2. La candidature avortée à l'Académie française.

L'obligation d'avoir à se justifier en permanence face à la guérilla incessante des dénonciations les plus extravagantes contre lui-même et contre ses principaux collaborateurs, dont l'abbé Birot 1653 , exaspère l'archevêque dans la mesure où les demandes répétées d'explications semblent contredire les témoignages de confiance que lui prodigue le pape lui-même. En même temps, elle l'amène à se conduire avec une extrême prudence afin de ne pas prêter le flanc à de nouvelles critiques. L'épisode de l'éventuelle candidature à l'Académie française en est un bon exemple.

Suivre les péripéties de ce projet de candidature de Mgr Mignot n'aurait en effet pas grand intérêt si cela ne permettait de confirmer à quel point l'archevêque d'Albi se sentait lié, quoiqu'il lui en coûtât, par un devoir de fidélité au pape dès lors qu'était en jeu ce qui pouvait apparaître comme une brèche entre l'épiscopat et la papauté. Ce gallican qui tempêtait contre Rome, n'était pas homme à apporter, si peu que ce soit, de l'eau au moulin des adversaires de l'Église.

Le cardinal Mathieu qui était tombé malade à Londres en septembre 1908 alors qu'il assistait au congrès eucharistique, meurt le 26 octobre. L'annonce de sa maladie et de son évolution fatale n'avaient pas laissé inactifs les différents groupes de pression de l'Académie en sorte que, au lendemain de la mort du cardinal, les candidats potentiels à sa succession à l'Académie française où il avait été élu trois ans auparavant au fauteuil du cardinal Perraud ne manquent pas.

Avant même le décès du cardinal, l'abbé Birot avait sondé le P. Laberthonnière pour savoir ce qui se disait à Paris à propos de la succession du cardinal. Il voulait savoir si le terrain paraissait assez préparé pour une éventuelle candidature Mignot : "Cela m'intéresse. Je voudrais y pousser l'archevêque dont on a parlé. Il se fait prier beaucoup. Il a horreur de l'effet et de la mise en scène. […] Cette candidature m'intéresserait moins par son objet direct - si cher qu'il me soit - que par ce qu'elle signifierait" 1654 .

Dans le récit qu'il fera dix ans plus tard, il insiste surtout sur le rôle des amis parisiens de l'archevêque :

‘L'idée de la candidature de Mgr Mignot à l'Académie est née dans certains cercles parisiens, particulièrement attachés à l'archevêque ; c'est dans le cadre d'amis, constitués par M. Sicard, Imbard de la Tour de l'Institut, Edouard Trogan du Correspondant, Félix Klein, Fonsegrive etc., que ce projet fut formulé pour la première fois. Il recueilli tout de suite des adhésions de principes : Marquis de Voguë, Émile Faguet, M. Ribot, Charles Mézières, E. Ollivier…, sympathies groupées autour de M. Etienne Lamy 1655 qui fut le véritable protagoniste de cette candidature. L'archevêque leur donna son adhésion avec cette satisfaction détachée qu'il mettait à toutes choses… 1656

A tous ceux qui le pressent de se déclarer, car le bruit court que d'autres candidatures ecclésiastiques pourraient se manifester : celle de Mgr Baudrillart, recteur de l'Institut catholique de Paris, celle de l'abbé Frémont, celle, surtout, de Mgr de Cabrières, évêque de Montpellier, l'archevêque d'Albi oppose trois objections principales. D'abord, sa candidature ne manquera pas de produire une fâcheuse impression à Rome où elle ne pourra pas ne pas apparaître comme un défi. Ensuite, il n'a rien publié de conséquent et il lui faudrait au moins réunir en volumes ses principaux articles. Enfin, le risque de se trouver en concurrence, avec l'un ou l'autre des prélats évoqués, si sa candidature ne les dissuadait pas de présenter la leur.

Sur le premier point, Henri d'Urclé, ami de longue date 1657 , s'emploie à lever les craintes de Mgr Mignot :

‘Du côté de Rome, d'où aucune objection n'est venue quand le cardinal Mathieu a posé sa candidature - et sa situation à Rome même en soulevait beaucoup en raison de son caractère français si opposé à la gravité romaine 1658 et aussi en raison des indiscrétions dont on l'accusait - je ne vois guère quelles critiques on pourrait formuler contre vous, qui avez su si admirablement concilier le devoir d'obéissance avec la réserve que vous imposait le dignité de votre caractère 1659 .’

