1.1 Tenir compte du climat intellectuel

C'est bien cette question qui a très tôt retenu l'attention de l'abbé Mignot. Il perçoit grâce à la lecture des grandes revues que l'atmosphère favorable à la religion engendrée par le romantisme se transforme rapidement et que les progrès de la science orientent les esprits vers une conception plus matérialiste de la vie 1774 . C'est que "Chateaubriand et Lacordaire, avec la magie de leur style et leur incomparable éloquence, n'avaient guère intéressé les âmes qu'à la façade du temple et à la beauté de ses formes. Le positivisme était venu aussitôt et les avait retenues au dehors, grâce au prodigieux développement des sciences de la nature" 1775 . En 1897 il ironise sur

‘les prophètes des temps modernes (qui) ne se faisaient pas faute, il y a peu d'années, de nous prédire à brève échéance la fin des religions révélées ; ils nous apprenaient, dans de savants ouvrages, "comment les dogmes finissent" 1776 . Avec une assurance digne des prophètes d'autrefois, ils nous révélaient comment l'esprit humain crée le divin […] Les oracles de nos prophètes de malheur sont si loin de s'accomplir que nos penseurs d'aujourd'hui semble revenir à une plus saine appréciation du problème religieux […] ; ils se sont aperçus qu'ils faisaient fausse route, qu'il fallait rebrousser chemin sous peine de tomber dans l'absurde. Il a bien fallu s'incliner et reconnaître qu'en dépit de tous les sophismes, le sentiment religieux est une loi primordiale de notre nature 1777 .’

C'est la preuve, s'il en était besoin, que chaque génération est porteuse de "son lot de vérités, d'erreurs, de préjugés, de tendances, d'aspirations, de besoins intellectuels qui la différencie des précédentes" 1778 et que l'apologiste doit être en mesure de répondre à des exigences qui se renouvellent rapidement. Or en cette fin du XIXe siècle "la conscience humaine, comme saisie par l'angoisse du vide, rentre en elle-même ; la science tant prônée ne suffit plus à ses besoins et ses aspirations… Le mystère religieux se pose à nouveau aux esprits les plus éminents" 1779 , mais fascinés par les prodigieuses découvertes de la seconde partie du siècle, les contemporains "ont le malheur d'être devenus presque insensibles aux conclusions purement intellectuelles. Ils réclament des faits bien plus que des idées, ils se défient de la philosophie, de la théologie, où ils ne voient que des pensées d'hommes contre lesquelles il faut se tenir en garde" 1780 . C'était là une conviction largement partagée. Dans son discours de rentrée de l'Institut catholique en 1901, Mgr Batiffol, par exemple, ne dit rien d'autre :

‘En réalité, la tâche qui s'impose aux théologiens en un siècle qui est éminemment le siècle de l'apologétique, c'est moins de considérer les articles de foi comme un point de départ pour de hardies ascensions dialectiques, que de les considérer comme un point d'arrivée. […] On nous demande de procéder en remontant des faits au formules plutôt que de raisonner sur les formules sans souci de rejoindre les faits 1781 .’

L'irruption de l'histoire et la mise en perspective qu'elle impose font voler en éclat les représentations les mieux établies :

Habitués à vivre dans un milieu chrétien, à juger le christianisme par ce que nous voyons et connaissons présentement, nous sommes tentés d'attribuer aux premiers disciples du Sauveur nos pensées, nos préoccupations. Nous ne supposons pas un seul instant qu'on ait pu connaître Jésus autrement que nous ; nous ne voyons aucune différence entre le christianisme des foules dont parle l'Évangile et le nôtre. [...] Les historiens modernes ont de nouvelles exigences. […] De plus en plus on reconnaît la nécessité de ne pas condamner à la légère ce que réprouve avec raison la conscience moderne, comme aussi de ne pas attribuer aux siècles passés nos admirations et nos enthousiasmes. Ces remarques sont vraies dans le domaine des faits religieux comme dans celui de l'histoire profane et l'on a droit de nous demander si le christianisme des premiers disciples était le même que le nôtre... 1782

