Le premier et le principal concerne l'exercice du pouvoir dans l'Église. Ses différents aspects sont présentés dans les deux premières parties qui représentent presque la moitié du mémoire. Mgr Mignot y critique sévèrement ce qu'il considère comme une dérive inacceptable : l'acceptation, si ce n'est pas l'encouragement par Rome, du développement "en marge de la hiérarchie légitime […] (d')un pouvoir irresponsable, anonyme et occulte" qui s'est abrité "sous l'égide de quelques personnalités" avait proposé l'abbé Lugan, "des plus hautes personnalités ecclésiastiques", précise l'archevêque et il est clair qu'il vise là l'entourage immédiat du pape, à commencer par le cardinal Merry del Val. Des journalistes "sans mandat" se sont employés, "sous couvert d'une intransigeante et farouche orthodoxie", à "discréditer les meilleurs ouvriers, les plus sérieux et les plus actifs" 1738 . C'est de Rome même qu'étaient organisées ces campagnes de dénigrement, puisqu'il a été vite évident qu'elles obéissaient aux suggestions de Mgr Benigni "qui remuait tous les fils au bout desquels s'agitaient les pantins à ses ordres". Le résultat de cette "entreprise de démoralisation" a été doublement néfaste. D'une part, parce qu'elle a exercé "une tyrannie dont l'effet fut […] une impression de terreur" qui a provoqué le découragement d'hommes qui ne demandaient qu'à servir loyalement l'Église. D'autre part parce que, même si les "esprits sérieux n'ont jamais pensé que ces écrivains fussent les interprètes exacts de l'autorité suprême", elle a jeté le trouble et le désarroi parmi les fidèles impressionnés "par l'affectation de ces publicistes à se donner comme les protecteurs de bonnes doctrines".
De plus, les procédés utilisés, fondés sur l'espionnage et la délation, sont particulièrement odieux dans l'Église et cela pour deux raisons. D'abord, parce que "la victime n'avait qu'à s'incliner, car établir son innocence contre un calomniateur anonyme et secret lui était impossible". Ce recours au secret élevé au rang de mode de gouvernement est une pratique que Mgr Mignot désapprouve. Lorsque M. Vigouroux avait été appelé à Rome pour assurer le secrétariat de la Commission biblique, l'archevêque d'Albi lui avait écrit : "Je ne vous demanderai rien puisque vous ne pouvez pas répondre - ce qui par parenthèse est étrange, car de pareilles questions ne doivent pas être traitées dans l'obscurité : il ne faudrait pas qu'on dise que dans l'Église on a peur de la lumière" 1739 . Ensuite, parce que c'est utiliser les procédés même que l'on a bruyamment dénoncés quand ils étaient utilisés par le gouvernement français. Dès 1903, il avait dit à Mgr Lacroix, le scandale que représentait à ses yeux une telle hypocrisie :
‘Remarquez-vous, pour le dire en passant, que les catholiques qui poussent des cris de pintades contre leurs adversaires - à bon droit du reste - agissent exactement comme eux ? Nos journaux catholiques n'ont pas assez d'anathèmes pour les infâmes délateurs qui signalent aux rigueurs administratives les officiers qui vont à la messe, les fonctionnaires qui donnent à leurs enfants une éducation chrétienne. Mais ne sont-ce pas des délateurs les Delassus 1740 , les Maignen, les Sédillot 1741 , même les Gayraud, pour ne pas citer le vulgaire, qui dénoncent ceux qui ne pensent pas comme eux, aux rigueurs de l'inquisition et diffament aux yeux du monde entier des prêtres et même des évêques excellents ! 1742 ’Le plus grave, c'est qu'on a ainsi contribué à affaiblir l'autorité légitime des évêques à l'heure même où "l'indépendance et la liberté d'action de l'épiscopat ont besoin d'être sauvegardées". Si la situation française est sans cesse sollicitée et fournit les exemples les plus nombreux, le mémoire a le souci de montrer qu'il s'agit d'une situation qui se retrouve dans de nombreux pays, du moins européens, et qu'il s'agit donc d'une crise qui traverse l'Église universelle. Citant longuement un article de la revue des jésuites allemands Stimmen aus Maria Laach, qui s'élève contre la pratique allemande d'en appeler des évêques au pape quand les premiers "pensent autrement que ne le désireraient certaines gens", il estime qu'il est temps de revenir à la doctrine traditionnelle de l'Église : Episcopos posuit regere Ecclesiam Dei et à l'ordre voulu par le Christ, à savoir "l'épiscopat soumis à Rome et les fidèles soumis à l'épiscopat". Cela suppose que la désignation des évêques, surtout en France, soit "nécessairement (rajouté par Mgr Mignot) soustraite à l'empire des hommes de parti". Et il propose de faire intervenir dans la désignation des évêques "les chapitres et les autres corps ecclésiastiques constitués" comme cela se fait ailleurs. Et c'est peut-être un vieux réflexe gallican qui lui fait supprimer une incise prudente de l'abbé Lugan : "en sauvegardant jalousement les prérogatives du siège apostolique".
En 1916, il reviendra sur ce point lors de son audience chez le cardinal Gasparri : "Il faudrait, entre catholiques, se tenir sur le terrain de la paix et de la charité. Il devrait être entendu que les catholiques ne se font pas la guerre entre eux, que les questions de doctrine doivent être portées à Rome qui juge, questions qui ne doivent pas être jugées dans un bureau de rédaction composé d'incompétents ou de passionnés ou de purs politiciens etc.", "Notes sur mon voyage à Rome", 4 e Reg., f° 94, ADA, 1 D 5-21.
Mgr Mignot à M. Vigouroux, 16 décembre 1902, ASS, fonds Vigouroux.
Le chanoine Delassus, directeur de la Semaine religieuse de Cambrai se voulait le gardien vigilant de l'orthodoxie.
Félix SEDILLOT (1849-1926), curé de Sainte-Elisabeth à Paris.
Lettre à Mgr Lacroix, 17 mars 1903, BN, Naf, 24404, f°13-14. Et quelques années plus tard au baron : "Vous voyez que si nous avons reproché avec raison à Bidegain et Vadecard de dénoncer honteusement les officiers de l'armée et les fonctionnaires, il y a aussi dans l'Église des officines de basse délation ; qu'on y accuse les gens avec une légèreté impardonnable, sans contrôle, sans les entendre, etc.", lettre du 21 avril 1907, ms. 2813.