Sur le second point, M. Vigouroux consulté, conseille, comme en 1902, la prudence. A son avis la réunion en volume des articles publiés ne peut se faire qu'à la condition de veiller, "à cause des circonstances actuelles, à faire disparaître tous les mots qui pourraient être mal interprétés et en ne reproduisant pas les Lettres sur les sciences ecclésiastiques" 1660 .

Sur le troisième point, le P. Laberthonnière, interrogé par l'abbé Birot, répond que l'évêque de Montpellier est le candidat de Paul Bourget et que les "nationalistes marcheront dans ce sens". Quant à Mgr Baudrillart, "son attitude ces derniers temps semble lui être défavorable. […] Avec l'importance qu'il tend à se donner, il deviendrait un véritable tyranneau. Vous avez dû lire quelques spécimens de sa littérature depuis qu'il est en situation 1661 . C'est généralement digne de Maignen ou de Gaudeau" 1662 . Même analyse de la part de l'abbé Sicard, curé de Saint-Pierre de Chaillot, ami de séminaire de Mgr Mignot. Il estime qu'il ne faut pas laisser de champ aux candidature Cabrières et Baudrillart parce que le premier est "un militant de l'Action française" et que le second "pousse trop à la réaction à outrance". Il ajoute : "la place que vous donnent dans l'opinion votre talent, votre science, votre attitude et votre caractère, fera que votre candidature s'imposera. On ne vous pardonnerait pas de vous dérober" 1663 .

Très vite, amis et relations écrivent dans le même sens à l'archevêque. Ainsi Paul Sabatier : "Votre œuvre si mesurée et si féconde s'impose avec une incomparable supériorité. Il faudrait que vos amis présentassent votre candidature comme ayant une signification plus haute, plus générale que les autres et sans l'opposer aux autres" 1664 . Ainsi l'abbé Lemire que l'abbé Birot a mis dans la confidence 1665 : "Du côté gouvernemental Albi serait évidemment persona grata. Vos amis auront la joie de voir Votre Grandeur s'asseoir parmi les princes de la pensée. Usez de moi, je vous prie" 1666 .

Pour sonder les académiciens, Mgr Mignot préfère avoir recours à Henri d'Urclé. Celui-ci rencontre Paul Thureau-Dangin 1667 , secrétaire perpétuel de l'Académie qui se dit totalement favorable à la candidature de Mgr Mignot. De toutes celles dont on parle, c'est celle qui lui agrée le plus. Il entrevoit cependant deux difficultés. D'une part, "les profanes de l'Académie, ceux qui sont étrangers aux questions religieuses" connaissent peu l'archevêque. Il faudrait donc qu'il publie quelque chose et que ses amis s'emploient à faire "connaître la grande place que (Mgr Mignot tient), au point de vue intellectuel, dans l'Église de France". D'autre part, la candidature de Mgr Baudrillart n'est pas à négliger, "parce qu'il est de la maison, membre de l'Institut, et qu'il serait, dit-on, poussé par Lavisse" 1668 . Il convient donc de convaincre ce dernier de soutenir la candidature de Mgr Mignot. Comme Lavisse est difficile à approcher 1669 , c'est par l'intermédiaire de Mme Waldeck-Rousseau que l'historien est contacté. Celle-ci écrit à Mgr Mignot : "M. Lavisse a demandé si vous auriez été le candidat de mon très cher mari. Mon neveu a répondu oui ; si vous étiez dans les idées de M. Loisy, ce qu'il ne souhaitait pas, René a répondu non. Alors M. Lavisse a dit que si M. Lamy votait pour vous, lui ferait de même sauf si Mgr Duchesne se présentait" 1670 .

De son côté, l'abbé Chédaille s'occupe de joindre Gabriel Hanoteaux, par l'intermédiaire de son frère Karl, dont on se souvient qu'il avait été l'élève du jeune abbé Mignot. Il obtient de l'académicien qu'il fera campagne pour l'archevêque d'Albi si celui-ci est candidat. Mgr Lacroix ne reste pas inactif : "Lisez le Temps de ces jours-ci, écrit-il à Mgr Mignot. Vous allez y trouver un article sur votre candidature à l'Académie. Cet article a été préparé chez moi tout à l'heure. On en fera d'autres. Le Figaro va donner aussi. Ce sera la revanche des Cardinaux verts contre les rebuffades venues des rives du Tibre" 1671 .

