2.1 Le Christ continué.

Quand Mgr Mignot parle de l'Église, c'est en utilisant le plus souvent un vocabulaire scripturaire. Seule voie d'accès des hommes à Dieu, l'Église est l'échelle de Jacob : "La vision de Jacob n'était qu'un songe céleste sans réalité physique, mais ce songe symbolisait la grande médiatrice visible, qui est l'Église" 1813 . Elle n'est donc pas d'abord une société humaine, mais la vie de Dieu communiquée aux homme, plus précisément "Jésus continué, agissant en elle et par elle sur les âmes" 1814 . Il associe à l'image évangélique de la vigne et des sarments celle, paulinienne, de corps mystique : "Nous envisageons l'Église comme le corps mystique du Sauveur, comme la Société parfaite où chaque fidèle participe à la vie du Christ par la communion des saints […]. C'est bien cette unité merveilleuse qui rattache chaque âme […] vivant d'une même vie comme les rameaux d'une même sève" 1815 .

Il n'est pas indifférent que Mgr Mignot utilise ces deux images encore peu courantes au début du siècle. Si l'image de la vigne introduit l'idée que, clerc ou laïc, tout chrétien, en tant que baptisé, est fondamentalement dans la même position par rapport au Christ, celle de corps du Christ vient corriger ce qui serait de nature à effrayer les théologiens dans cette vision égalitaire, en ce qu'elle conserve l'idée de distinction des fonctions et permet ainsi de sauvegarder l'idée de hiérarchie. C'est celle - notons le au passage - qui sera utilisée plus systématiquement dans les années trente à cinquante et préparera la voie à celle de "peuple de Dieu" 1816 . Mgr Mignot emploie ces images, car elles lui permettent de développer deux idées pour lui essentielles, à savoir que l'Église est d'abord et avant tout une réalité spirituelle et qu'elle est en même temps "un organisme vivant qui se développe, grandit, se modifie dans son aspect extérieur tout en restant identique à lui-même" 1817 .

Que l'Église soit avant tout une réalité spirituelle a, pour l'archevêque, une triple conséquence. D'abord le salut dépend de "l'incorporation à l'Église invisible et seulement de façon conditionnelle à l'Église visible" 1818 . S'il est vrai que l'on peut appartenir à l'Église visible et pourtant être "mort à la grâce par le péché", il est réciproquement vrai d'admettre que l'appartenance à l'Église visible n'est pas une condition nécessaire pour le salut. On comprend dans ces conditions que l'idée d'excommunication salutaire défendue par le P. Tyrrell ne le choque pas. Il s'ensuit, deuxième conséquence, qu'il ne faut pas prendre au pied de la lettre la fameuse formule : "Hors de l'Église point de salut". On ne peut prétendre en effet que l'action de Dieu est limitée à l'Église. Elle s'est manifestée "sous des formes multiples depuis l'origine du monde" et aujourd'hui elle agit "en dehors du corps de l'Église". Enfin Mgr Mignot refuse d'accepter, comme il faudrait le faire si on s'en "tenait avec rigueur à l'enseignement des théologiens", que les Églises séparées de l'Église romaine ne sont pas "un terrain fertile où grandit la semence divine". Ceux qui ont reçu "le baptême appartiennent à l'ordre surnaturel". Certes, seule l'Église catholique est le développement complet de l'Évangile ; seule elle réalise dans sa plénitude la pensée de Jésus, mais "qui voudrait prétendre aujourd'hui que l'Église orthodoxe de Russie, les Églises schismatiques d'Orient, l'Église d'Angleterre ne participent point à l'esprit chrétien ? Sans doute elles n'ont pas la plénitude de la vie évangélique, elles n'ont pas tous les sacrements" 1819 , mais elles ne sauraient être mises au même rang que les infidèles. Pour autant, Mgr Mignot ne s'est pas impliqué dans les tentatives de rapprochement avec l'Église anglicane 1820 et au moment de la question de la validité des ordinations il avoue au baron von Hügel qu'il n'a "pas de conviction bien arrêtée sur ce point délicat", car il n'a "étudié qu'imparfaitement cette question si complexe" 1821 .

