Introduction

On sait que l'encyclique Pascendi Dominici Gregis dénonce sous le terme de modernisme une hérésie multiforme d'autant plus dangereuse qu'elle atteint tout à la fois le philosophe, le croyant, le théologien, l'apologiste, l'historien, le critique, le réformateur. Le danger réside dans le fait que, si prises individuellement ces différentes formes se laissent mal identifier comme contraire à la doctrine catholique, elles se rattachent toutes à un système cohérent "carrefour de toutes les hérésies" dont l'encyclique se propose précisément de dévoiler la logique interne.

P. Colin note très justement que "la manière dont l'encyclique dénonce la logique caché du modernisme est en fin de compte significative de sa propre logique" 1756 et plus généralement sans doute de la logique du catholicisme romain dans sa version intransigeante. Ce qui explique en partie qu'aucun des protagonistes ne se soit réellement reconnu, non seulement dans la description de l'encyclique, mais surtout dans l'articulation logique qu'elle proposait et qui leur apparaissait comme "un exercice fascinant de passe-passe théologique" 1757 . C'est que, pour la plupart, ils plaçaient au cœur de leur démarche autre chose qu'une prise de position philosophique. Cela est évident pour Mgr Mignot. "Mais grand Dieu !, écrit-il à Mgr Lacroix, ne me prenez pas pour un moderniste ! Je ne suis ni agnostique, ni panthéiste, ni immanentiste, ni rien en iste ou en ique sauf catholique tout court, ni vieux, ni moderne" 1758 . En identifiant le modernisme à des systèmes philosophiques et en se référant à un catholicisme sans qualificatif, l'archevêque se situe au delà d'une simple recherche d'un catholicisme du juste milieu entre conservatisme et progressisme. Il revendique la fidélité à un catholicisme qu'il estime être celui de toujours, lequel ne se définit pas d'abord par des options philosophiques, mais par une foi, c'est-à-dire par une expérience religieuse.

Un an auparavant, Mgr Mignot avait eu l'occasion de s'expliquer dans l'oraison funèbre de Mgr Le Camus prononcée le 15 novembre 1906. Derrière les conventions d'usage le portrait qu'il trace du prélat défunt est à bien des égards un contre-portrait de l'archevêque lui-même. A la lecture du tiré à part le baron von Hügel ne se laisse pas prendre :

‘J'ai soigneusement souligné les passages saillants, et voudrais avoir le temps de vous en entretenir. Ce n'est que fort rarement que l'on a à percer une certaine enveloppe conventionnelle pour arriver à ce qui est sans doute la pensée intime, le motif déterminant d'un passage. Plutôt me plaindrais-je du fait, qui me semble clair que vous avez eu à dire des vérités de premier ordre, et qu'un homme pleinement à leur hauteur les ait dites ici, à l'occasion d'un autre qui, fort estimable et brave qu'il était, n'arrivait pas cependant, m'a-t-il toujours semblé à les voir en leur pleine grandeur et leur difficulté poignante 1759 .’

Et dans sa réponse Mgr Mignot ne dément pas cette interprétation :

‘Merci de votre appréciation sur l'oraison funèbre de Mgr Le Camus. J'ai embelli un peu le personnage, mais j'en ai profité pour mettre sur son dos beaucoup d'idées qui sont les miennes. J'ai dit ce qu'il était possible de dire dans l'état actuel des esprits, et tenu à protester contre le courant réactionnaire qui devient de plus en plus fort 1760 .’

Passons sur ce qui est dit des traits psychologiques d'une "physionomie complexe […] riche de contrastes" : "un cœur qui se cachait sous une apparente brusquerie", "une magnifique confiance dans l'avenir", "un inépuisable optimisme que rien n'a lassé". Passons sur ce qui est dit de l'amour de l'étude aimée "en raison de ses difficultés, de ses dangers, de son mérite". Passons enfin sur ce qui est dit du souci qu'avait Mgr Le Camus de respecter le savant et l'homme quand bien même il désapprouvait la doctrine 1761 . Toutes choses non négligeables si on les rapporte à Mgr Mignot. Mais ce sont là des obiter dicta. L'essentiel réside dans l'articulation des différentes facettes du personnage. Le plan de l'oraison funèbre est à lui seul un manifeste : l'homme de foi, l'homme d'étude, l'homme de la tradition et du progrès. Pour l'archevêque d'Albi, le caractère essentiel de la vie de Mgr Le Camus est à chercher dans sa "foi simple et profonde que jamais un doute sérieux ne troubla". Mais "il voulut que sa foi fût raisonnable et qu'elle apparût telle à tous". C'est pourquoi on peut dire en vérité que "le croyant engendra chez lui l'homme d'étude, le savant, l'écrivain".

C'est qu'en effet sa foi a été confrontée dès le séminaire aux affirmations de la critique : la lecture de Strauss décide de la vocation scientifique de l'abbé Le Camus, comme plus tard, nous l'avons vu, celle de Renan sera déterminante pour l'intérêt que l'abbé Mignot portera à l'étude de l'Écriture. Une foi qui fait de l'étude "un impérieux besoin", non pas pour réaliser des "œuvres de haute critique où les préoccupations scientifiques soient au premier rang", mais pour faire œuvre d'édification c'est-à-dire d'apologétique :

‘Aussi, si l'armature scientifique se dissimule, pour ainsi dire, dans les écrits du docte prélat, si bien qu'ils sont accessibles à tous les esprits et n'éveillent de doute chez personne, elle est cependant partout présente, de manière à satisfaire aux exigences d'une pensée plus avertie 1762 .’