L'archevêque, de son côté, décide de passer outre, pour une fois, aux conseils de M. Vigouroux et de publier ses Lettres sur les études ecclésiastiques ainsi que le discours sur La méthode de la théologie. Le chanoine Birot se charge de les relire et d'écrire une préface, M. Trogan de corriger les épreuves. La chose est rondement menée. Le 5 décembre le livre est près. La préface enthousiasme Henri d'Urclé :

‘Tout en restant vous-même, vous avez dans un langage d'une sérénité merveilleuse, désarmé par avance, toutes les critiques que vous redoutiez et il sera impossible aux plus malveillants de ne pas reconnaître combien, sur la crise religieuse que traverse l'Église, votre pensée est maîtresse de son sujet. Vous avez dit avec une mesure qu'on ne peut qu'admirer tout ce qu'il fallait pour apaiser et éclairer. Ce n'est pas cependant que vous ne rencontrerez pas de contradicteurs, surtout à gauche, où l'on n'admettra pas facilement que l'Église doit sa preuve à elle-même ! Le sens qu'il faut donner à cette affirmation échappera toujours à beaucoup d'esprits. Mais du côté de la droite, l'impression sera je crois, excellente sur ceux qu'une sorte de snobisme politico-religieux a rangé, on ne sait pourquoi, sous la bannière de Mgr de Cabrières 1672 .’

Elle satisfait aussi Georges Picot, membre de l'Institut et éminent représentant du catholicisme libéral, qui y a trouvé une définition de la méthode de la plus haute portée : "A l'heure où nous sommes, il est capital d'expliquer comment dans l'Église immuable, il est possible d'instituer tout un travail de libre recherche théologique" 1673 . Paul Sabatier heureux de la décision qu'a prise Mgr Mignot de "lier ses gerbes" lui écrit : "Votre livre arrive à son heure ; en ce moment où pratiquement l'orthodoxie se confond avec l'anti-modernisme le plus simpliste, il sauvera l'honneur !" Et il ajoute avec humour : "Dois-je murmurer bien bas à V. G. mon impression dominante : 'Quel dommage, me disais-je, que Mgr Mignot ne soit pas Pape !' Car enfin, si vous l'étiez il ne me resterait plus guère qu'à faire ma soumission. Avec Pie X je ne la ferai pas" 1674 . H. Loyson trouve que le livre "tout gêné" que paraisse être souvent l'archevêque, est "très remarquable". Il est persuadé que "si vos idées qui, sous bien des aspects, dans le fond, sont les miennes, avaient pu prévaloir, une ère nouvelle et féconde pouvait s'ouvrir pour l'Église" 1675 .

Mais comme l'a prévu H. d'Urclé, la préface satisfait aussi les conservateurs. Un correspondant de Mgr Mignot y voit en effet la démonstration que les méthodes historiques ne sont pas applicables à la Bible : "Tout le loysisme (sic) vient de là. C'est pour avoir voulu traiter l'Écriture comme tout autre document historique que l'on est arrivé aux ruines que nous constatons ; car toutes nos méthodes critiques profanes reposent, comme Renan l'avait bien démontré sur la négation a priori du surnaturel" 1676 .

Mgr Mignot décide donc d'envoyer sa lettre de candidature à E. Lamy afin que celui-ci la remette à P. Thureau-Dangin dès que cela pourra se faire officiellement, c'est-à-dire après la proclamation de la vacance du siège, à la séance du 3 décembre. Or à la mi-novembre la presse annonce la candidature de Mgr de Cabrières. G. Cholvy est certain "qu'on ne peut accuser ni les proches de l'évêque de Montpellier, ni Paul Bourget de manœuvres machiavéliques destinées à barrer le chemin de l'Académie à Mgr Mignot" 1677 . Son argumentation, fondée sur le fait que P. Bourget ignorait sans doute la candidature de l'archevêque d'Albi, puisqu'il faisait campagne auprès d'académiciens plus proches intellectuellement de Mgr Mignot que de l'évêque de Montpellier, n'est pas entièrement convaincante. Mgr de Cabrières s'était effacé une fois déjà, devant le cardinal Mathieu. Il est donc tout à fait vraisemblable que ses partisans ne souhaitaient pas qu'une pareille situation se reproduise. Même si elle ne visait pas spécifiquement Mgr Mignot, l'indiscrétion était destinée à gêner, voire empêcher toute autre candidature ecclésiastique. Quoiqu'il en soit, cette annonce fut perçue à Albi comme un geste déloyal. Le risque de confrontation que redoutait Mgr Mignot devenait réalité.

