3. L'autorité et la conscience.

Si Mgr Mignot ne dénie pas à l'Église le droit et le devoir de condamner les erreurs 1920 , il déplore en revanche qu'elle manque de mesure et surtout qu'elle fasse preuve d'une dureté qui n'épargne pas les hommes alors qu'elle ne devrait atteindre que les doctrines. Nous avons vu qu'il avait vivement réagi à des articles de la Revue du clergé qui dénonçaient dans cette distinction une coupable faiblesse. "On dit de Dieu, écrit-il à Mgr Lacroix, Nemo tam pater, on devrait dire de l'Église : Nemo tam mater" 1921 . Reprenant la même idée dans une lettre à l'abbé Chédaille il développe sa pensée :

‘Une mère a le droit de corriger son enfant indocile. Devra-t-elle le tuer ? Ce droit le père l'avait, paraît-il en vertu du droit romain : l'Église, je veux le croire n'a pas hérité de cette législation barbare quoiqu'en disent encore aujourd'hui nombre de théologiens. En tout cas, l'eût-elle qu'elle ferait bien de ne pas en user, car comme dit La Fontaine : "Tout père frappe à côté 1922 .’

Peut-être se souvenait-il de la péroraison du dernier sermon anglican de Newman : "O ma mère, d'où vient que […] tes enfants mêmes, tu n'oses les reconnaître ? Pourquoi n'as-tu pas le talent d'utiliser leur zèle, ni le cœur de te réjouir de leur amour ? Pourquoi tout ce qu'il y a de noble dans leurs desseins, […] se détache-t-il de toi, sans trouver un refuge dans tes bras ?" 1923 Pascendi lui est apparu, nous l'avons vu, comme la manifestation extrême de cette Église sans cœur.Comme pour beaucoup de protagonistes de la crise moderniste, il y a là pour lui une véritable épreuve. L'abbé Bremond en fait même "la forme la plus aiguë de l'objection" 1924 contre l'Église. En 1917, Mgr Mignot note dans son Journal : "Dans Mors et vita Loisy défend le modernisme catholique caricaturé par Bourget dans Le Démon de midi. Il donne cette belle formule : 'Le modernisme aurait voulu seulement que le catholicisme s'assouplit en humanité'" 1925 .

C'est que Mgr Mignot est intimement convaincu que le travail intellectuel ne va pas "sans danger, ni sans peine". Son expérience d'autodidacte 1926 lui a fait entrevoir que, s'il offre la joie de la découverte, c'est au prix "de longues recherches, d'une érudition considérable, d'une application constante à des matières ardues". C'est pourquoi il réclame pour les savants chrétiens "le respect et la considération qui leur sont indispensables pour mener à bien leur entreprise" et "le droit très humain de se tromper quelquefois", car l'erreur est moins grave pour lui dans la mesure où l'Église est là, si besoin est, pour la redresser. C'est pourquoi aussi il demande qu'on laisse à la discussion le temps de faire son œuvre dans le cadre d'un vrai débat scientifique. Aucun savant ne bénéficie du privilège de l'inerrance et en dehors du magistère, nul n'est préposé à la garde de l'orthodoxie.

D'autre part, et de façon plus originale, Mgr Mignot se refuse à trouver l'erreur doctrinale plus grave en soi qu'une faute morale. Certes, croire la doctrine de Jésus-Christ est l'une des conditions requises par le catéchisme pour pouvoir se dire chrétien, mais quel est en réalité le symbole exigé ? Si un pécheur, malgré ses fautes, reste chrétien, pourquoi ne pas admettre qu'on ne cesse pas de l'être non plus quand on pêche contre la foi ? Quelle erreur doctrinale est requise pour considérer que l'on est irrémédiablement détaché du Christ ? A en juger d'après les Évangiles, "il paraît certain que le symbole des premiers chrétiens était aussi léger que possible et que rien ne ressemblait à un credo explicite." Dès lors, "faut-il être plus sévère en dogme qu'en morale ? Faut-il se montrer plus exigeant à l'égard d'un symbole incomplet que d'une conduite morale défectueuse ?" Mgr Mignot est enclin à répondre non, car il en va de l'intelligence comme de la volonté humaine compromise en mille occasions et "il est aussi difficile le plus souvent de penser juste que de bien agir ou de sentir juste". Le Christ "lui-même si bon et si indulgent pour les publicains et les pécheurs notoires pourrait-il être sans pitié pour les infortunés chercheurs de vérité ?" :

