2.2.1 Un médiateur

Mgr Mignot se fait de la fonction épiscopale une idée qui privilégie la continuité et la recherche du juste milieu. Pour lui, l'évêque n'est pas "un chercheur de nouveautés. Comme l'indique l'étymologie de ce mot, il est le Préposé, le Surveillant, l'Inspecteur, le Conservateur fidèle de la foi intégrale et de la morale intégrale de l'Évangile. […] L'Évêque n'est rien par lui-même ; il n'est qu'un médiateur, un simple anneau de la chaîne apostolique" 1837 . Il ne veut donc à aucun prix "être objet de scandale pour les faibles" 1838 . Or il est "bien difficile à un évêque d'émettre des opinions nouvelles sans scandaliser quelques âmes" 1839 . Il explique à tous ces correspondants qu'il ne faut pas chercher d'autres explications à la prudence de ses textes ou de son silence.

‘Si notre situation d'évêque nous donne plus d'autorité, elle nous crée aussi plus de responsabilité. Ainsi, je n'ai dit dans mes "Lettres" et mon "Discours de Toulouse" qu'un minimum de vérités et malgré cela, j'ai, paraît-il, scandalisé bien des gens. Assurément, ce n'est pas toujours une raison pour se taire puisque Notre Seigneur a scandalisé les pharisiens de son temps, mais c'est une raison pour être prudent. Croiriez-vous, par exemple, que le Général des Jésuites à Rome a été scandalisé de mes témérités. Le pauvre homme ! 1840

C'est pourquoi, lorsque l'abbé Loisy a été pressenti par le Prince de Monaco pour figurer sur la terna soumise à Rome pour pourvoir le siège de la Principauté, Mgr Mignot, sans se faire grande illusion sur les chances de l'exégète, a défendu cette candidature, persuadé qu'à un tel poste, l'abbé Loisy serait contraint à une plus grande retenue dans l'exposé de ses idées. Celui-ci avait d'ailleurs largement évoqué cet argument auprès de l'archevêque, en lui faisant valoir que le mouvement d'idées dans le clergé était inquiétant parce qu'il n'était pas dirigé et qu'on ne pouvait "le contenir ni le conduire par des actes de pure autorité". S'il poursuivait une carrière purement scientifique, il ne pourrait jamais servir "de modérateur à ce mouvement" et assurer "la direction catholique du mouvement" puisqu'il lui faudrait d'abord songer à soutenir "sa réputation et son enseignement par des travaux de pure critique".

‘Au contraire, si j'avais une responsabilité dans l'Église, j'aurais à me préoccuper d'enseignement et d'apologétique catholiques. J'ai déjà montré, tant chez les Dominicaines que dans les publications de Firmin, et même dans le petit volume sur Harnack, que je puis être pasteur et docteur ecclésiastique. J'ajouterai que je désire l'être, ne m'étant pas fait prêtre pour arriver à l'Institut, où il faudra pourtant bien que j'aille, si l'on ne veut pas de moi ailleurs 1841 . ’

Il suggérait discrètement à l'archevêque de faire valoir ces arguments qu'il lui était difficile d'exposer lui-même et "d'insister sur ce que (sa) promotion pourrait remédier en quelque chose à l'espèce d'anarchie qui règne dans le jeune clergé qui étudie". Mgr Mignot lui avait répondu : "Comme vous je pense que vous seriez plus "rassurant" si vous aviez officiellement à défendre la vraie doctrine et à empêcher de maladroits disciples de déformer la pensée du maître" 1842 .

Ce qui limite ensuite sa capacité d'expression, c'est que dans l'exercice de son autorité, Mgr Mignot répugne à user de la censure et de la condamnation. En 1902 par exemple, Mgr Lacroix lui signale des articles de l'Ami du clergé qui l'ont scandalisés. Il s'agissait de quatre articles intitulés "Sur la tolérance" parus entre janvier et avril 1902 signés "Un vieux moraliste" 1843 . Ces articles attaquaient, non seulement "les idées nouvelles en matière de tolérance dogmatique", mais aussi la "tolérance personnelle" qui se cachait sous "l'aphorisme si bien passé dans le libéralisme extravagant de nos mœurs : Attaquons les doctrines, respectons les personnes". L'auteur considérait qu'il s'agissait là d'une "parodie de charité qui se dissimule sous le dogme nouveau de la respectabilité a priori des personnes". Mgr Mignot répond à l'évêque de Moutiers :

‘Je n'ai pas été moins choqué que Votre Grandeur de ce nouvel évangile dont le ton et les allures me semblent différer si profondément de celui que nous connaissons. Comme vous, je pense qu'il est déplorable qu'un tel esprit se répande dans le clergé. Il est d'autant plus fâcheux, cet esprit, qu'il s'appuie sur des arguments juridiques qui ont un aspect spécieux […]. Néanmoins, Monseigneur, je n'ose en cette circonstance, prendre l'initiative d'une censure publique. J'ai trop blâmé le rôle de "redresseur de torts" que certains semblaient s'attribuer, pour songer à en revêtir même l'apparence 1844 .’