P. Thureau-Dangin écrit à Mgr Mignot que maintenir la candidature de deux évêques serait d'un très mauvais effet. "La presse va s'emparer de l'affaire ; les académiciens peu favorables vont en profiter pour dénoncer la spécialisation des fauteuils et cela risque d'entraîner l'ajournement sine die de toute candidature ecclésiastique" 1678 et il suggère à l'archevêque de négocier directement avec l'évêque de Montpellier.

Dans son Journal Mgr Mignot note : "Ces Messieurs (Thureau-Dangin, Lamy) me demandent de m'entendre avec Mgr de Cabrières. C'est assez délicat, car il n'a pas moins de raisons que moi de maintenir sa candidature". Il prend alors l'initiative de proposer à l'évêque de Montpellier de s'en remettre à l'arbitrage d'un académicien. Il propose le nom d'Etienne Lamy. Mgr de Cabrières propose celui de M. de Vogüé 1679 qui est agréé par Albi. Les amis de Mgr Mignot sont furieux :

‘Vous vous êtes montré d'un chevaleresque où l'on vous reconnaît bien, mais qui vu le caractère dominateur et entêté de l'Évêque de Montpellier, est certainement imprudent. Comment voulez-vous qu'un arbitrage se fasse loyalement entre vous et lui, s'il n'y a pour le faire que les membres de droite dont la majorité s'est engagée de son côté ? Un arbitrage est pratiquement impossible, et pour aucun mobile, vous n'avez à vous retirer devant lui. Un avocat général… m'écrivait ces jours-ci, à propos de Mgr de Cabrières… qu'à côté de lui, comme tendances politiques, Louis XIV, saint Louis et Charlemagne passeraient pour des libéraux ! 1680

L'archevêque écrit au baron von Hügel : "Ce qui préoccupe le plus mes amis c'est de me faire arriver à l'Académie ! Il est probable que j'aurais été nommé si Mgr de Cabrières n'avait posé sa candidature longtemps avant la mienne. Il a ainsi groupé autour de son nom bon nombre de voix qui lui seront fidèles jusqu'à la fin et qui seraient venues à moi, si j'avais fait connaître plus tôt mes intentions" 1681 . Il note dans son Journal le 9 décembre : "L'affaire de l'Académie se corse, mais ne me paraît pas prendre bonne tournure en ma faveur - ce dont je n'aurais aucun chagrin. Les amis de Mgr de Cabrières ont fait annoncé sa candidature officielle dans tous les journaux. C'est un procédé qui est un moyen comme un autre de forcer la main aux gens. Puisque l'affaire était aux mains d'arbitres, il fallait s'en rapporter loyalement à eux".

Le 12 décembre Mgr Mignot est informé simultanément par Trogan et Lamy que le marquis de Vogüé a tranché en faveur de Mgr de Cabrières. Le premier fulmine : "Au fond, il y a là dedans une question de sang bleu et aussi une lâcheté inconsciente devant l'audace de l'Action française". Le second estime que le marquis a fait une grave erreur stratégique : "Votre candidature écartait les compétiteurs laïques, celle de Mgr de Cabrières les suscitera", et il rappelle à Mgr Mignot qu'il n'a pas à retirer sa candidature puisqu'elle n'a pas été officiellement déposée.

L'archevêque lui répond sur le même ton, tout en laissant percer une ironie amère :

‘J'avais cru, Monsieur, servir réellement les idées qui nous sont communes, en cédant aux instances de ceux qui voulaient qu'elles fussent représentées à l'Académie, et j'avais même dû faire quelques efforts pour m'y décider ; mais peut-être l'ai-je fait trop timidement et avec une discrétion trop respectueuse de certaines nuances. Je me console cependant sans peine à la pensée que ma défaite sera un peu la vôtre, et si vraiment ce léger sacrifice - ajouté à tant d'autres - est utile à l'Église de France, comment ne pas le faire de bon cœur ! 1682

De différents horizons parviennent à Albi des lettres exprimant les regrets des partisans de Mgr Mignot 1683 . Celui-ci justifie sa position auprès de Mgr Lacroix :

‘Comme vous savez toutes choses, vous n'ignorez sans doute pas comment s'est déroulée l'affaire académique. Je vous conterai ça plus tard si vous ne le savez pas. Je sais bien que mes amis ne sont pas satisfaits..., mais il n'était pas possible d'engager une lutte sur ce terrain. Je sais fort bien aussi que l'union des divers groupes pouvait se faire sur mon nom, mais une rivalité entre évêques eût été un scandale clérical 1684 . ’