On ne sait pas apprécier combien il en coûte pour trouver la vérité ! Comme tout le monde agit, tout le monde comprend et apprécie les difficultés d'agir bien ; le monde est donc d'une indulgence extrême pour les faiblesses de la volonté. Mais tout le monde n'est pas appelé à l'étude complète de la vérité et fort peu entreprennent cette recherche. Sachons être plein d'indulgence pour ceux qui tombent en chemin, car c'est une entreprise pleine de hasards, de difficultés que connaissent seuls ceux qui les ont éprouvés. Il n'est pas si aisé de trouver la vérité et l'on est pas si impardonnable de la perdre 1927 .

Il convient donc de bannir les invectives et les violences "qui témoignent d'un zèle pour l'orthodoxie plus dignes de chevaliers errants que de savants consciencieux" 1928 . Que ce soit pour l'abbé Loisy ou pour Mgr Duchesne, l'archevêque estime que l'Église n'avait pas le droit de les traiter comme elle l'a fait. A propos du premier, il écrit à Mgr Lacroix : "On crie contre les ministres qui d'un trait de plume suppriment le traitement d'un pauvre curé. Mais n'enlève-t-on pas à Loisy son pain, sa position, sa réputation de savant catholique ?" 1929 , et à propos du second : "Et Duchesne qu'on ose mettre à l'Index ! […] On devait des égards à la haute personnalité de Mgr D." 1930 . L'année suivante il revient avec l'abbé Naudet sur la mise à l'Index de l'Histoire de Mgr Duchesne :

‘Il eut été si simple de l'avertir, de lui dire de supprimer dans une seconde édition quelques traits ironiques, quelques goguenardises, de prendre par places, un ton plus grave, plus sérieux, de faire quelque peu son Tacite… Mais non, aucun égard pour une haute personnalité politique et scientifique, pour le critique le plus avisé, mais aussi le plus sage et le plus modéré en histoire. Rien de tout cela compte : c'est ce qui fait dire à certains, que, au lieu d'être une mère, l'Église n'est qu'une belle mère 1931 .’

Il convient aussi d'être indulgent avec ceux qui se sont égarés de bonne foi. Ainsi à la mort du P. Hyacinthe, il écrit à l'abbé Naudet qui lui a communiqué une note sur les derniers jours de l'ancien religieux :

J'ai toujours conservé pour lui une affectueuse sympathie. Il a eu, comme on l'a dit d'un autre personnage célèbre, des sincérités successives ; mais il a toujours été très sincère, même dans ses états d'âme contradictoires. […] Je crois que Notre Seigneur est plus indulgent que nous pour ces pauvres âmes, qui ont péché, peut-être, mais qui ont pleuré, souffert, cherché la vérité, résisté aux tentations du doute, ce que ne comprennent pas les immaculés de l'orthodoxie : Hi in illos saeviant ! 1932

La nécessité de respecter les personnes ne s'arrête pas pour Mgr Mignot au cercle des savants. C'est une obligation qui s'applique à tous ceux qui travaillent au rayonnement de l'Église. C'est la raison pour laquelle il prend la défense de l'abbé Lemire, même s'il n'approuve pas complètement cette forme d'engagement. En février 1912, quand le bruit commence à courir que Mgr Delamaire va interdire à l'abbé Lemire de se présenter à n'importe quelle élection 1933 , Mgr Mignot écrit à Mgr Lacroix :

‘Je suis très inquiet au sujet de M. Lemire que l'on traque comme une bête fauve. Les chrétiens ont bien la mentalité de persécuteurs. M. Lemire devrait écrire et répandre partout un tract où il montrerait tout ce qu'il a fait pour le peuple, les lois qu'il a fait voter etc. Quel est le membre de la droite qui a fait pour les pauvres ce qu'il a fait et fait toujours lui-même ?’

