3. L'ultime plaidoirie.

3.1 Démissionner ?

Face à une opposition qui n'a jamais désarmé, l'idée de démissionner a effleuré l'archevêque à plusieurs reprises. Il évoque parfois avec ses correspondants le désir qu'il a de se retirer. En 1904 par exemple, au lendemain de la mise à l'Index des livres de Loisy, il écrit à H. Loyson : "Je ne sais si j'aurais à jouer quelque rôle dans les événements qui se préparent, ce que je sais, c'est que je voudrais être perdu dans quelque solitude, loin du monde, comme ces âmes pures dans lesquelles le ciel se reflétait […]. Hélas, ce ne peut être actuellement qu'un rêve" 1703 . En 1906, c'est à Mgr Lacroix qu'il en parle : "N'y a-t-il pas dans votre diocèse ou tout près, une chartreuse dont j'ai oublié le nom... ça fini en oir, Reposoir ? Si ce n'était pas fermé, ce serait à s'y enfermer de suite !" 1704 . L'année suivante, il revient sur cette tentation : "Oui, on nous regarde à Rome comme des gens avec qui il n'y a pas à se gêner. Je suis excédé de tout cela et ai de plus en plus envie de démissionner et 'd'aller planter mes choux'" 1705 .

La double affaire Alfaric-Bonsirven qui l'affecte profondément réactive le désir de solitude. Il écrit à l'abbé Naudet : "Je reconnais qu'il y a parfois de lourdes épreuves intellectuelles à surmonter, qu'il est dur de se savoir suspecté, méconnu, vilipendé, regardé comme une sorte d'hérétique et que l'on est tenté de se retirer sous sa tente. Mais quitter le Royaume de Lumière !!" 1706 . D'ailleurs, au même moment, la presse présente cette démission comme imminente. "Tout se complique : voilà la Gazette de France qui s'en mêle et annonce ma démission ! laquelle, ajoute la vieille dame, est désirée par mon clergé et sera acceptée avec satisfaction par le Pape. Quels misérables" 1707 !

En fait, Mgr Mignot n'a sans doute jamais envisagé sérieusement de donner sa démission. D'abord pour une raison de principe. Au P. Hyacinthe qui lui suggère en 1907 de suivre l'exemple de Mgr Lacroix dont il pense qu'il a "parfaitement compris le dilemme dans lequel sont enfermées les consciences catholiques et tout spécialement les consciences épiscopales : se soumettre ou se démettre", Mgr Mignot répond : "Vous oubliez que si - ce qui ne sera pas - quelques évêques faisaient opposition à Pie X, ils seraient conspués, abandonnés par leur clergé et leurs fidèles. Nul ne les suivrait. Et alors ?… les matelots sauveraient-ils le navire en se jetant à la mer ?" 1708

Mgr Mignot estime devoir donc rester à la barre en dépit de tout. C'est le conseil qu'il avait donné à Mgr Lacroix. Dans son Journal il note : "J'avais engagé Mgr Lacroix à ne pas démissionner, lui faisant remarquer qu'il serait diminué, que ses paroles et ses actes n'auraient plus la même autorité, qu'on ne manquerait pas de dire que le Pape l'avait forcé à se retirer, que sous prétexte d'indépendance il ferait le jeu des adversaires de droite et de gauche. Il a passé outre" 1709 .

Dans ses notes de retraite de 1911, apparaît un autre argument, celui de la réputation :

‘Je ne tiens pas non plus aux honneurs proprement dits. Je les abandonnerais aisément si je ne craignais pas de scandaliser. Sans tenir aux honneurs, je tiens à mon honneur. Il me déplairait beaucoup d'entendre dire que je me retire parce que le Pape m'a demandé ou imposé ma démission ; que ma doctrine sent le schisme ou l'hérésie. Peut-être donnerais-je de suite ma démission si je n'étais pas suspect aux réactionnaires en politique et en théologie 1710 .’

C'est, semble-t-il, Mgr Le Nordez, ex évêque de Dijon dont le Saint Siège avait exigé la démission en 1904, à qui il avait fait part de son intention de démissionner qui l'avait "conjuré de n'en rien faire", car sa démarche risquait d'être mal interprétée : personne ne croirait qu'il se "retire librement pour être tranquille", mais parce que le pape le lui impose ou qu'il prend "les devants en vue d'une déposition possible" 1711 .