Fin de premier acte. Entre alors en scène Mgr Duchesne dont le nom avait bien été déjà évoqué, mais qui était resté dans l'expectative jusque là 1685 . Il dépose officiellement sa candidature le 23 décembre. Remerciant l'archevêque pour l'envoi du volume des Lettres, il justifie sa décision : "Tant que vous et Baudrillart avez été en cause, je me suis tenu coi ; c'est après seulement que l'on a réussi à me mettre en mouvement. […] Je suis bien sûr que vous ferez des vœux pour moi. De mon côté, croyez le bien, du moment que je ne vous fais pas obstacle, je me sens la conscience fort légère" 1686 . "C'est un candidat très académique, plus académique assurément que Mgr Mignot, écrit Loisy au baron von Hügel le 27 décembre. Malgré cela, j'aurais préféré l'archevêque, dont l'élection à l'heure présente, aurait eu bien plus de portée et de signification" 1687 .

Au premier tour de scrutin qui a lieu le 27 mai 1909, Mgr Duchesne et Mgr de Cabrières obtiennent chacun 14 voix. A Mgr Lacroix qui le presse de reprendre sa liberté, Mgr Mignot répond :

‘Vous pensez bien que je ne songe pas à l'Académie. Cette belle assemblée est transformée en champ de bataille. Un de mes prêtres qui vient de Rome me dit que Mgr Duchesne est attristé de certaines défections : il était sûr de 20 voix. Le candidat du Pape est désormais M. Baudrillart. Il s'imagine que M. Baudrillart sera, en sa qualité d'académicien universitaire, le personnage nécessaire quand viendra la discussion de la loi d'enseignement 1688 .’

L'échec de Mgr de Cabrières, en levant une hypothèque de taille relance la possibilité d'une candidature Mignot. P. Imbart de le Tour écrit à Mgr Duchesne pour tenter de le convaincre de s'effacer devant Mgr Mignot : "Le succès de Mgr Baudrillart serait la victoire du parti intransigeant. […] L'élection de mai dépasse de beaucoup sa personne et aura un seul caractère […], celui d'être une manifestation antilibérale et antiscientifique" 1689 . A-t-il reçu de Mgr Duchesne l'assurance qu'il se retirerait si Mgr Baudrillart en faisait autant ? C'est possible, car Mgr Mignot note dans son Journal, le 28 janvier 1910 :

‘Soupé avec M. Imbart qui tient à ce que je reprenne mes droits à l'Académie. Il me dit d'écrire à Mgr de Cabrières qui, en vrai gentilhomme devrait faire reporter sur moi les voix de ses amis de droite : il pense que Mgr Duchesne et Mgr Baudrillart ne se présenteraient pas contre moi. J'ai répondu que j'en avais fini avec l'Académie. Je n'y avais jamais songé : ce sont eux qui y ont songé pour moi 1690 .’

Début mars, Mgr Mignot apprend que Mgr de Cabrières a officiellement retiré sa candidature le 22 février et qu'il se désiste en faveur de Mgr Baudrillart. Il en est ulcéré d'autant plus que cela ressemble fort à un coup monté que sa naïveté ou son absence de sens politique n'a pas su voir venir. "Ce qui se passe est tout simplement un coup de Jarnac, écrit-il à Mgr Lacroix. Si Mgr de Cabrières avait été vraiment un gentilhomme, il se serait désisté en ma faveur, comme je l'avais fait pour lui - il a la mémoire courte ou le cœur fermé - au lieu de cela il écrit à Mgr Baudrillart lui promettant les voix de ses amis !! […] Voyez-vous un archevêque combattu par la droite catholique ? Ce n'est pas possible : ce serait un scandale dans l'histoire et dont vous parleriez dans cent ans quand vous ferez alors votre cours sur le commencement du 20ème siècle" 1691 ; et à Imbart : "J'ai eu tort de m'effacer devant lui alors que j'avais plus de chance que lui et voilà le gré qu'il m'en sait ! Pourquoi Mgr Baudrillart se prête-t-il à cette manœuvre ? Est-ce qu'il obéit à la Curie qui ne me trouve pas assez orthodoxe pour l'Académie ? 1692 "

Il hésite cependant quelque temps, mais fin mars sa décision est prise. Il écrit à Mgr Lacroix :