L'accent mis sur le caractère spirituel de l'Église permet de réévaluer son caractère hiérarchique et de relativiser des imperfections qu'il est impossible de nier.

Car pour être une réalité avant tout spirituelle, l'Église n'est pas pour autant "une abstraction, une institution céleste flottant dans l'espace entre ciel et terre. Elle n'existe pas en dehors de l'humanité ; elle se compose d'êtres vivants, intelligents et pensants" 1822 . Elle est "essentiellement une société spirituelle composée d'hommes vivants dans tous les siècles, sous toutes les latitudes 1823 ". C'est "l'ensemble concret des personnes qui la composent, croient certaines vérités en commun, pratiquent certains usages, ont entre elles telles ou telles relations" 1824 . Elle "est un fait réel et tangible, une institution qui a son fondement dans l'histoire" et son action est "forcément mêlée à toutes les circonstances et à tous les événements qui composent notre vie. Fille du temps, elle ne peut s'en dégager" 1825 .

De ce que Notre Seigneur a fondé l'Église, il ne s'ensuit cependant pas qu'il l'ait constitué telle qu'elle est aujourd'hui : il est du moins difficile de le soutenir malgré l'autorité imposante de quelques graves théologiens. […] Il ne faut pas confondre le côté divin de l'Église avec les conditions historiques de son développement et de son action. En nous donnant sa vérité Dieu n'y joint ni théories ni systèmes ; cela est l'œuvre de l'homme qui cherchent à comprendre et à en saisir les harmonies ; œuvre d'adaptation aux besoins intellectuels et matériels de la société, aux diverses conditions de l'état social 1826 .

Mgr Mignot s'est forgé cette conviction, à partir de l'observation pragmatique de l'histoire de l'Église puisque si l'on peut dire que l'Église est aujourd'hui ce qu'elle était hier, elle ne l'est pas de la même manière :

‘Parle-t-elle à ses enfants du XIXe siècle le même langage qu'aux fidèles de Rome ou de Corinthe ? N'est-il pas hors de doute que l'Église se moule sur l'humanité dans une certaine mesure, qu'elle modifie sa discipline suivant la force ou la faiblesse de ses enfants. Il y a dans l'Église un mouvement d'idées, un développement successif qui correspond au travail de la pensée des générations qui se suivent 1827 .’

Maîtresse du temps, l'Église "ne saurait s'immobiliser dans le passé ni rester stationnaire quand tout marche autour d'elle, sous peine de perdre contact avec la société ambiante" 1828 . La première conséquence qu'il tire de cette constatation c'est que l'Église, immuable dans sa foi, n'est cependant pas immobile dans son enseignement. L'immobilité serait la mort. L'Église "s'éteindrait doucement comme ont disparu les religions d'Egypte et de Chaldée, les systèmes philosophiques d'Athènes ou d'Alexandrie, elle ne serait plus qu'un monceau de ruines dont on viendrait admirer les superbes débris" 1829 .

C'est parce que l'Église, "fille du Ciel, a pour but de sauver les âmes" qu'elle doit, pour se faire entendre d'elles, "descendre sur terre, se mêler à nos agitations et à nos problèmes, connaître tous nos besoins, parler toutes les langues, aussi bien la langue populaire du charbonnier, dont la foi est simple, que celle des intelligences plus élevées" 1830 . Il se produit donc dans cet organisme vivant qu'est l'Église, un travail latent et incessant, "une sorte d'élaboration continuelle de la vérité de Dieu" 1831 . Et cela pour deux raisons : "d'une part, l'esprit humain ne peut s'empêcher de réfléchir sur les données primitives de la révélation divine ; d'autre part, il ne cesse de s'enrichir par les acquisitions de la raison naturelle" 1832 . C'est l'unité de la pensée qui établit une étroite corrélation entre les deux aspects de ce double travail. L'effort intérieur de la conscience chrétienne est "stimulé par les idées et les expériences nouvelles que chaque génération ajoute au patrimoine humain, qui caractérisent la mentalité de chaque époque, et qui, pour la part de vérité qu'elle contiennent, doivent être confrontées avec l'énoncé de la croyance religieuse et se combiner avec la synthèse pratique de la vie" 1833 .

