtonnement des débuts", doit cependant être prise au sérieux. L'abbé Rivière estime en conséquence qu'il ne faut pas entraver sur ce point la liberté de discussion.

Le 28 octobre 1916, Mgr Mignot qui est à Toulouse pour le sacre de deux nouveaux évêques, rencontre Mgr Breton, recteur de l'Institut catholique qui lui demande ce qu'il pense de cet article. L'archevêque qui le trouve fort bon est surpris d'apprendre qu'il avait "effarouché plusieurs prélats" et que le recteur n'était pas sans quelque inquiétude sur la suite des événements. Peu de jours après, Mgr Breton écrit à l'archevêque pour l'informer que l'abbé Bricout lui avait appris que le conseil de surveillance de Paris avait appelé l'attention du cardinal Amette sur "la gravité de cet article". Mgr Mignot s'insurge contre ce qu'il considère comme une ingérence inadmissible de l'archevêque de Paris. Il prend la défense de son professeur en rappelant au recteur "qu'il est toujours permis d'exposer tous les systèmes et que l'exposé d'une théorie ne suppose pas l'adhésion à cette théorie".

Mais l'archevêque de Toulouse, alerté par Mgr Amette, intervient à son tour. Mgr Germain fait part à Mgr Breton de son émotion et de celle de son entourage à la lecture de l'article. Il craint que la question ne soit portée à Rome et qu'il n'en résulte "beaucoup d'ennuis" pour l'Institut et son recteur. Le conseil de surveillance est d'avis de demander une rétractation ou du moins une explication à l'abbé Rivière. Le recteur écrit à Mgr Mignot pour l'informer de la situation et lui dire son embarras. L'archevêque d'Albi reprend son argumentation : "On a le droit d'exposer toutes les doctrines. Comment les réfuter si on ne les connaît pas ? Les théologiens protestants reprochent aux nôtres d'interpréter l'Écriture à leur façon plutôt qu'au sens littéral. D'après eux nous prenons au sens littéral ce qui nous plaît, et au sens spirituel ce qui n'est pas conforme à nos idées. Ce n'est pas l'Écriture qui vous instruit, disent-ils, c'est vous qui donnez votre sens à l'Écriture". Il ne peut toutefois pas empêcher que l'article soit soumis, par l'intermédiaire de la Congrégation des séminaires et universités, au Saint-Office.

Sur ces entrefaites, l'abbé Rivière donne à la Revue du clergé français un article sur les principaux points de divergences entre l'Église catholique et l'Église orthodoxe 1648 . Fin avril, Mgr Mignot apprend par l'archevêque de Paris que cet article a été dénoncé. "L'odium theologicum ne meurt pas, écrit-il à Mgr Lacroix. L'abbé Rivière a publié dans la Revue du Clergé du 1er mars un article sur le Russie et le Catholicisme occidental. Je n'ai eu connaissance de rien. Or aujourd'hui j'apprends que le cardinal Amette lui a écrit pour lui dire qu'un évêque avait dénoncé l'article au Saint-Office (excusez du peu) ! que le Saint-Office venait de lui signifier à lui Archevêque de Paris, qu'un blâme était adressé à l'auteur de l'article et au réviseur. Le cardinal a fait commission directement à l'intéressé. Tout est passé par dessus ma tête. Je viens de lire l'article qui me paraît très sensé, très modérée... Et l'on disait que nous entrions dans une voie de modération" 1649 .

Il note dans son Journal :

‘Mieux vaut croire à la sincérité, à la droiture du prélat qui a condamné qu'à celle de l'évêque accusateur ; cela pourtant n'indique pas une grande largeur de vue. Cet état d'esprit n'est pas si rare qu'on pourrait le croire. Que de gens se croient en possession de la vérité totale exclusive. N'essayez pas de discuter, autant vaudrait se casser la tête contre un rocher.[…] Le sectarisme clérical est aussi odieux que l'autre. […] Je me demande encore ce que le prélat anonyme a pu blâmer dans l'article de M. Rivière et encore plus quel écho ses plaintes ont pu trouver dans le grave aréopage du Saint-Office 1650 .’

Ce blâme ne faisait pas oublier au Saint-Office l'article sur la science du Christ. Du moins Mgr Mignot ne connût-il pas la conclusion de cette affaire. Par un jugement en date du 5 juin 1918, le Suprême Tribunal interdisait que l'on enseigne dans les séminaires la récente théorie sur la science limitée de l'âme du Christ au même titre que la thèse classique de la science universelle. Cette théorie ne pouvait pas être tenue pour sûre, et il fallait en particulier maintenir les deux points suivants : l'âme du Christ vivant parmi les hommes a possédé "la science qu'ont les bienheureux dans la vision" et dès le début de son existence, "elle a connu toutes choses dans le Verbe, passées, présentes, futures, c'est-à-dire tout ce que Dieu connaît par la science de vision" 1651 .

L'année suivante, profitant du retour des prêtres de la Mission au grand séminaire, Mgr Cézérac écarte l'abbé Rivière de l'enseignement. Le 8 avril 1919, l'abbé Birot écrit à l'abbé Naudet :

‘Ici notre Archevêque poursuit avec des formes suaves et des airs ingénus son œuvre d'épuration doctrinale. L'abbé Rivière couvert de fleurs, appelés au haut enseignement théologique dans les Universités, mais trop savant pour un simple séminaire (sic), vient d'être expédié provisoirement (resic) en qualité d'aumônier dans un pauvre nid de vieilles nonnes à punaises dans la Montagne Noire. Comme il n'y a que le provisoire qui dure, je suis convaincu qu'il y est enterré et qu'il y mourra ! A cela près tout va bien 1652 . ’

Sur ce dernier point l'avenir démentira le pessimisme de l'ancien vicaire général de Mgr Mignot. La faculté de théologie catholique de l'université Strasbourg demanda l'abbé Rivière pour la chaire d'apologétique. Si, comme le note le chanoine Bécamel, "Mgr Cézérac n'était pour rien dans cette nomination, il eut le mérite de ne faire aucune opposition". L'abbé Rivière nommé en octobre 1919 occupa ce poste jusqu'à sa mort.

Notes
1647.

"Le problème de la science humaine du Christ. Positions classiques et nouvelles tendances", BLE, 1915-1916, n° 6, pp. 241-261, 289-314, 337-364. Sur ces articles voir E. Poulat, Histoire…, pp. 509-511.

1648.

"La Russie et le catholicisme occidental", RCF, 1er mars 1917. Cet article lui avait été demandé par le Comité pour la réunion des Églises pour une revue américaine qui le refusa, le jugeant trop favorable au point de vue catholique.

1649.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 20 avril 1917, f° 275-276.

1650.

ADA, Varia, 1 D 5 24.

1651.

Denzinger, Enchiridion symbolorum nos 3645-3647, cf. G. Dumeige, La foi catholique, n° 376-378.

1652.

BLE, juillet-septembre 1975, p. 210.