Mgr Mignot était d'autant plus capable de comprendre ces nouvelles exigences que lui-même, nous l'avons vu, partage largement l'état d'esprit de ses contemporains et perçoit très bien - parce qu'il l'éprouve pour lui-même - à quel point les décisions romaines sont de nature, sinon à éloigner de la foi, du moins à la rendre de plus en plus difficile. C'est ainsi par exemple que le décret de la Sacrée Congrégation de la Consistoriale 1783 interdisant l'utilisation dans les séminaires de différents écrits du P. Lagrange, le plonge dans une grande anxiété, car il "partage vraisemblablement beaucoup de ses idées". Il note dans son Journal :

‘Tout cela au lieu d'augmenter la simplicité de ma foi, l'a plutôt affaiblie, sans l'éteindre bien entendu. Chaque fois que je veux prier, aimer, adorer, un nuage noir traverse les clartés de l'âme et involontairement je me dis "Est-ce vrai ?" Le christianisme est quelque chose de sublime, mais dépasse-t-il ce que l'humanité aurait pu découvrir, et l'homme, même laissé à sa raison imparfaite, n'est-il pas capable de s'élever parfois au sublime ? La religion, je le reconnais est un besoin de l'âme : l'on en conclut que la religion est quelque chose d'aussi vraie, aussi inhérente à l'homme que ses autres facultés et par conséquent que parmi toutes ces religions, une au moins est véritable.’ ‘Je l'ai cru longtemps, je le crois moins aujourd'hui. Dieu n'a rien révélé dans l'ordre ordinaire des vérités rationnelles, des inventions humaines, de la philosophie. Il s'est borné à imprimer dans la raison la distinction du Bien et du Mal ; et encore ! puisque les hommes diffèrent si fort dans leur appréciation de ce qui est licite ou non…’

Pourquoi Dieu qui a laissé l'homme à son libre arbitre ne lui aurait-il pas laissé le soin de choisir peu à peu, lentement et en les "épurant", les rites jugés par lui les meilleurs pour adorer la divinité ? 1784

C'est la raison pour laquelle il plaide sans relâche afin que les théologiens ne se détournent pas de la tâche nouvelle qui s'offre à eux. Nier le problème ne sert à rien et, d'une certaine façon, c'est être infidèle à l'attente de Dieu, car "des regrets et des espérances ne peuvent rien sur le présent. Dieu qui nous fait vivre en ce siècle nous impose des devoirs pour l'heure actuelle" 1785 .

Le théologien n'a pas fait tout ce qu'il doit pour l'avènement du règne de Dieu tant qu'il n'a pas découvert, dans l'immuable vérité du dogme, l'aspect qui le rend accessible aux intelligences contemporaines et qui permettra la synthèse des données de la foi d'une part, et de l'autre, des idées directrices de l'esprit humain à tel ou tel moment de son histoire. Cette préoccupation qui exige, chez le théologien, une connaissance approfondie et bienveillante de la mentalité ambiante, suppose également que les vérités doctrinales sont saisies par lui dans toute leur ampleur, et que son intelligence pénètre jusqu'à la moelle vivante des dogmes 1786 .

Que la situation soit difficile, que l'Église et le monde soient à une époque de transition, l'archevêque d'Albi en est intiment persuadé, comme il est convaincu que le temps passé ne revient pas et qu'il faut tout faire pour "endiguer le fleuve sous peine d'être inondé (et) creuser le lit plus avant afin que les eaux ne se précipitent pas par dessus bord en ravageant toute la plaine" 1787 .

En usant de cette métaphore, Mgr Mignot partage, jusque dans la formulation, l'opinion du P. Tyrrell sur la nécessité et l'urgence, en dépit du caractère périlleux de l'aventure et des difficultés nombreuses qui hérissent le chemin, d'entreprendre quelque chose pour permettre à l'Église de répondre aux défis du monde moderne. Dans l'une des rares lettres du P. Tyrrell conservées par l'archevêque, le jésuite lui dit en effet :

‘On peine à voir jusqu'où et comment cette inévitable révolution nous conduira et c'est notre faiblesse et notre danger. Mais l'espérance va de l'avant comme Abraham depuis Ur en Chaldée jusqu'au commandement de Dieu Nesciens quo iret. Notre attitude en direction de la Vérité peut seulement être : Sequor te, quocumque ieris. Et c'est pourquoi le fait que nous ne voyons pas la fin de notre souffrance n'est pas une raison de craindre et de revenir en arrière si nous pouvons avoir confiance en notre chef et dans les principes qui nous guident. C'est parce que la rivière a été trop longtemps endiguée qu'on craint la crue des eaux refoulées 1788 .’