Il lui "coûterait de procéder par voie d'autorité" parce que, fidèle à son principe qu'il ne faut pas employer deux poids et deux mesures, il estime, quand bien même "nos contradicteurs ne se font pas faute d'agir autrement", devoir ne pas user contre les opinions opposées aux siennes "d'une trop grande rigueur" puisqu'il a besoin de pouvoir émettre ses idées librement.

Mais surtout on ne manquerait pas, si des évêques condamnent publiquement ces articles, de leur "opposer l'imprimatur et de conclure à une contradiction dans l'épiscopat". La seule chose qu'il aurait été possible de faire, c'est d'écrire à l'évêque de Langres 1845 pour lui signaler les articles : "Si plusieurs évêques lui avaient écrit de même il eût pu peut-être amener le rédacteur de l'Ami du clergé à des réserves ou à un désaveu".

L'autorité individuelle des évêques est enfin limitée, dans le contexte français, par la nécessité de manifester la solidarité de l'épiscopat face à la politique de la République. Les évêques qui, à "l'exemple même du Souverain Pontife", font preuve de prudence et de modération dans les "luttes, où se joue l'avenir religieux de la France" et qui tentent "de s'élever au-dessus des partis et des intérêts éphémères" n'ont pas "cessé, de la part d'une fraction importante de l'opinion, d'être traités en suspects" et de déplaire "à ceux que lasse la patience de l'Église" 1846 .

Bien que Mgr Mignot porte un jugement sévère sur ses collègues, qu'il déplore leur peu d'intérêt pour les problèmes intellectuels du moment, en particulier bien sûr dans le domaine des questions bibliques 1847 , et qu'il constate que les évêques "s'en rapportent trop à l'appréciation de leurs vicaires généraux ou de leur censeur pour l'imprimatur" et que, de ce fait, la "direction intellectuelle" leur échappe, il ne croit pas pouvoir se désolidariser de ses collègues.

En 1902, il signe la pétition en faveur des congrégations. A Mgr Lacroix qui de son côté a refusé son adhésion 1848 et demande à l'archevêque de s'expliquer, celui-ci répond :

‘Je l'ai signée bien qu'elle ne réponde pas à toutes mes idées, il s'en faut bien, mais le public catholique est actuellement si sévère pour les évêques qu'on traite de lâches, d'apostats, de traîtres, de vendus, qu'il m'a paru nécessaire de montrer aux fidèles que nous ne nous désintéressons pas de la religion comme ils disent 1849 .’

Fin 1904, alors que se précise l'éventualité de la séparation, il déplore que le climat passionnel empêche toute prise de position conciliatrice :

‘Vous pensez bien, dit-il à l'abbé Loisy, que je suis navré de tout ce qui se prépare. […] Qui de nous dans l'épiscopat a assez d'autorité pour avoir chance d'être écouté ? Ce ne sera ni Paris, ni Lyon, ni Autun. Si un évêque modéré, qui eût quelque chance d'être écouté, prenait la parole, on l'accuserait à l'instant d'être un traître, un vendu, un apostat ! 1850

Ce sont les même considérations qui le font s'associer, fin 1907, à la condamnation de la Dépêche de Toulouse par les évêques du Sud-Ouest, sans croire un seul instant ni à l'opportunité, ni surtout à l'efficacité d'une telle mesure inapplicable dans les faits 1851 . "La mentalité de nos gens, note-t-il dans son Journal 1852 , diffère de celle d'il y a cinquante ans ; on ne comprend plus ces procédés renouvelés de l'Inquisition". Y aura-t-il seulement "dix personnes dans le diocèse qui cesseront de lire La Dépêche ou qui se désabonneront ?" En conséquence "on va au devant d'un échec certain" et il n'en résultera qu'un "amoindrissement de l'autorité déjà si mince" des évêques. Analyse pertinente puisque H. Lerner constate que le tirage croissant de La Dépêche "suffit à établir qu'elle ne fut en rien affectée par une mesure qui a dû au contraire renforcer son prestige" 1853 . Mais devant l'unanimité de ses collègues l'archevêque estime que son silence aurait été trop remarqué et qu'il serait passé "aux yeux de ses prêtres et de ses fidèles pour un ami de La Dépêche" 1854 . En 1909, même attitude à l'égard de la lettre collective condamnant certains manuels en usage dans les écoles primaires 1855 .

Notes
1837.

Instruction pastorale à l'occasion de sa prise de possession, 2 février 1901, p. 4.

1838.

Mgr Mignot au baron von Hügel, 27 février 1898.

1839.

Mgr Mignot au baron von Hügel, 24 mai 1896.

1840.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 28 juillet 1902, f° 4-7.

1841.

L'abbé Loisy à Mgr Mignot, 21 octobre 1902, BLE, 1966, pp.171-173.

1842.

Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 29 novembre 1902, f° 171-172. En fait l'abbé Loisy était seulement en deuxième position sur la terna du Prince, derrière l'abbé Klein et c'est à propos de la candidature de ce dernier que s'est noué entre le Vatican et le Prince Albert le différend dont le règlement a demandé un an de tractations. Le 3 juillet 1902, Mgr Lorenzelli, avait écarté les trois propositions : l'abbé Klein pour "hékérisme", l'abbé Loisy pour "rationalisme" et le troisième candidat, l'abbé Pichot (1864-1920), comme "prêtre trop laïcisé", "le plus dreyfusard et le plus judaïsant que l'on connaisse en France". Après un premier refus qui ulcère le Prince, celui-ci revient à la charge à l'automne 1902. Il maintient les trois noms mais s'entoure pour l'abbé Klein d'une série de recommandations émanant d'évêques, d'archevêques (Aix, Besançon, Bourges, Avignon) ainsi que des cardinaux Mathieu et Perraud. Ces interventions provoquent un certain émoi à la Secrétairerie d'État qui demande une explication au nonce. Celui-ci maintient son point de vue s'appuyant sur l'opinion de M. Vigouroux de jugement "temperatissimo" qui estime pourtant que "la nomination de l'abbé Klein serait un grand malheur et justifierait les articles hérétiques écrits par ce prêtre" et sur celle du cardinal Richard qui pense que l'abbé Klein "n'a ni l'esprit doctrinal sérieux et sûr... ni le jugement droit des affaires spirituelles, ni la mesure et la prudence dans l'action et la parole qui s'imposent spécialement à un évêque". De son côté Mgr Béguinot, évêque de Nîmes propose comme candidat son vicaire général, l'abbé Du Curel et joint une note (de la main de ce dernier) qui décrit l'abbé Klein comme le partisan de "cette école si dangereuse de l'américanisme et des nouvelles idées sur l'Écriture sainte" et conclut : "On voudrait faire de Monaco le centre de cette école et de cette action sous le patronage du Prince dont les idées religieuses ont besoin d'être refaites... Sous prétexte d'amour de la science, on persuada au Prince qu'il doit soutenir les idées nouvelles ! Il faudrait au contraire auprès de lui une influence très romaine pour mettre toutes choses au point dans ce pays qui risque de se perdre : américanisme, judaïsme et protestantisme sont un égal danger pour le diocèse". Le Prince finira par céder et l'abbé Du Curel sera nommé évêque de Monaco en juin 1903. ASV, fonds de la Secrétairerie d'État, Rubrique 248, 1903, fasc. 1, f° 4 à 101.

1843.

Pseudonyme de l'abbé Florent DESHAYES (1853-1930), canoniste, professeur au séminaire du Mans.

1844.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 29 mai 1902, f° 2-3.

1845.

Sébastien HERSCHER (1855-1931). Ordonné prêtre en 1879, vicaire général de Mgr Larue, évêque de Langres (1890), il lui succéda après sa démission (1899). Libéral, il rencontra à son tour une forte opposition de la part de son clergé et démissionna en 1910. L'Ami du clergé fondé en 1878 par Firmin Dangien, secrétaire général des Éditions Palmé, avait été racheté en 1889 par l'abbé Denis du diocèse de Langres. C'est pourquoi la revue paraissait donc avec l'imprimatur de l'évêque de Langres.

1846.

Lettre pastorale demandant des prières pour les Congrégations religieuses, 27 septembre 1901.

1847.

"Il est certain que les évêques incompétents - et ils sont de plus en plus nombreux - seront dangereux précisément à cause de leur ignorance. Se défiant à bon droit de leur appréciation personnelle ils s'en rapporteront à leur entourage, deviendront les instruments dociles de quelques sectaires. Incapables de penser par eux-mêmes, ils seront le jouet de leurs vicaires généraux ou de leurs professeurs de grands Séminaires ; ils seront d'autant plus timorés qu'ils craindront de pécher contre la foi !", Mgr Mignot au baron von Hügel, 11 février 1897.

1848.

Avec Mgr Fuzet, (Rouen), Mgr Geay, (Laval), Mgr Le Nordez (Dijon) et Mgr Le Camus (La Rochelle).

1849.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 13 octobre 1902, f° 9-10. Mgr Mignot aura la même attitude au moment des lettres collectives condamnant les manuels scolaires en 1909. En revanche il n'hésitera pas à s'opposer à ses collègues quand il estimera que la justice est gravement compromise : en 1902 pour prendre la défense de G. Fonsegrive contre les attaques de Mgr Turinaz, en 1910 pour tenter d'épargner une condamnation au Sillon.

1850.

Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 8 novembre 1904.

1851.

A ce sujet voir Henri Lerner, La Dépêche, Journal de la Démocratie. Contribution à l'Histoire du Radicalisme en France sous la Troisième République, Publication de l'Université de Toulous-Le Mirail, Toulouse, 1978, t. 2, pp. 525-530. L'anticléricalisme virulent de la Dépêche de Toulouse était servi par la plume féroce de Arthur Huc l'un des "plus remarquables journalistes anticléricaux de la Troisième République".

1852.

Journal, 28 novembre 1907, f° 92, ADA, 1 D 5 06.

1853.

H. Lerner, Op. cit., t. 2, p. 529.

1854.

Journal, 8 décembre 1907, f° 99, ADA, 1 D 5 06.

1855.

Voir infra p. 500.