Mais comme l'Église "n'existe pas en dehors des fidèles qui forment son corps visible, elle n'a d'autre science humaine que la leur" 1834 . A aucun moment de l'histoire elle n'a plus de science que n'en ont ses membres :

La science qu'elle possède est à l'état de germe, à l'état implicite qui se manifeste à l'instant marqué par Dieu. La lumière se fait peu à peu ; elle se dégage des ombres indécises du passé grâce aux circonstances, aux progrès des études ou de la piété. […] Ce qui est vrai dans l'ordre spirituel l'est bien plus encore sans l'ordre scientifique proprement dit… Dans ce domaine surtout l'Église est vraiment enseignée 1835 .

Notes
1813.

Instruction pastorale à l'occasion de sa prise de possession, 2 février 1901, p. 4.

1814.

Mandement de carême 1901, L'Église, p. 11.

1815.

Mandement de carême 1901, L'Église, p. 20.

1816.

Voir E. Fouilloux, Une Église…, p. 219.

1817.

"L'Église et la science", in l'Église et la critique, p. 174.

1818.

Mandement de carême 1901, L'Église, p. 13.

1819.

Études sur les Évangiles, 1880, f° 43.

1820.

Il semble par exemple avoir ignoré les tentatives de l'abbé Portal : "J'ai reçu la Revue anglo-romaine dont vous me parlez, écrit-il à l'abbé Loisy, mais persuadé que c'était une de ces innombrables publications sans valeur avec lesquelles on nous assassine, j'avais dit à mon secrétaire de ne pas s'abonner ! J'en ai tous les regrets du monde et tâcherai de réparer". Sur la Revue Anglo-romaine voir R. Ladous, M. Portal et les siens, Paris, Cerf, 1985, pp. 95-96.

1821.

Mgr Mignot au baron von Hügel, 8 février 1895, ms. 2780. Il penche pourtant pour la validité : "Il me semble qu'en décidant que les ordinations ne sont évidemment pas nulles quoiqu'en fait il faille évidemment les réitérer et à cause de leur caractère très douteux et de l'incertitude des baptêmes dont la nullité a pu couper le surnaturel par la racine et séparer les branches du tronc, cela ne justifierait pas l'Anglicanisme et ne lui donnerait pas de base doctrinal. Il n'en resterait pas moins une hérésie". Il craint seulement qu'une "condamnation par le Saint-Office de la critique biblique ne (fasse) pas les affaires de l'union des Églises, et (rende) probablement inutiles toutes les avances de Léon XIII à l'Angleterre", Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 5 août 1896, f°79-80.

1822.

Ecclesia Discens, 1905, f° 7-8, ADA, 1 D 5 11-02.

1823.

Instruction pastorale à l'occasion de sa prise de possession, 2 février 1901, p. 5.

1824.

Notes sur l'apologie, Analyse d'articles de Mivart, 1900, ADA, 1 D 5 11-02

1825.

"L'Église et la science", in l'Église et la critique, pp. 172-173.

1826.

Évolution du dogme à propos d'un livre récent, 1910, f°42, ADA 1D 5-04.

1827.

Traité sur la pénitence, 1866, ADA, 1 D 5 04.

1828.

Mandement de carême 1902, Sur le Pape, p. 18.

1829.

Instruction pastorale à l'occasion de sa prise de possession, 2 février 1901, p. 5.

1830.

Oraison funèbre de Mgr Le Camus, 15 Novembre 1906, in L'Église et la critique, p. 268.

1831.

Lettre pastorale à l'occasion de son voyage ad limina de 1893, pp. 7-8.

1832.

Oraison funèbre de Mgr Le Camus, 15 Novembre 1906, in L'Église et la critique, pp. 265-267.

1833.

Oraison funèbre de Mgr Le Camus, 15 Novembre 1906, in L'Église et la critique, p. 266.

1834.

Préface à la Polyglotte, 1899, p. IX.

1835.

Ecclesia Discens, mars 1905, f° 7-8, ADA, 1 D 5 11-02.