3.2.2 La politique ecclésiastique.

A cette première grande partie du mémoire consacrée au gouvernement de l'Église, succède une autre qui aborde le domaine de la politique ecclésiastique. Trois aspects sont passés en revue : celui de l'implication de l'Église dans le domaine temporel, celui de ses rapports avec la recherche, celui enfin de son attitude vis-à-vis des hommes quand elle estime qu'ils sont dans l'erreur.

Pour Mgr Mignot, les indices ne manquent pas qui manifestent que l'Église vit un moment particulièrement important de son histoire. Indices religieux : "des esprits généreux se préoccupent de l'union de l'Église grecque à l'Église romaine" tandis qu'en Allemagne, en Angleterre "de nobles esprits cherchent anxieusement un refuge" devant les ruines provoquées par les principes du libre examen poussés dans leurs dernières conséquences ; indices sociaux : les "esprits réfléchis" prennent conscience que le mouvement social nés des transformations économiques réserve "les pires catastrophes à l'humanité, si le Christ ne le dirige" 1743 ; indices culturels : la science qui "prétendait orgueilleusement déchiffrer toutes les énigmes et satisfaire tous les besoins de l'âme humaine, s'est faite soudain plus modeste" ; indices politiques : la réconciliation nationale face au danger de la guerre "ne peut manquer d'avoir des résultats au point de vue de la pacification religieuse". Tout ceci indique que l'Église est en mesure, pour peu qu'elle infléchisse sa politique, de retrouver l'influence qui a été la sienne en France.

Pour cela il lui faut d'abord renoncer à tout ce qui pourrait apparaître comme une volonté de domination temporelle et "s'attacher à montrer par ses actes que le règne de Jésus sur les cœurs est au premier plan de ses sollicitudes". Si le pouvoir temporel doit rester subordonné au pouvoir spirituel, il ne faut en aucun cas que l'Église cherche à absorber le premier "en diminuant la liberté civique des ses fidèles, en réglementant des œuvres à fin principalement temporelle, comme sont les syndicats, des coopératives, des mutualités, des sociétés de crédit". Ceci est particulièrement important en France où, le contexte politique impose que les "catholiques ne puissent jamais apparaître comme des citoyens amoindris, ayant abdiqué toute leur liberté économique et politique entre les mains de leur Église".

Dans le domaine de la recherche, l'archevêque d'Albi concède qu'un "coup de barre était nécessaire pour rappeler les intellectuels dans des voies plus sûres", mais c'est aussitôt pour ajouter que la réaction a dépassé la mesure et a ainsi "donné (parfois disait Lugan) trop (écrit Mgr Mignot) l'impression que l'Église se posait en adversaire absolue (rajouté par Mgr Mignot) des recherches désintéressées et sincères". La conséquence en a été que dans les séminaires, les scolasticats, les universités catholiques même, les jeunes postulants au sacerdoce se sont détournés du travail intellectuel. Le clergé ainsi préparé "ne comprendra rien aux difficultés intellectuelles et morales qui l'environnent, rien au mouvement des idées". Pour le plus grand dommage de l'Église, "il restera immobile au milieu d'un monde qui marche". Il est donc urgent de laisser "une certaine liberté" aux travailleurs et de redonner droit de cité à un certain pluralisme théologique qui a toujours eu cours dans l'Église puisqu'aussi bien Sunt multae mansiones in domo Patris mei. Cette liberté est d'ailleurs le meilleur moyen d'empêcher le développement du modernisme", car les diverses tendances satisferont la plupart des légitimes aspirations de la pensée, sans franchir les frontières de l'orthodoxie".

Si l'Église doit se recentrer sur sa mission spirituelle, accueillir un certain pluralisme théologique, il lui faut "traiter les hommes avec charité et mansuétude" et par dessus tout ne pas laisser accréditer l'idée qu'elle utilise dans ses jugements deux poids et deux mesures. Or l'Église s'est montré fort sévère pour les jeunes gens du Sillon, excellents catholiques comme le prouve leur soumission, alors qu'elle semble bien indulgente pour "des polémistes et des politiciens aux yeux desquels Jésus-Christ, Notre Sauveur, passait pour un ennemi de la civilisation" et qui se flattaient de plus "d'être protégés par de puissantes personnalités ecclésiastiques" (Mgr Mignot). Il s'agit bien évidemment de l'Action française. Or les doctrines de l'Action française sont, aux yeux de l'archevêque, autrement dangereuses que celle du Sillon, car elles trouvent leur fondement dans l'agnosticisme et l'antichristianisme.