‘Tout bien pesé je ne poserai pas ma candidature à l'Académie. L'attitude de Mgr de Cabrières m'écoeure. Je me suis retiré devant lui alors que j'avais plus de chance que lui... et ce gentilhomme se désiste en faveur de Baudrillart lequel, comme je vous l'ai dit aura pour lui les universitaires, les bonapartistes et la droite royaliste qui par politique suivra l'indication de Montpellier.’ ‘Si Mgr Baudrillart avait été délicat, il se serait retiré devant moi. Il n'est pas de ma dignité d'être en compétition avec lui. Quand même je l'emporterai, j'en sortirai diminué. Je sais avec quel cœur mes amis auraient marché ; je leur en suis très reconnaissant, mais je ne me présenterai pas 1693 .’

Toutefois, fin mars 1910, la mort du vicomte de Vogüé 1694 ouvre une dernière perspective. D'ultimes combinaisons sont échafaudées durant le mois d'avril par E. Lamy qui imagine soutenir, contre Mgr Baudrillart, la candidature d'un laïc - Denys Cochin en l'occurrence 1695 - et de poser celle de Mgr Mignot au nouveau fauteuil vacant. Celui-ci se récuse définitivement :

‘Décidément mes amis sont plus soucieux de ma propre gloire que je ne le suis moi-même ! Je viens d'écrire un mot à M. Lamy. A choisir j'aurais préféré cent fois succéder à Mgr Mathieu qu'à M. de Vogüé. Pourquoi le recteur de l'Institut s'est-il prêté à une cabale dont le but évident était de m'exclure ?... J'aurais fait un bel éloge du cardinal tandis que je ne saurai trop que dire de M. de Vogué si je lui succédais 1696 .’

Mgr Lacroix en est dépité. Il écrit à P. Sabatier : "Nos amis travaillent en ce moment pour la candidature de Mgr Mignot à l'Académie française : mais c'est un candidat déplorable" 1697 .

L'insistance avec laquelle les amis libéraux de Mgr Mignot sont intervenus pour tenter de le faire arriver sous la Coupole montre bien que l'enjeu de cette élection n'était pas seulement symbolique. Ce fait, nous l'avons vu, n'avait pas échappé à Loisy. Un enjeu interne à l'Académie puisqu'il s'agissait de maintenir, avec la spécialisation des fauteuils, la présence d'un ecclésiastique dans l'assemblée. Un enjeu de politique intérieure puisqu'il fallait empêcher la droite de marquer des points à cette occasion. Un enjeu de politique extérieure puisqu'il fallait éviter l'élection d'un candidat qui apparaîtrait comme le candidat de Rome.

Ce dernier enjeu est, sans aucun doute, celui qui a réellement retenu Mgr Mignot. Se justifiant auprès de Mgr Lacroix d'avoir accepté un arbitrage entre lui et Mgr de Cabrières, il écrit en décembre 1908 : "Vous comprenez aisément qu'il ne saurait y avoir de rivalité entre évêques à ce sujet. La presse s'en mêlerait. On discuterait des titres des candidats... Vous devinez le reste… Je passerai pour le candidat de l'opposition au Pape !!" 1698 . Dans la dernière lettre qu'il adresse à Imbart de la Tour sur cette question, quelques jours avant le second tour de scrutin qui permit l'élection de Mgr Duchesne, l'archevêque évoque une allusion contenue dans une lettre "très habile" du Directeur de l'École française de Rome : "Si elle est exacte, commente-t-il, vous voyez quel mauvais tour on a voulu et on veut encore me jouer. La candidature Baudrillart a certainement été inspiré par Rome. Il va de soi que si je me présentais, je n'irai pas le demander à Rome" 1699 .

Quoiqu'il en dise, Mgr Mignot a été profondément atteint par cet échec. Non pas qu'il ambitionnât à titre personnel d'être élu à l'Académie française, mais parce qu'il lui est apparu évident que son échec était dans le fond un gage donné à Rome par ceux-là mêmes qui l'avait sollicité. C'est du moins ainsi qu'il présente les choses à l'abbé Chédaille :

‘Ceux mêmes dont je défends les idées, qui sont heureux de les voir défendues par moi, qui affectent de dire que je suis l'un de leurs chefs me lâchent avec une rare facilité comme cela est arrivé pour l'affaire de l'Académie. La raison pour laquelle M. de Vogüé a préféré la candidature de Mgr de Cabrières à la mienne a été d'être agréable au Pape auquel on supposait que ma candidature plairait moins. Ne fallait-il pas que les cardinaux verts prouvassent leur orthodoxie ! M. Thureau-Dangin lui-même a craint que mes idées qui sont les siennes ne parussent, si j'étais nommé, une protestation de la partie religieuse de l'Académie contre la politique pontificale !!! L'élection de Mgr de Cabrières était l'amende honorable que les Immortels avaient l'intention de faire au Pape pour effacer dans son esprit la lettre, si respectueuse pourtant des cardinaux verts 1700 .’