Consacrant sa vie à étudier les sources du christianisme, Mgr Le Camus a été au sens vrai du terme un homme de la tradition. Pour autant, il repoussait la "conception paresseuse d'une religion où notre génération serait dispensée de toute recherche et de tout effort sous le prétexte que la besogne a été faite une fois pour toutes par les génies du passé". C'est de la tradition qu'il a appris que nul n'est dispensé de l'effort de s'assimiler la doctrine religieuse et, qu'à côté des vérités essentielles au salut dont l'Église a la garde, il y a le champ immense des vérités naturelles et scientifiques dans lequel l'Église "apprend comme tout le monde" afin de pouvoir présenter l'immuable dépôt de la foi en termes compréhensibles à chaque génération. C'est pourquoi "lui qui vivait au milieu des anciens […] n'avait pas pour les "nouveautés" cette frayeur excessive qui se manifeste parfois parmi nous d'autant plus qu'il avait "nettement conscience de la crise intellectuelle" que traverse l'Église. C'est pourquoi il ne "mettait pas en doute la légitimité" de l'effort entrepris pour apporter "quelques retouches" à la synthèse théologique élaborée au Moyen Age afin de l'adapter à la pensée contemporaine.

Cette attitude est bien celle "d'un croyant en possession de la vérité essentielle et qui sait n'avoir rien à redouter pour elle". Le croyant se fait critique et historien par souci d'apologétique. Dans un second temps, il se fait théologien et réformateur. De philosophie, il n'est ici question qu'en tant qu'elle est révélatrice de la crise de conscience des contemporains que l'apologiste se doit de rejoindre pour tenter de la christianiser. A l'origine donc, non pas le philosophe, mais le croyant. Avec cet ordre, nous passons en quelque sorte du moderniste abstrait au moderniste concret, de la construction théorique de l'encyclique au mouvement de la vie. Mais justement cette manière de présenter les choses n'est-ce pas la marque même du moderniste "pour qui vie et vérité ne sont qu'un" 1763 ?

Or c'est bien parce qu'il tentait de donner forme à un catholicisme qui prenne en compte les aspirations nouvelles de ses contemporains que Mgr Mignot a été perçu, comme le représentant éminent d'un modèle de catholicisme différent du modèle intransigeant et susceptible de reconquérir le terrain perdu en regagnant au catholicisme les élites intellectuelles. Un auteur britannique présentait l'archevêque d'Albi à ses lecteurs comme "le protagoniste de ce mouvement qui s'intitule lui-même 'la Nouvelle Apologétique', mais que l'on peut appeler plus intelligemment 'la Nouvelle Théologie'" 1764 .

Nouvelle théologie, car si la nécessité d'un renouvellement de l'apologétique est bien le point de départ de la réflexion de Mgr Mignot, l'ampleur des questions auxquelles il faut répondre l'a conduit à envisager des réajustements théologiques plus ou moins profonds selon qu'il touche l'ecclésiologie, la conception des rapports de la révélation et de la critique, la nature de la connaissance de foi ou encore la notion de développement dogmatique. Nouvelle théologie aussi en ce sens qu'il ne s'agit plus de gloser une fois de plus les traités classiques, mais de réaliser pour le XXe siècle une synthèse comparable à celle que saint Thomas avait réalisé au XIIIe, synthèse qui fasse, pour reprendre le vocabulaire de Mgr Mignot, une part plus grande à l'homme, c'est-à-dire introduise le point de vue du sujet dans le catholicisme et rééquilibre par là même le rôle de l'autorité.

Notes
1756.

P. Colin, L'audace…, Op. cit., p. 250.

1757.

G. Daly, "La contestation de la théologie. La crise moderniste", Concilium (178), 1982, p. 80.

1758.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 30 septembre 1907, f° 66.

1759.

Baron von Hügel à Mgr Mignot, 18 Avril 1907.

1760.

Mgr Mignot au baron von Hügel, 21 avril 1907, ms 2813.

1761.

"On eût vainement cherché sur ses lèvres ou sous sa plume, à propos du mouvement des idées contemporaines, ces formules vagues et imprécises, ces réprobations dédaigneuses d'erreurs indéterminées, ces expressions péjoratives de "nouveautés suspectes", de "fausse science", de "subjectivisme" et autres, qui se rencontrent souvent aujourd'hui dans la littérature ecclésiastique, qu'on ne définit pas et qui, par conséquent, ne signifie rien, sinon d'ordinaire la parfaite incompétence de celui qui les emploie, peut-être aussi le souci de se donner par là et à bon marché le cachet d'une rigoureuse orthodoxie", Oraison funèbre de Mgr Le Camus, 15 Novembre 1906, in L'Église et la critique, p. 276.

1762.

Oraison funèbre de Mgr Le Camus, 15 Novembre 1906, in L'Église et la critique, p. 261.

1763.

Encyclique Pascendi, n°17.

1764.

Leslie Litley, "The new Apologetic in France", Record and Review, août 1902, fiche rédigée par Mgr Lacroix, BN, Naf, 24406, f° 560.