Ce n'est pas la première fois que Mgr Mignot appelait l'attention du Saint Siège sur le danger que représentaient à ses yeux les doctrines de Maurras auxquelles il s'oppose avant tout pour des raisons doctrinales. L'hostilité personnelle de Mgr Mignot à l'égard de l'Action française ne pouvait qu'être renforcée à la lecture des livres de l'abbé Lugan. Le 20 septembre 1910, il écrit à Mgr Lacroix :

‘Je viens de parcourir une nouvelle brochure de l'abbé Lugan 1744 : elle va paraître ces jours-ci. On peut d'après les documents qu'il cite résumer ainsi les théories des grands chefs du mouvement monarchique - il va de soi que cela ne s'étend pas aux honnêtes partisans de la royauté - :’

Naturalisme - agnosticisme - mépris affiché des valeurs évangéliques - séparation radicale de la politique et de la morale - l'exclusion du point de vue moral en sociologie et en politique - le fatalisme - le déterminisme - l'utilitarisme - l'apologie du fait accompli - la justification des moyens par la fin - la légitimation de la force, de la corruption, de la révolte et de la violence - la religion comme une simple nécessité politique, une tradition de race, un fait purement ethnique - l'identification du catholicisme et du droit monarchique etc. Ces thèses sont autrement redoutables que celles des sillonnistes 1745 .

La veille, il avait terminé sa lettre au Souverain Pontife sur la question de la communion précoce, en appelant son attention sur le fait que "les dangers que présentaient les tendances doctrinales du Sillon" n'étaient pas les erreurs les plus graves qui "menaçaient l'orthodoxie catholique". Il y en avaient d'autres, "des plus graves et des plus audacieuses, qui s'étalent impudemment dans certains journaux monarchistes et qui sapent, au nom d'une philosophie toute naturaliste, les fondements de la morale chrétienne". Et il suppliait le pape de faire examiner "les thèses ouvertement soutenues par les chefs de ce mouvement qui sont des athées déclarés" 1746 .

Mais, en 1910, il ne se faisait aucune illusion sur l'éventualité d'une condamnation. Après avoir lu le livre de l'abbé Pierre 1747 dont il trouve "la brochure très forte", il lui écrit qu'on fera "le silence autour de son livre" et à Mgr Lacroix que cela ne modifiera pas l'attitude de Rome, bien que "M. Pierre montre que la doctrine de l'A[ction] f[rançaise] est plus dangereuse que celle du Sillon", car "à toutes les observations faites à Rome on a répondu que le Sillon était une doctrine tandis que l'Action fr[ançaise] est un pur mouvement politique" 1748 . Il espère maintenant que Rome va enfin ouvrir les yeux sur les ravages faits dans la jeunesse par ces "faux prophètes, dont certains jouissent d'un crédit illimité" et se rendre compte qu'il est temps pour l'Église de se désolidariser de l'Action française, comme elle a été sur le point de le faire, si "l'intervention d'un cardinal français dévoué à sa cause" - lisez le cardinal Billot - ne l'avait pas sauvée 1749 .

Autre traitement inégal à corriger : l'indulgence manifestée à l'égard de prêtres "anticonstitutionnels" et la sévérité "impitoyable" à l'égard de prêtres "qui ont pu se tromper parfois gravement, mais dont les intentions droites, les réels mérites et parfois les services exceptionnels semblaient mériter quelques égards" 1750 .