Cette analyse ne manque pas de perspicacité. En effet, le Secrétaire perpétuel a de toute évidence joué un double jeu. P. Thureau-Dangin qui, le 14 novembre, avait assuré Mgr Mignot par l'intermédiaire de H. d'Urclé que sa candidature était celle qui lui agréait le plus, écrivait le 24 à Mgr de Cabrières : "Je n'ai qu'un désir, celui de vous voir réussir et bien réussir, convaincu que votre présence dans notre compagnie honorera tous ses membres… Je puis vous assurer de mon entier concours" 1701 .

D'ailleurs, le maintien contre lui de Mgr Baudrillart n'était-il pas la preuve de la suspicion dont il était l'objet au Vatican ? Et cela lui était insupportable. Du moins le succès de Mgr Duchesne le consola un peu : "L'élection de Duchesne est une réponse à la déloyauté du gentilhomme de Montpellier - il est vrai que Léon XIII disait de Mgr de Cabrières : "Que c'était de la petite noblesse" - et à la faiblesse ambitieuse de Baudrillart" 1702 .

Notes
1653.

"Ah les faux frères ! Les jaloux, les esprits étroits, les vindicatifs qui se persuadent qu'en vous égorgeant, en vous dénonçant ils travaillent à la gloire de Dieu. Oh, cette race de vipères… N'en n'avons-nous pas un exemple frappant à Albi dans les attaques dont M. Birot est l'objet… Oh, quelle chose vile que certains cœurs de prêtres", 2 e Reg., avril 1915, f° 105.

1654.

Lettre du 3 octobre 1908, M.-T. Perrin, Op. cit., pp. 184-185.

1655.

Etienne Marie Victor LAMY (1845-1919), élève des dominicains à Sorèze, docteur en droit et avocat. Catholique républicain, il siégea à la chambre des députés (1876-1881). Directeur du Correspondant de 1903 à1909, il était membre de l'Académie depuis 1905.

1656.

Abbé Birot à Mgr Lacroix, 1918, BN, Naf 24404, f° 553.

1657.

Les deux hommes s'étaient rencontrés à la fin des années 1880 à Soissons où H. d'Urclé était receveur des impôts. Il termina sa carrière dans l'administration des finances comme trésorier-payeur général. "Esprit cultivé et chrétien authentique, très attaché à l'Église, dans la lignée de Lacordaire, de Montalembert, de Dupanloup" (Chanoine Bécamel, BLE, 1971, p. 188).

1658.

"Songez donc !… le cardinal Mathieu fumait, il jouait au bridge ; il excellait au billard ; il détestait l'étiquette et en violait les prescriptions…", J. Carcopino, Souvenirs romains, Paris, Hachette, 1968, p. 276.

1659.

H. d'Urclé, lettre du 20 novembre 1908, ADA, 1 D 5 07.

1660.

M. Vigouroux, lettre du 10 novembre 1908, ADA, 1 D 5 02.

1661.

Mgr Baudrillart avait été nommé recteur de l'Institut catholique de Paris en 1907.

1662.

Laberthonnière à l'abbé Birot, lettre du 6 novembre 1908, ADA, fonds Birot, 4 Z 4-10.

1663.

Abbé Sicard, lettre du 12 novembre 1908, ADA, 1 D 5 02.

1664.

P. Sabatier, lettre du 21 novembre 1908, ADA, 1 D 5 02.

1665.

"Ne pensez-vous pas que cette petite bataille va être intéressante à gagner ? Il faudrait que vous tâchiez de former la conscience des Académiciens du Parlement. J'ai lieu de penser que M. Ribot, en première ligne, MM Deschanel et de Freyssinet (sic) ensuite n'auraient pas de peine à adopter la candidature en raison de sa signification", L'abbé Birot à l'abbé Lemire, lettre citée in G. Combes, L'abbé Louis Birot, p. 224.

1666.