De toute évidence, Mgr Mignot a trouvé dans la pensée du P. Tyrrell un écho à ses propres préoccupations et une certaine légitimation de ses propres intuitions sur le travail à accomplir pour adapter le discours de l'Église à celui du monde contemporain. Leur identité de point de vue sur la situation de l'Église et sur la manière d'y faire face s'explique moins par une éventuelle influence réciproque que par la proximité de leur analyse de la situation.

Pour autant, Mgr Mignot est loin de canoniser le monde moderne. Il en dénonce régulièrement les dérives dans ses mandements de carême. Ainsi par exemple, en 1891 il condamne la sécularisation qu'il définit comme "la laïcisation de l'esprit, de la volonté et, par suite, des lois, des usages, des institutions". Un tel programme est inacceptable. Il est "tracé par les ennemis de la Religion, suivi par un certain nombre d'hommes […] qui reculeraient épouvantés, s'ils se rendaient mieux compte des ruines qu'ils préparent" 1789 . En 1896, il condamne pêle-mêle : "la curiosité dépravée", "le besoin effréné de se distraire et de s'amuser à tout prix", "le goût malsain pour les émotions violentes", "l'excessive surexcitation de la sensibilité". Par ailleurs, il déplore l'influence croissante de l'individualisme qui est naturellement pour lui "une des conséquences fatales du principe protestant de l'inspiration personnelle, s'appuyant sur cette parole de je ne sais plus quel Père de l'Église (Tertullien peut-être) : 'On ne naît pas chrétien, on le devient'" 1790 . Il déplore ces évolutions, mais il ne croit pas en la possibilité d'un quelconque retour au passé. S'il ne songe pas un instant à faire sienne l'idée que l'Église doive accepter cet état de fait, il estime en revanche qu'elle ne peut pas ne pas les prendre en compte dans la présentation du message de salut dont elle a la responsabilité.

Les conséquences de ces évolutions sur la situation de l'Église en France appellent de sa part un jugement sans complaisance :

‘N'est-il pas souverainement douloureux de voir la foi s'affaiblir, nombre de chrétiens s'en aller à la dérive et les âmes se perdre ? […] de voir grandir l'indifférence, de constater l'efflorescence de germes mauvais […] trouvant un terrain d'éclosion favorable, de voir l'ivraie se multiplier rapidement et menacer d'étouffer le froment ? ’

Quoi de plus douloureux pour un évêque de voir Dieu sans place officielle dans notre pays chrétien ? Dieu chassé de nos écoles […] Voir l'apostasie se consommer ! La France vide de Dieu, encore une fois, est-ce possible ? Et, pour que l'œuvre de déchristianisation soit complète, la Séparation faite dans les conditions les plus lamentables… 1791

L'archevêque comprend donc les angoisses de ses collègues dans l'épiscopat et s'il "les partage dans une grande mesure", il n'en estime pas moins qu'il est impossible d'arrêter le cours des choses, car "il suffit de jeter les yeux sur le monde qui nous environne pour nous convaincre qu'ici bas tous n'est que changement" 1792 . Mais le changement n'est pas linéaire. L'évolution dans les idées ne se fait pas d'une façon calme, uniforme, régulière, il y a des moments de crise et Mgr Mignot a conscience que la société et l'Église traversent un de ces moments de crise :

‘Quiconque regarde ce qui se passe dans le monde […] reconnaît la nécessité de remettre de l'ordre dans notre intelligence, de nous servir dans nos recherches de méthodes plus sûres que par le passé. Cet avertissement s'applique aux choses religieuses aussi bien qu'à celle du domaine de la pensée ou de l'action. Il faut savoir ce que nous croyons et adapter nos affirmations religieuses sur le même pied que le reste de notre mobilier intellectuel si nous ne voulons courir le risque de les voir se dissiper au milieu des agitations et des troubles de la vie moderne 1793 .’

