2.3.1 Une infaillibilité circonscrite

Non pas bien sûr qu'il refuse le dogme du magistère infaillible du Pontife romain. Mais il tient à rappeler que, quelle que soit la façon dont elle s'exerce - dans les conciles généraux ou dans la personne du Pontife suprême parlant ex cathedra -, l'infaillibilité "ne consiste pas dans une révélation nouvelle, dans une manifestation subite comme celle de la Pentecôte, mais dans l'inventaire du trésor du père de famille, d'où elle tire et met en lumière, sous la direction de l'Esprit-Saint, ce qui convient à tel siècle" 1872 . D'autre part, il convient de ne pas abuser du recours à l'infaillibilité :

‘Dans l'intérêt d'une idée politique ou religieuse qu'on veut faire triompher on exagère l'autorité d'un document, on élargit sans scrupule les limites de l'infaillibilité pontificale. On va même jusqu'à regarder comme règle de foi les paroles qui sortent de la bouche d'un Père vénéré au cours d'une conversation privée et familière. On semble avoir perdu le sentiment de la mesure et de l'exacte vérité 1873 .’

Fin novembre 1910, Mgr Lacroix souhaite que Mgr Mignot réponde à un évêque vieux-catholique qui lui a demandé "ce que devenait l'infaillibilité dans l'hypothèse où le Pape perdait la raison" 1874 . L'archevêque commence par se dérober : "Je ne tiens nullement à entrer en discussion avec votre évêque vieux-catholique, ça ne sert à rien. S'il a des idées arrêtées rien ne le changera - et je reconnais que le sujet n'est pas sans difficultés - s'il veut sincèrement se convertir qu'il fasse le plongeon" 1875 . Mgr Lacroix revenant à la charge, il persiste : "Je n'ai aucune envie de théologiser avec votre vieux-catholique. Ca ne servirait absolument à Rien" 1876 . Mais finalement il se ravise et fait parvenir à Mgr Lacroix une note sur la question.

Il insiste sur le fait que le magistère infaillible doit être considéré "comme une puissance" qui ne s'exerce "en acte que d'une manière intermittente et lorsque la nécessité se fait sentir de définir l'objet de la foi révélée". Cet exercice est alors "coordonné à l'action de la providence surnaturelle de Dieu sur son Église" qui a pour effet "d'assurer le privilège de l'inerrance aux décisions prises ex cathedra sur cet objet". De cette définition Mgr Mignot tire deux conséquences. D'une part, "dans le cas où le Pontife romain se trouverait pour des raisons d'âge, de maladie ou autres, dans l'impossibilité de prendre des décisions de ce genre, il serait préservé d'en prendre par cette action surnaturelle qui est impliquée comme un élément essentiel du problème". Si l'on croit aux promesses du Christ, il faut admettre que la même grâce qui peut empêcher un homme sain de prendre aucune décision de foi erronée, "peut également écarter d'un Pape enfant ou dément la tentation ou l'occasion d'en prendre de semblables". D'autre part, l'exercice du magistère infaillible ne concerne que les matières de foi et de morale. Il faut donc soigneusement le distinguer de l'exercice de juridiction universelle du pontife romain. Contrairement à celle-là, celle-ci n'implique pas l'inerrance. Elle n'est pas "soustraite aux vicissitudes de toutes les autorités constituées". Dès lors s'il ne peut y avoir de pape errant ex cathedra, "rien n'empêche qu'il y ait des Papes maladroits ou inhabiles dans leur gouvernement".

Or il estime que le concile du Vatican n'a pas été suffisamment explicite dans le décret sur l'infaillibilité et que par conséquent les esprits n'ont pas été suffisamment éclairés :

‘Jusqu'où s'étend l'infaillibilité voila ce qu'il aurait fallu dire. Au lieu de cela on reste dans l'équivoque et les habiles en profitent. Il semble qu'il y ait autour du Souverain Pontife un halo lumineux ; que l'infaillibilité s'échappe de lui et se communique aux cardinaux, aux congrégations, aux monsignore, aux secrétaires etc. pour s'arrêter aux limites de la cité léonine 1877 . ’

A Mgr Lacroix qui se demande s'il ne faudrait pas continuer le concile du Vatican, il répond que l'idée est en soi excellente, mais qu'elle a peu de chance d'être acceptée, car

‘pour bien des gens, on n'a plus besoin de concile depuis la proclamation officielle de l'infaillibilité pontificale. Ces gens-là trouvent que tout va à souhait depuis que le Souverain Pontife dirige tout seul les affaires. L'abbé Glorieux n'écrivait-il pas dernièrement que grâce au télégraphe avec ou sans fil, au téléphone et autres machines, le Pape pouvait gouverner directement les diocèses. […] L'infaillibilité pour ces modernistes d'un nouveau genre ne suffit-elle pas à tout ? 1878

Certes, fidèle à Newman, il estime que "le christianisme ne peut grandir, se développer d'une façon normale, régulière, que là où un chef infaillible en dirige l'évolution" et que l'ont peut rechercher avec audace de nouvelles manières de présenter l'éternelle vérité et même "s'exposer à tomber dans l'erreur, quand on est assuré de ne pas marcher seul, quand on se sait soutenu par une main puissante et secourable qui ramènerait dans le vrai chemin celui qui aurait le malheur d'en sortir" 1879 . Mais on abuse du dogme de l'infaillibilité quand on "l'étend plus que de raison" et surtout quand on y fait indûment "participer les congrégations romaines" 1880 .

Notes
1872.

"L'Église et la science", in L'Église et la critique, p. 169.

1873.

3 ème lettre sur la question biblique, 1894-1895, ADA, 1 D 5 11-01, f° 7.

1874.

Mgr Mignot, décembre 1910, Note sur le magistère infaillible, f° 160. Mention marginale : "Cette réponse de Mgr Mignot a été faite à Mgr Lacroix qui au nom d'un évêque anglais vieux-catholique, Mgr Mathew, lui avait demandé…"

1875.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 27 novembre 1910 f° 157.

1876.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 12 décembre 1910, f° 158-159.

1877.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 21 octobre 1910, f° 153-154. Même remarque au baron von Hügel : "Le Pape n'est plus seul infaillible en matière doctrinale, il l'est par communication ! Il sort de sa personne une sorte de halo sacré qui transforme en infaillibles les Cardinaux, les Monsignori, les Benigni, les Secrétaires et tutti quanti !!!", Mgr Mignot au baron von Hügel, 17 octobre 1910, ms 2719.

1878.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 20 septembre 1910, f° 149-150.

1879.

Préface à la traduction de l'Essai par Bremond, 1906, p. XII. "Comment la foi intégrale se serait-elle maintenue sans une autorité spéciale, compétente, chargée de repousser l'erreur. […] C'est la tradition qui a sauvé l'enseignement de l'Église", Molitg, juin 1915, f° 119, ADA, 1 D 5 21.

1880.

1 er Reg., 1882.