Abbé Lemire, lettre du 1er décembre 1908, ADA, 1 D 5 02.

1667.

Paul THUREAU-DANGIN (1837-1913), historien et journaliste. Auteur entre autre d'une importante Histoire de la Monarchie de Juillet (1884-1892). Catholique libéral, il collaborait au Correspondant et au Français. Il était membre de l'Académie française depuis 1893.

1668.

H. d'Urclé, lettre du 14 novembre 1908, ADA, 1 D 5 07.

1669.

"J'aurais voulu agir auprès de Lavisse […], mais M. Lavisse est assez ombrageux et n'écoute que les gens trois fois qualifiés pour l'aborder", H. d'Urclé à Mgr Mignot, lettre du 20 novembre 1908.

1670.

Mme Waldeck-Rousseau, lettre du 5 décembre 1908, ADA, 1 D 5 02. En post-scriptum elle rajoute : "M. Lavisse a demandé aussi si vous étiez aussi avancé que Mgr Lacroix parce qu'il le trouve trop casseur de vitres".

1671.

Lettre du 25 novembre 1908, ADA, 1 D 5 07.

1672.

H. d'Urclé, lettre du 5 décembre 1908, ADA, 1 D 5 07.

1673.

G. Picot, lettre du 25 décembre 1908, ADA, 1 D 5 01.

1674.

P. Sabatier, lettre du 19 décembre 1908, ADA, 1 D 5 01.

1675.

Lettre du 19 février 1910 in Houtin, Le P. Hyacinthe, t. 3, pp. 313-314.

1676.

R. Lahille, lettre du 22 décembre 1908, ADA, 1 D 5 01.

1677.

G. Cholvy, Mgr de Cabrières et l'Académie française, Dehan, Montpellier, 1979, p. 12.

1678.

P. Thureau-Dangin, lettre du 28 novembre 1908, ADA, 1 D 5 01. Le même jour, le Secrétaire perpétuel écrit dans le même sens à Mgr de Cabrières.

1679.

Charles-Jean-Melchior Marquis de VOGÜE (1829-1916), attiré par l'Orient, il explora la Palestine et la Syrie et devint un spécialiste reconnu d'archéologie orientale. Entre 1870 et 1879 il fut ambassadeur à Constantinople puis à Vienne. Il était membre de l'Académie française depuis 1901.

1680.

Lettre d'Henri d'Urclé, 5 décembre 1908, ADA, 1 D 5 07.

1681.

Lettre du 4 décembre 1908.

1682.

M.-Th. Perrin, Op. cit., p. 232.

1683.

P. Thureau-Dangin le 14 décembre, P. Sabatier le 19 décembre, abbé Dabry le 2 janvier 1909.

1684.

Lettre du 22 décembre 1908, BN, Naf, 24404, f° 98-99.

1685.

Sur la candidature du Directeur de l'Ecole française, voir B. Waché, Mgr Louis Duchesne, Rome 1992, pp. 562-567.

1686.

Lettre du 28 décembre 1908, ADA, 1 D 5 02.

1687.

Mémoires, III, p. 73.

1688.

Lettre du 17 juin 1909, BN, Naf, 24404, f° 193-194.

1689.

Lettre s.d. citée par B. Waché, Mgr Louis Duchesne…, p. 566.

1690.

Journal, 28 janvier 1910, ADA, 1 D 5-05.

1691.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 8 mars 1910, f° 130.

1692.

Lettre à Imbart de la Tour, 13 mars 1910.

1693.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 24 mars 1910, f° 131.

1694.

Il s'agit de Melchior de Vogüé (1848-1910), cousin du marquis, célèbre auteur du Roman russe (1886), à l'origine du mouvement néo-chrétien.

1695.

"C'est la seule laïcisation que j'eusse souhaité, c'est la seule qui ne se fera pas !", écrit-il le 23 avril 1910 à Mgr Mignot.

1696.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 23 avril 1910, f° 134-135.

1697.

Fonds Sabatier, Urbino, Busta 50, fasc. 2, 5 mai 1910.

1698.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 2 décembre 1908, f° 97.

1699.

Lettre du 2 mai 1910. Derniers mots soulignés par l'archevêque.

1700.

Lettres à l'abbé Chédaille, Mélancolie, fin 1910, ADA, 1 D 5 14.

1701.

Lettre citée par G. Cholvy, Op. cit., p. 13.

1702.

Lettre à l'abbé Naudet, 5 juin 1910, BLE, 1975, p. 58.