La haine des patrons du Nord contre lui tient en grande partie à leur égoïsme et à la crainte de débourser. L'archevêque de Cambrai ira sans doute jusqu'à interdire à M. Lemire de se représenter. Il l'a fait officieusement, il le fera officiellement. M. Lemire a beau dire que c'est un déni de justice, un abus de pouvoir, je n'en disconviens pas, mais il sera écrasé, il est regardé comme un mauvais prêtre par les bons et simples catholiques du Nord, comme un révolté par les prêtres et les conservateurs... l'abomination de la désolation, quoi ! […] Que deviendra-t-il ? Une épave peut-être. Vous voyez que je ne suis pas sans tristesse 1934 .

Ce qui est en jeu derrière cette revendication d'une Église plus maternelle, c'est d'abord la conviction qu'à la table de l'Église "richement, abondamment chargée de mets différents", chacun devrait trouver nourriture à sa faim :

Tout serait pour le mieux si chacun avait la facilité de faire un choix et de se servir à son gré ; par malheur, il y a parmi les convives des hôtes qui ne permettent pas de manger autre chose que ce qui plaît à leur estomac. Si bien qu'à cette table bien garnie, il y a des fidèles exposés à mourir de faim" 1935 .

C'est ensuite la question des modalités de l'exercice de l'autorité. A. Boland a pu consacrer un chapitre entier de son livre 1936 à la manière dont les principaux protagonistes de la crise moderniste ont résolu pour leur compte la tension entre l'autorité et la conscience. La publication de l'encyclique Pascendi pose en effet dans toute son acuité la question de l'autorité. Car au delà des condamnations qu'elle porte elle crée et légitime dans l'Église une "situation intellectuelle" 1937 nouvelle. Il semble en effet que l'Église s'arroge le droit de dire la vérité dans tous les domaines de la connaissance. Or cette prétention paraît exorbitante à l'archevêque qui entend déterminer, "sans sacrifier les droits de la révélation et de l'autorité qui l'interprète", quelles en sont les limites et en particulier quels sont "les droits et les devoirs de la raison dans la recherche de la vérité".

La réflexion sur les rapports de l'autorité et de la raison dans l'accès à la connaissance vraie passe généralement par la métaphore de l'éducation. Or l'éducation n'a pas pour objectif d'apprendre à répéter éternellement les mêmes solutions, mais de transmettre un héritage que chacun doit faire fructifier. En ce sens, de même que les éducateurs sont faits pour les enfants et non l'inverse, l'Église est faite pour l'homme et, après avoir soutenu leurs premiers pas de son autorité, elle ne peut que se réjouir quand ses enfants, usant de leur raison, découvrent des horizons nouveaux qu'elle ne soupçonnait pas. Cette conception, traditionnelle au demeurant 1938 , du rôle de l'autorité était partagée par la plupart de ceux qui contestait la manière dont Rome l'exerçait. Loisy écrit par exemple : "Je conciliais sans peine l'autorité de l'Église avec l'autonomie relative de la conscience individuelle en attribuant à cette autorité un caractère pédagogique" 1939 . Paul Sabatier généralise : "Tel est, si je ne me trompe, le point de vue moderniste, en ce qui concerne l'autorité" 1940 .

Pour Mgr Mignot il y a trois sources d'où jaillit la vérité : la Bible "qui nous donne la pensée de Dieu, l'Église qui "l'interprète afin d'empêcher l'erreur humaine de s'y mêler", la raison enfin qui nous renseigne "sur la valeur des motifs de crédibilité". Aucune de ces trois sources de la vérité ne possède en elle-même un caractère d'infaillibilité absolue, ni la Bible, car elle rapporte des erreurs objectives, ni l'Église dont l'enseignement a été remis en cause par les progrès de la science, ni la raison qui connaît ses propres insuffisances. Il faut cependant noter que cette dernière n'est pas mise par Mgr Mignot sur le même plan que les deux autres dans la mesure où c'est à elle, et à elle seule, qu'il demande de déterminer le degré de validité des affirmations de la Bible et de l'Église et de délimiter les bornes de leur l'autorité.