Notes
1774.

Notes pour le traité de l'Incarnation, 1876, f° I, ADA, 1 D 5 04.

1775.

Oraison funèbre de Mgr Le Camus, 15 Novembre 1906, in L'Église et la critique, p. 278.

1776.

Allusion au célèbre texte de Théodore Jouffroy, publié dans Le Globe en 1825.

1777.

"L'évolutionnisme religieux" in L'Église et la critique, pp. 3-4.

1778.

Préface à la Polyglotte, 1899, p. VIII.

1779.

Oraison funèbre de Mgr Le Camus, 15 Novembre 1906, in L'Église et la critique, p. 278.

1780.

Préface à la Polyglotte, 1899, p. IX.

1781.

P. Batiffol, "La vie quotidienne d'un Institut catholique", (discours de rentrée 1901) in Questions d'enseignement supérieur ecclésiastique, pp. 47-48.

1782.

Études sur les évangiles, 1880, f° 98, ADA, 1 D 5-04.

1783.

Daté du 29 juin 1912 et publié le 16 août ce décret interdisait dans les séminaires l'usage d'un certain nombre d'ouvrages du Dr Karl Holzney, du P. Lagrange et du Dr Fritz Tillmann.

1784.

Anxiétés, 1912, ADA, 1 D 5-14. Le 2 octobre il écrit à Mgr Lacroix : "Vous voyez qu'on est arrivé à pincer le P. Lagrange. Afin de rendre peut-être la condamnation moins éclatante on a mis le P. Lagrange entre deux allemands. Il est probable que l'on prépare les esprits à la condamnation par l'Index - marche suivie pour Mgr Duchesne. A quand Mgr Lacroix et votre serviteur ?".

1785.

Mandement de carême 1891, p. 21.

1786.

Préface aux Études du clergé de J. Hogan, p. 7.

1787.

Notes pour une réponse à la brochure de Mgr Turinaz, 10 février 1902, ADA, 1 D 5 11-02.

1788.

"One hardly fore sees whither and how far this inevitable revolution will lead us and that is one weakness and danger. But faith goes forth like Abraham from Ur of the Chaldee at Gods bidding "nesciens quo iret" ; and our attitude towards Truth can only be : "Sequor te quocumque ieris". And so, that we do not see the end of our path is no reason of fear and draw back if we can trust our leader and the principles that guide us. It is because the river has been dammed so long that one fears the out-rush of the pent-up waters ", lettre du 8 février 1902.

1789.

Mandement de carême, 1891, p. 5.

1790.

1 er Reg., f° 158. Texte écrit à propos du livre d'Ed. de Pressensé : Histoire des trois premiers siècles de l'Église chrétienne et contemporain de la publication au milieu des années 1870.

1791.

"Allocution pour les obsèques de Mgr Enard", in L'Église et la critique, p. 311.

1792.

Développement de la doctrine chrétienne, f°12, 1868, ADA 1 D 5 04. Il ajoute : "La vie est un mouvement et chaque mouvement est un changement nouveau. Rien n'est immobile, depuis l'humble mousse qui croît et tombe jusqu'à ce monde brillant des étoiles fixes qu'on a longtemps regardés comme les piliers du monde inférieur et qui sont eux mêmes entraînés dans l'immense mouvement ; depuis l'enfant… jusqu'au vieillard mourant… tout s'agite et se meut ici bas, tout change et disparaît".

1793.

Notes sur Harnack, s. d., ADA, 1 D 5 11-02. A rapprocher de J. Hogan : "A une époque de transition comme la nôtre, il faut tenir l'esprit ouvert et attentif aux faits qui se révèlent et aux vues qui surgissent tous les jours… et soumettre de temps en temps tout l'ensemble à un nouvel et sérieux examen", Les études…, p. 148.