Ce mémoire n'est-il qu'une "dénonciation en règle du système de dénonciation qu'il condamne" et Mgr Mignot est-il pris dans le paradoxe d'avoir recours aux méthodes dont il s'est scandalisé ? Certes, E. Poulat a raison de souligner que Mgr Mignot "force et déforme ; il charge" 1751 et que les ecclésiastiques qu'il dénonce comme étant en rupture avec leurs congrégations ou avec leurs diocèses étaient en règle générale en situation parfaitement régulière d'un point de vue canonique. Il faut cependant noter qu'il ne cite nominalement, en dehors de Benigni, que deux ecclésiastiques français : Dom Besse 1752 et l'abbé E. Barbier ; qu'il gomme l'allusion à Maurras ("des politiciens dont le chef à écrit" devenant "des politiciens aux yeux desquels"). Il essaie donc de mettre en pratique le principe de saint Augustin qu'il invoque : "Interficite errores, diligite homines".

Quand bien même l'archevêque serait pris dans la contradiction que pointe E. Poulat, faut-il conclure avec lui qu'elle n'est que superficielle et qu'elle se résout facilement si l'on veut bien admettre que la ligne suivie par Pie X et le contre-projet que défend Mgr Mignot ont tous les deux "pour cadre, limites et conditions le modèle intransigeant du catholicisme - le seul que connaisse et véhicule alors la théologie" 1753 . Dès lors le libéralisme du mémoire ne serait qu'une apparence. N'y voit-on pas, estime E. Poulat, "clairement réaffirmé" un catholicisme hiérarchique, dogmatique et intégral ? Sur le premier point, il n'y a aucun doute. Mais nous avons vu que la réaffirmation du principe hiérarchique par Mgr Mignot vise une réévaluation du rôle de l'épiscopat, ce qui présente plus qu'une nuance par rapport au modèle intransigeant. De même, sur les deux autres points, il nous semble que E. Poulat sollicite trop les citations sur lesquelles il s'appuie. Il n'est pas certain que l'acceptation du "coup de barre" qui a permis "d'endiguer énergiquement certaines tendances devenues dangereuses" ou que le rappel de la devise de Pie X : Instaurare omnia in Christo soient des manifestations évidentes d'un catholicisme dogmatique et intransigeant. Sans doute faut-il simplement y voir, pour le coup, des concessions de pure forme.

E. Poulat sent bien les limites de l'interprétation qu'il avance. Aussi bien ne pousse-t-il pas jusqu'au bout la logique de l'analogie qu'il propose entre d'un côté les deux stratégies de la bourgeoisie préoccupée de faire fructifier son capital et de l'autre les deux tendances qui s'affrontent dans le catholicisme. A propos de la première, il constate qu'entre la pierre et le papier "c'est toujours, bien sûr, du capital, mais ce n'est plus la même capitalisation, ni surtout, à partir d'un certain seuil, le même capitalisme". Tout en disant qu'il en va de même pour le catholicisme, il écrit : "Le patrimoine reste indivis et sacré pour tous : le conflit se limite à la manière de le gérer" 1754 . Il nous semble au contraire qu'il en va du catholicisme comme du capitalisme dont parle E. Poulat, à partir d'un certain seuil ce n'est plus le même catholicisme.

Il introduit d'ailleurs l'idée d'un catholicisme "duel ou dualisé" et il écrit que Mgr Mignot "pratique déjà, pour son compte, une alternance, un va et vient, de l'institution qui le porte et dont il ne peut se couper à l'aspiration qui le meut et qu'il ne peut réprimer" 1755 . Cette alternance, comme l'action successive du gel et du dégel, contribue finalement à déliter progressivement le modèle sur lequel elle joue.

C'est bien que, comme nous en formulions l'hypothèse en introduction, Mgr Mignot manifeste à sa façon la réalité d'une fracture, encore imperceptible, mais réelle, dans le modèle du catholicisme intransigeant. A côté de celui-ci, et en grande partie contre lui, émerge un catholicisme qui accepte de prendre en compte "les signes des temps". Il est certes difficile de le qualifier. "Libéral" a l'inconvénient de renvoyer à une tentative historiquement précise et introduirait plus de confusion que de clarté. "Moderniste" est gênant dans la mesure où ce catholicisme refuse de se laisser identifier au portrait brossé par l'encyclique Pascendi. "Nouveau" n'est guère satisfaisant, car les tenants de ce catholicisme considèrent que ce sont les intransigeants défenseurs des prétentions romaines qui ont introduit, depuis le XIXe siècle, en rupture totale avec son histoire séculaire, des nouveautés dans tous les domaines de la vie de l'Église.