Le problème n'est pas celui de la nécessité d'une autorité doctrinale dans l'Église. Même ceux que Mgr Mignot appellent "les modernistes catholiques" 1941 ne la mettent pas en question. C'est celui de ses limites et plus exactement de son rapport avec la liberté de conscience. Sur ce sujet l'archevêque fait souvent référence à la cinquième leçon de l'Histoire de la civilisation en Europe 1942 deF. Guizot 1943 . Mgr Mignot en a eu vraisemblablement connaissance pour la première fois à travers les citations qu'en fait Newman dans l'Essai, mais il semble bien qu'il a lu plus tard ce livre.

Dans cette cinquième leçon, Guizot s'emploie à démontrer que la religion n'est pas seulement "un rapport purement individuel de l'homme à Dieu", car "le sentiment religieux n'est point l'expression complète de la nature religieuse de l'homme". La religion naît en effet d'une double nécessité : répondre à des questions dont la solution est hors de portée de chaque individu et fonder une morale commune. Elle est donc "un puissant et fécond principe d'association" et comme toute société l'Église a besoin d'un gouvernement qui "cherche quelles sont les doctrines qui résolvent les problèmes de la destinée humaine […] ; promulgue et maintienne les préceptes qui correspondent à ces doctrines ; les prêche et les enseigne et qui, lorsque la société s'en écarte, les lui rappelle".

Appliqué à l'histoire du christianisme et principalement du catholicisme cette définition permet à Guizot de faire un double constat. D'une part il estime qu'on ne peut pas dire que l'Église chrétienne soit restée immobile et stationnaire. "A tout prendre c'est une société qui a constamment changé, marché, qui a une histoire variée et progressive". D'autre part, si le gouvernement de l'Église catholique a généralement satisfait au premier critère de légitimité de tout gouvernement à savoir d'être entre les mains des meilleurs, il n'en va pas de même du second - le respect la liberté religieuse - dans la mesure où elle dénie les droits de la raison individuelle. L'Église a en effet eu la prétention de transmettre "les croyances de haut en bas […] sans que personne eût le droit de les examiner pour son propre compte". Mais il note qu'il y a une marge entre l'affirmation du principe et le pouvoir de le faire prévaloir, car "une conviction n'entre point dans l'intelligence humaine si l'intelligence ne lui ouvre pas la porte". De ce double constat qui montre que les faits ne cadrent pas avec les théories, Guizot conclut que "rien ne fausse plus l'histoire que la logique".

Dans ce texte se trouvent donc affirmés contre le protestantisme libéral, la nécessité d'un autorité ayant en charge la régulation du croire et contre le catholicisme autoritaire, la nécessité de faire droit à la conscience individuelle. Cette double affirmation qui se fonde sur l'observation des faits par l'historien et non pas sur une quelconque logique a priori avait de quoi satisfaire Mgr Mignot, car elle offrait un critère clair. L'autorité du magistère n'est pas "sans limites, infaillible dans tous les domaines et sur toutes les questions", car il n'a pas compétence à régler "d'une façon définitive les problèmes en histoire, en critique, en astronomie, en critique littéraire, en morale, en politique, en économie sociale".

Mais l'encyclique Pascendi semble remettre en cause le fait que la science dispose d'une autonomie propre et il faut à nouveau se demander si les savants éclairent les théologiens ou s'ils reçoivent d'eux la lumière :

‘Les modernistes tiennent pour l'indépendance de la science. En cas de conflit entre une vérité scientifiquement démontrée et l'interprétation donnée à un texte biblique, celle-ci doit disparaître. En conséquence ils réclament la liberté de l'étude, persuadés que si l'on se heurte à des antinomies c'est que l'on a pris des hypothèses pour des réalités, ou que les assertions des théologiens sont fausses.’ ‘A quoi bon, disent-ils, si la solution est connue d'avance, s'il faut arriver nécessairement aux points précis tracés par les cartes du Saint-Office et que l'expérience n'a pas vérifiés, au risque de se briser contre des rochers à fleur d'eau dans des parages signalés comme excellents. Dans ces conditions la recherche n'a plus seulement pour but de justifier notre foi, devoir des plus légitimes, mais de justifier les accessoires de la révélation, les entours de la foi, comme s'ils étaient eux-mêmes révélés et, par suite, intangibles 1944 .’

