1.3 Une double tâche.

La question de savoir comment il peut se faire que "des hommes à l'intelligence fine, aux vues étendues, au savoir varié, à l'esprit merveilleusement cultivé" puissent être éloignés de la vérité est l'une de celles qui ont hanté Mgr Mignot. C'est la question à laquelle il tentait de répondre dès son premier article 1800 , quand il n'était encore que curé-doyen de La Fère. Pour lui, cette question renvoie à celle de la difficulté d'atteindre la certitude dans le domaine religieux. C'est que, "dans le monde moral, la fatalité disparaît pour faire place à la liberté et, avec la liberté, apparaît la divergence des sentiments et des pensées" 1801 . De cette diversité on conclut, soit que l'homme n'est pas fait pour la vérité absolue, soit que les formes religieuses sont au fond indifférentes. D'une manière ou d'une autre on cède à la facilité du scepticisme et de l'agnosticisme dès lors que la raison ne permet pas d'atteindre la certitude. Cette confiance absolue dans la raison provient du fait que "l'étude presque exclusive des sciences exactes à imprimé à la génération présente un cachet spécial, elle l'a façonnée à ne […] croire qu'aux conclusions appuyées sur des données expérimentales" 1802 . Mais si la connaissance a réalisé d'incontestables progrès dans le domaine scientifique, elle s'est fermée aux vérités morales "dont les conclusions ne laissent aucun résidu dans la cornue du chimiste, aucune agitation sur la bobine électrique, aucune raie colorée dans le spectroscope" 1803 . La première tâche de l'apologétique est donc de montrer que le discours scientifique n'épuise pas la totalité du réel.

Sa seconde tâche est de répondre au désarroi des contemporains, qui "semblables à un navire désemparé, poussé sans voiles ni boussole vers des parages inconnus", veulent réduire le christianisme à une morale sans dogme, car leur préoccupation "est de bien agir plutôt que de bien croire" 1804 .

‘Le Christ, nous dit-on, a été moins dogmatique que ses disciples ; il s'est contenté d'enseigner le sentiment religieux, la véritable morale, au lieu que ses apôtres ont façonné un Credo de toutes pièces et inventé après la mort de Jésus la théologie dogmatique 1805 .’

Il s'agit donc, par une démarche inverse de la première, de montrer à ceux qui prétendent qu'il suffit d'imiter Jésus, "le moins dogmatique des hommes", en dégageant "le Christ de l'enveloppe métaphysique dans laquelle les théologiens l'ont enseveli" 1806 et que "l'étude du dogme détourne l'esprit et le cœur de la pratique de la vertu", car "la vraie morale a horreur des subtilités théologiques", qu'il est impossible de "pratiquer la vraie morale religieuse sans s'occuper de la partie dogmatique" 1807 . Cette démarche apologétique est parfaitement cohérente avec ce que nous verrons de la conception de l'acte de foi de Mgr Mignot.

Cette double tâche n'est possible que si on accepte de renoncer à l'apologétique classique qui voyait "surtout dans la vérité de la religion une thèse à déduire par des raisonnements bien déduits" pour faire droit à la requête du "positivisme contemporain (qui) exige qu'on la lui propose comme un fait à constater" 1808 .

On retrouve là encore une proximité certaine avec le P. Tyrrell. Dans la recension qu'il fait de Lex credendi sous le titre "La méthode apologétique du P. Tyrrell" 1809 , l'abbé H. Bremond estime que toute l'œuvre du jésuite est contenue dans le titre de son premier livre : Nova et vetera. Entre les fanatiques de l'immobilisme et ceux de la nouveauté, le P. Tyrrell propose une via media dans laquelle "le nouveau est accepté par un croyant qui entend ne rien sacrifier des richesses du passé et l'ancien conservé, défendu, aimé par un chercheur qui ne se reconnaît pas le droit de condamner en bloc l'activité intellectuelle et scientifique du présent". Les homélies sur le Pater qui constituent l'essentiel de Lex Credendi sont un bon exemple de cette apologétique nourrie "des habitudes d'esprit, des méthodes, des exigences, de l'attitude intellectuelles des savants et des philosophes d'aujourd'hui", soucieuse de répondre aux besoins de la vie et non pas d'exposer de prime abord la doctrine comme le fait l'apologétique classique, "celle du tout ou rien". La différence réside dans la méthode : simple problème de mise au point, simple différence de perspective. "Doctrine chrétienne, vie chrétienne, il s'agit uniquement de savoir, si j'ose dire, par quel bout on commence. Car en vérité les deux choses ne font qu'un". Pas seulement problème de mise au point proclamera Pascendi l'année suivante.

