2.2.2 Les circonstances

Si Mgr Mignot se censure, la pression extérieure contribue aussi à la limitation de l'autorité des évêques. Cette pression est double. Il y a d'abord le rôle de la presse catholique sur l'opinion : "Je regarde les journaux comme un des grands dissolvants de l'autorité des évêques. Ils forment l'opinion d'un grand nombre de nos prêtres et de nos diocésains" 1856 . Mgr Mignot ne cesse de déplorer que la direction des fidèles échappe ainsi à l'épiscopat : "les évêques ne sont plus rien en réalité, les vrais chefs se sont les laïques de La Croix, de l'Univers" 1857 . Il est d'autant plus critique qu'il ne partage ni l'ultramontanisme ni la stratégie de surenchère de ces journaux dans les affaires ecclésiastiques. "Comme vous, écrit-il à Mgr Lacroix, je gémis de l'insincérité de la presse, de son parti pris 1858 , de ses bluffs, de ses exagérations, de ses mensonges ! […] Les ardents comme l'Action française, s'imaginent faire beaucoup de besogne en criant bien fort ; La Croix continue à donner à boire et à manger à sa pieuse clientèle ; l'Univers continue à demander de l'argent sans donner grand chose en échange" 1859 .

Son jugement est d'autant plus sévère qu'il ne parvient pas à faire entendre sa voix comme il le voudrait et qu'il fait parti des modérés qui sont dénoncés par ces journaux comme des "lâches et des vendus". Ainsi par exemple, au printemps 1910, quand il prend la défense du Sillon, il doit insister pour que La Croix publie ses lettres de réponse au cardinal Andrieu :

‘La Croix est odieuse dans cette affaire. Elle ne s'est prêtée que de très mauvaise grâce à publier mes lettres alors que sans me consulter elle avait publié celles du primat d'Aquitaine. J'ai dû un peu montrer les dents pour obtenir publication. Quelles vilaines gens. […] Aussi, comme je crois vous l'avoir dit, je suis persuadé que la Croix-Féron 1860 n'est pas celle de N. S., mais que c'est celle du mauvais larron 1861 .’

D'autre part, il dénonce la participation des journaux catholiques au système de gouvernement occulte qui se développe dans l'Église :

‘Le peuple chrétien doit avoir d'autres chefs que des journalistes irresponsables qui vont prendre leurs inspirations chez des Benigni quelconques. […] Il ne semble pas que le Souverain Pontife doive se servir de la presse comme d'un instrumentum regni, établir dans les sous-sol du Vatican un bureau d'informations, le plus souvent inexactes et toujours tendancieuses 1862 .’

Et cela d'autant plus que les rédacteurs de ces journaux prétendent "candidement n'avoir pas d'opinion personnelle et n'avoir d'autres idées que celles du Pontife régnant".

Il en résulte que nous n'avons plus besoin de penser par nous mêmes : nous ne devons plus être que des phonographes. C'est commode. Un Benigni quelconque téléphonera tous les matins la pensée de la Curie et l'univers entier répondra Amen. Pourrait-on imaginer une tyrannie plus grande... 1863

Il ne manque pas une occasion de faire savoir qu'il désapprouve l'orientation de ces journaux 1864 , et cela d'autant plus que son irénisme naturel supporte mal les outrances : "La presse catholique reflète, hélas, les passions très humaines de ses directeurs. On se fait une guerre au couteau et l'on se hait plus entre catholiques qu'entre croyants et athées" 1865 .

Que les évêques soient tenus pour quantité négligeable par les faiseurs d'opinion que sont les journalistes, il en a une confirmation humiliante dans le fait que, lorsqu'il se désabonne de l'Univers parce qu'il "n'admet pas que les évêques soient obligés de passer sous les fourches caudines de l'Univers et de la Croix" 1866 , Eugène Veuillot ne prend même pas la peine de lui répondre.

L'autre raisons de la faiblesse de l'épiscopat est à rechercher, selon Mgr Mignot, dans les traditions césariennes des gouvernements français. "Le clergé de France n'a pu avoir en face des pouvoirs publics aucune "autonomie" : ni assemblées, ni conciles, ni synodes. L'absence de lien organique entre eux, l'absence de concertation, de possibilité de délibération ont rendu impossible toute entreprise commune. En enlevant aux évêques une autorité collective, en les isolant et en les réduisant à une action individuelle, on a affaibli leur autorité personnelle tout en les rendant responsables de certains entraînements qu'ils étaient les premiers à déplorer. A l'heure où se posaient de graves problèmes dans le domaine politique, économique, social, scientifique "l'autorité, la force, la lumière même que chaque évêque isolé ne pouvait avoir, il les eût trouvées dans la communion de ses frères" 1867 .