Cette difficulté n'est pas anodine. Elle est l'expression d'une querelle en légitimité. Chacune des deux parties estime être le catholicisme de toujours et reproche à l'autre des innovations qui le défigurent. Les qualificatifs forgés par ceux d'en face sont nécessairement péjoratifs. Intégrisme contre modernisme. Mgr Mignot refusait aussi bien l'un que l'autre, à la recherche qu'il était d'une via media. Mais cette revendication d'une voie moyenne entre deux extrêmes est celle de tous les réformateurs qui tentent ainsi de faire accepter ce qu'il y a d'incontestablement novateur dans leurs propositions.

En nous attachant maintenant aux lignes de force de la construction intellectuelle à laquelle Mgr Mignot était parvenu pour son compte, nous pourrons mieux comprendre et les caractéristiques de ce catholicisme intégral cherchant à construire un modèle alternatif au modèle intransigeant et les raisons de son impossible acclimatation dans le catholicisme du début du XXe siècle.

Notes
1743.

C'est cette conviction qui explique l'intervention de Mgr Mignot dans la grève des ouvriers de Mazamet en 1909. A ce sujet, voir Rémy Cazals, Avec les ouvriers de Mazamet, Clef 89, Carcassonne, 1995, pp. 90-91.

1744.

Il s'agit vraisemblablement de La morale de l'Action française. Réponse à un apologiste.

1745.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 20 septembre 1910, f° 149.

1746.

Lettre de Mgr Mignot à Pie X, 19 septembre 1910, ASV, Rub. 12, 1910, fasc. 15, f° 72.

1747.

Jules PIERRE (1857-1937), ordonné prêtre en 1882. Il fut professeur de collège, vicaire à Clichy (1890) puis curé des Lilas de 1909 à 1913 et enfin aumônier d'une communauté de religieuses. Ami de l'abbé Lemire et hostile à l'intégrisme il a été un adversaire déterminé de l'Action française. La brochure qu'évoque Mgr Mignot était intitulée : Avec Nietzsche à l'assaut du christianisme. Exposé des théories de "l'Action française", Limoges, Imp. P. Dumont, 1910, XVIII-253 p. A ce sujet, voir J. Prévotat, Catholiques français et Action française, thèse de Doctorat, Université de Paris X - Nanterre, 1994, t. 1, p. 254-257.

1748.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 12 décembre 1910, f° 158-159.

1749.

Mgr Mignot fait ici allusion à l'intervention du cardinal Billot en juillet 1913. Il semble ignorer et l'existence du décret de la Congrégation de l'Index du 29 janvier 1914 et la décision de Pie X d'ajourner sa publication. Sur cette affaire, voir Jacques Prévotat, Catholiques français et Action française. Etudes des deux condamnations romaines, Thèse de Doctorat d'Etat, Université de Paris X-Nanterre, 1974, t. 2, pp. 382-476.

1750.

E. Poulat commente : "Allusion à Lemire et Laberthonnière, à d'autres aussi, et presque sûrement à Loisy", Op. cit., p. 526.

1751.

E. Poulat, Op. cit., p. 515, n. 18.

1752.

Dom Jean Martial BESSE (1861-1920), entré chez les Bénédictins de Solesme, il est ordonné prêtre en 1887. Maître des novices à Ligugé, premier supérieur de S.-Wandrille. Il s'est consacré à l'histoire monastique tout en déployant une activité politique considérable. Il a collaboré, sous différents psuedonymes, à La Vérité française et à l'Action française et a occupé la chaire du Syllabus à l'Institut de l'Action française.

1753.

E. Poulat, Op. cit., p. 506.

1754.

E. Poulat, Op. cit., p. 508.

1755.

E. Poulat, Op. cit., p. 507.