Enfin, il ne faut pas écarter les raisons matérielles. Dans les mêmes notes de retraite, il écrit : "Donner sa démission est bientôt dit ! Il faut un gîte. Tout cela, ce sont des rêves et le mieux est de rester où l'on est, quand on a aucune raison de s'en aller que celle d'être tranquille". C'est qu'en effet il ne sait où il pourrait se retirer. Il le dit clairement à l'abbé Naudet : "Que n'y a-t-il un chapitre de Saint-Denis 1712 ! Je m'y retirerais bien vite" 1713 .

Quoiqu'il en dise et même s'il en plaisante à l'occasion 1714 , Mgr Mignot n'a pas été indifférent à l'hostilité dont il s'est senti progressivement entouré. En mars 1914, il note dans son Journal : "J'avais autrement d'influence dans l'épiscopat il y a quinze ou vingt ans que je n'en ai à présent : moi aussi je suis un isolé, un homme qu'on ne consulte pas et dont on se défie" 1715 .

Après l'élection de Benoit XV, à l'abbé Naudet qui lui demande d'user de son influence auprès de ses collègues et du nouveau pape, il répond :

‘Il est trop tard ! A soixante-douze ans passés, il est temps de dételer plutôt que de s'atteler, et puis, les infirmités arrivent. - "Voici les jours dont on dit : ils ne me plaisent pas". - Depuis dix ans, le silence s'est fait autour de moi ; puis aussi l'isolement. Jamais les journaux bien pensants n'ont eu un mot d'éloge pour moi ; je suis devenu et reste suspect… J'aurais pu faire davantage… Ceux qui font souffler le Saint-Esprit l'ont fait souffler à côté de moi… Même les évêques qui m'étaient sympathiques ont fait peu à peu le vide : je les compromettais… Il y a tant de gens qui flairent le vent. Mgr Amette lui-même disait à un ami : 'que j'avais mal manœuvré à l'égard de la Cour de Rome' 1716 .’
Notes
1703.

Lettre du 25 janvier 1904 in Houtin, Le P. Hyacinthe, t. 3, p. 285.

1704.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 18 septembre 1906, f° 46-47.

1705.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 17 avril 1907, BN, Naf, 24404, f° 57-58.

1706.

Mgr Mignot à l'abbé Naudet, 5 juin 1910, BLE, 1975, p. 57.

1707.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 7 septembre 1910, f° 148.

1708.

Houtin, Le P. Hyacinthe, t. 3, lettre du 30 octobre 1907, p. 305 et réponse du 3 novembre, p. 307.

1709.

Journal, 5 novembre 1907, ADA, 1 D 5 07.

1710.

Notes de retraites, ADA, 1 D 5 07.

1711.

Journal, octobre 1911, ADA, 1 D 5 07.

1712.

Chapitre fondé par Napoléon en 1809. Il se composait de 10 chanoines choisis parmi les évêques de plus de 60 ans qui ne pouvaient plus exercer leurs fonctions épiscopales. Il s'est maintenu jusqu'en 1885.

1713.

Lettre à l'abbé Naudet, 16 novembre 1911, BLE, 1975, p. 93.

1714.

A la veille de son départ à Rome en 1916 il écrit à Imbart de la Tour : "Serai-je de ceux qu'on écoute ? Vous savez qu'en ma prétendue qualité de moderniste, je suis catalogué, classé comme dans le service anthropométrique de Bertillon. C'est indélébile !", lettre du 5 janvier 1915, Archives de l'Institut, fonds Imbart, ms 4161.

1715.

Journal, 15 mars 1914, ADA, 1 D 5 23.

1716.

Lettre à l'abbé Naudet, 6 décembre 1914, BLE, 1975, p. 115. A la même époque il note dans son Journal : "Nous savons par expérience combien il est désagréable et déconcertant d'être admiré et aimé pour des qualités qu'on a pas, ou d'autres auxquelles nous n'attachons pas de valeur […], désagréable aussi de ne pas intéresser les autres aux idées, aux questions qui nous touchent le plus : les intelligences se côtoient sans se rencontrer, sans se pénétrer. Des amis peuvent en ce sens être étrangers l'un à l'autre. Nous sommes souvent, même pour ceux que nous aimons, des inconnus, des isolés", 1 er Reg., f° 247.