Mais la Séparation ne modifie pas la situation. La hantise de Rome a été alors de contrôler les éventuelles manifestations d'indépendance de l'Église de France plus soucieuse de trouver un modus vivendi avec l'État que de réaffirmer l'intransigeance des principes. Les assemblées plénières de l'épiscopat d'août et septembre 1906 ainsi que celle de janvier 1907 réunies pour débattre de la position à adopter face à la loi de séparation avaient fortement mécontenté le Saint-Siège qui n'avait pas apprécié leurs timides tentatives pour obtenir du pape un accommodement. En 1908, Pie X déclare à Henry Cochin : "Des assemblées générales, Nous n'en voulons plus" 1868 .

Quand on suit par exemple les péripéties de l'élaboration de la Lettre collective des cardinaux, archevêques et évêques du 14 septembre 1909 condamnant certains manuels scolaires, on voit bien que s'est en grande partie joué à cette occasion le mode d'organisation de l'épiscopat français au lendemain de la Séparation et le degré d'autonomie qu'il était susceptible de conserver vis-à-vis du Vatican.

Le cardinal Merry del Val qui a mené cette affaire de bout en bout, a eu, sinon dès le départ, du moins dès que l'opportunité lui en a été donnée, l'intention arrêtée de manifester aux évêques français qu'ils n'étaient pas en mesure, compte tenu des divergences qui se manifestaient entre eux, de résoudre les problèmes qui se posaient à l'Église de France quand il s'agissait de rappeler sans concession les principes de la doctrine orthodoxe et que seul Rome était en mesure de sauvegarder leur unité. Il s'agissait pour le Saint-Siège, par delà la rupture du concordat, de s'assurer contre une hypothétique renaissance d'un quelconque gallicanisme, en empêchant que ne se constitue un épiscopat français susceptible de prendre une certaine distance vis-à-vis de Rome 1869 .

Notes
1856.

Brouillon de lettre, 25 mars 1898, ADA, 1 D 5 07.

1857.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 22 juillet 1909, 113-114.

1858.

"Exemple. Il y trois ou quatre mois La Croix ainsi que d'autres journaux bien pensants jetaient les hauts cris à la pensée que Pie X recevrait M. Loubet : ils s'écriaient bien haut que ce n'était pas possible, que le Saint-Père redirait le Non possumus de Léon XIII etc., etc. Et maintenant qu'on sait que le Pape ne donnera pas d'audience, et, sans doute, que M. Loubet ne demandera pas ce qui lui serait refusé, les mêmes journaux font feu des quatre pieds contre le Président, contre l'outrage qui est fait au Saint-Père etc., etc. Quelle contradiction ! Et cela, sur toutes les questions ou à peu près", Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 1er avril 1904, f° 21-22.

1859.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 18 mai 1909, f° 109-110.

1860.

Le directeur de La Croix était Paul Feron-Vrau depuis 1900.

1861.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 3 avril 1910, f° 134-135.

1862.

Journal, 17 février 1912, ADA 1 D 5 21. Le 17 octobre 1910 il écrit au baron von Hügel : "Ce qui serait amusant si ce n'était si triste c'est de voir nos royalistes, qui refusaient d'obéir à Léon XIII, regarder comme article de foi les moindres élucubrations de la Correspondance de Rome (rédigée, par parenthèse, en partie à Paris par les Rocafort, Godeau (sic) etc., etc.). "La Croix, l'Univers sont de précieux auxiliaires de Benigni".

1863.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 5 mars 1911, f° 167-168.

1864.

Par exemple il note dans son Journal : "23 décembre 1907. Vu hier dimanche l'abbé Ardant de Limoges qui passe à La Croix. Je lui ai dit ma pensée sur La Croix, ses défauts, son adhésion à l'Action française, le danger de transformer ses lecteurs moins en chrétiens qu'en sectaires, son injustice à tomber sur le dos de Naudet et Dabry, la responsabilité des rédacteurs qui peuvent former une mentalité fausse, le danger de prendre le mot d'ordre de l'Osservatore Romano, ou de quelque sous-ordre".

1865.

Journal, 28 novembre 1907, f° 94, ADA, 1 D 5 06.

1866.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 20 septembre 1911, f° 177-178.

1867.

Lettre sur le Concordat et la Séparation de l'Église et de l'État, 14 avril 1905, p. 30.

1868.

A. Dansette, Histoire religieuse de la France contemporaine, t. 2, p. 376. Loisy de son côté estime qu'il "n'est pas téméraire de penser que la crainte des évêques modérés, tels que Mgr Mignot, a contribué beaucoup à faire supprimer par Rome les assemblées générales de l'épiscopat français", Mémoires, II, p. 516.

1869.

Sur cette question voir notre article : "La condamnation de la neutralité et des manuels scolaires par les évêques français en 1909 : archéologie d'un texte", à paraître dans la RHEF.