Proche du P. Tyrrell, Mgr Mignot, tout en admettant la légitimité des recherches entreprises dans le sillage de Blondel et du P. Laberthonnière pour établir une théorie de la croyance religieuse qui puisse assurer à la critique une entière indépendance dans sa méthode et ses conclusions - ce en quoi il se différencie très nettement de Mgr Batiffol relativement conservateur en matière de philosophie et de théologie -, n'a guère intégré leurs apports 1810 . C'est que, d'une part il reste dans le fond dépendant de l'apologétique défensive qu'il a étudié à Saint-Sulpice et qui s'employait à réfuter les deux grands arguments du rationalisme : l'opposition de l'Église aux sciences et le refus du surnaturel et que, d'autre part, il est plus sensible, malgré tout, à une méthode de transcendance dans la perspective de celle développée par l'abbé de Broglie dans Problèmes et conclusions de l'histoire des religions (1885) : l'histoire montre le caractère unique, humainement inexplicable et donc transcendant du christianisme. En même temps que cette manière d'aborder l'apologétique lui semble répondre totalement à la demande de faits des contemporains, elle présente à ses yeux l'avantage d'échapper à tout risque de subjectivisme.

S'il avait eu besoin d'être conforté dans cette conviction, Mgr Mignot aurait trouvé dans ce que lui écrivait le baron von Hügel, la confirmation de sa justesse. Ainsi par exemple le baron se demande en 1903 s'il ne doit pas écrire un article, non pas pour défendre les méthodes historiques,

‘mais sur la place philosophiquement nécessaire que tiennent ces méthodes dans le point de vue et le système élémentaire de la conception Catholique ; et comment et pourquoi une telle vie de travail historico-critique est non seulement conciliable avec la vie intérieure et la piété chrétienne, mais lui est, à la longue, directement pour la minorité cultivée (et à la longue toujours dirigeante) et indirectement pour tout le corps de l'Église, simplement nécessaire. Bien des âmes pieuses se sont tournées anxieusement vers moi, pendant ces années de combat, et tout récemment encore ; et je crois qu'il serait bon, si l'on pouvait, de travailler, doucement, mais courageusement, à les détacher, même en tant que simplement pieuses, des néo-scolastiques, et de leur faire sentir un peu ce qu'il y a de grand, de profondément chrétien dans cette docilité aux faits et cette vue de la croissance toujours jeune et mystérieuse du Christianisme Catholique 1811 .’

On comprend dès lors que pour Mgr Mignot, renouveler l'apologétique n'est qu'une facette du problème qui se pose à l'Église. Pour amener à la foi ceux qui sont sur le seuil ou pour empêcher que ne partent ceux que ne satisfont plus les discours traditionnels, il est nécessaire de présenter un nouveau visage de l'Église.

Notes
1800.

"État des esprits", Semaine religieuse de Soissons, février-décembre 1884.

1801.

"État des esprits", Semaine religieuse de Soissons, 16 février 1884, p. 95.

1802.

"État des esprits", Semaine religieuse de Soissons, 22 mars 1884, p. 167 : "Notre siècle, en effet, pris dans sa généralité, rapporte tout au données purement rationnelles, aux conclusions absolues de la science expérimentale. […] Ce qui ne lui paraît pas démontré avec la brutale évidence d'un chiffre lui semble indigne d'une attention sérieuse".

1803.

"État des esprits", Semaine religieuse de Soissons, 22 mars 1884, p. 168. L'abbé Mignot évoque à ce propos une série d'articles sur "la crise de la morale" parus dans Le Temps "journal doctrinaire […] mais qui reflète comme un miroir fidèle la pensée des rationalistes modérés, des spiritualistes non spiritualistes, des chrétiens non chrétiens, des croyants non croyants, c'est-à-dire des beaux esprits qui se prétendent chrétiens sans croire à la divinité de Jésus-Christ : espèce nouvelle fraîchement éclose qui compte quelques apostats du catholicisme, mais recrute le grand nombre dans la terre fertile du protestantisme libéral".

1804.

"État des esprits", Semaine religieuse de Soissons, 18 octobre 1884, p. 649.

1805.

"État des esprits", Semaine religieuse de Soissons, 8 novembre 1884, p. 696.

1806.

"État des esprits", Semaine religieuse de Soissons, 29 novembre 1884, p. 745.

1807.

"État des esprits", Semaine religieuse de Soissons, 8 novembre 1884, p. 700.

1808.

"Les preuves et l'économie de la Révélation", RCF, 15 mars 1900, p. 139.

1809.

Demain, n° 28, 4 mai 1906.

1810.

Pas plus que celui de Bergson : "J'ai trop peu lu H. Bergson pour me faire une juste idée de sa valeur doctrinale. C'est un mystique qui voit les choses en mystique. Dans ce domaine, on peut dire tout ce qu'on veut. Quod gratis asseritur, gratis negari potest", Lettre à Mlle De Coninck, 23 septembre 1917.

1811.

Baron von Hügel à Mgr Mignot, 30 janvier 1903.