Mgr Mignot est convaincu que c'est la première alternative qui est vraie comme le montre le fait que l'enseignement théologique s'est déjà modifié "sur bien des points à la suite de la poussée scientifique ou de l'opinion". Il se modifiera donc encore. Et pour en rester au domaine de la critique biblique, dont les résultats ont été mal accueillis pour "mille raisons, qui ne sont pas toutes tirées de l'amour pur de l'orthodoxie" et qui ont suscité des discussions violentes entre critiques et théologiens au point que Ryle a pu dire des seconds qu'en "identifiant la science avec l'hérésie, ils ont fait de l'orthodoxie le synonyme d'ignorance", il faudra bien accepter le fait que le "public intelligent", même s'il ne considère pas les Livres saints comme des livres ordinaires, éprouve le besoin de les lire autrement qu'on ne les lisait dans le passé, en se tenant à égale distance des "excès des rationalistes qui ne laissent rien debout et les anathèmes des ultra-conservateurs qui ne veulent rien concéder". Or dans l'encyclique Pie X fait peu de cas des difficultés soulevées par les critiques :

‘Il déclare qu'elles ont été étudiées et victorieusement réfutées par les exégètes catholiques. On croirait entendre la solennelle apostrophe de Bossuet dans l'oraison funèbre de la princesse palatine : "Qu'ont-ils donc vu ces rares génies ? Qu'ont-ils vu plus que les autres ? Quelle ignorance est la leur et qu'il serait aisé de les confondre, si faibles et présomptueux ils ne craignaient d'être instruits ! Car pensent-ils avoir mieux vu les difficultés parce qu'ils y succombent, que les autres qui les ont vues et les ont méprisées...etc.’

Pour Mgr Mignot, il est inimaginable que tous les efforts et tous les travaux accomplis depuis plus d'un siècle soient sans utilité et sans profit pour la vérité. Inimaginable que "les chercheurs de vérité qui se sont appliqués à la solution du problème biblique (aient) été des gens de mauvaise foi et des ouvriers de mensonge". Certes, la critique a eu "ses engouements, ses emballements, ses incertitudes - elle les a encore -, ses hypothèses contestées ou démontées", elle a cependant apporté des connaissances incontestables sur "le langage, le texte, l'histoire littéraire, l'origine, la composition des Livres Saints". La théologie ne peut pas ne pas en tenir compte.

Ce n'est pourtant pas la voie dans laquelle s'engage Rome. En juin 1912, la décision de la Consistoriale interdisant l'utilisation des livres du P. Lagrange dans les séminaires constitue pour l'archevêque une véritable épreuve 1945 , comme en témoigne le fait qu'il y revienne périodiquement dans son Journal dans les mois suivants. S'il tente, avec ses correspondants, de ne pas se départir de son humour 1946 , il voit dans cette décision la manifestation d'une étape supplémentaire des progrès de l'intransigeantisme romain donnant a posteriori raison à Loisy :

‘Nos étudiants et leurs maîtres sont bridés comme disait Loisy. A quoi bon dire que la science est libre, que l'Église ne gêne en rien, qu'elle favorise même l'essor des savants, alors qu'elle les attache au piquet, avec un corde plus ou moins longue. […] Bientôt on condamnera le P. Lagrange après l'avoir interdit dans les séminaires. Alors si le P. Lagrange est condamné, qui ne le sera pas ? Alors seront seuls autorisés les manuels anodins ou vieillis, auprès desquels ceux de M. Vigouroux sont des écrits modernistes. (En marge : Je ne me doutais pas en écrivant ces lignes que M. Vigouroux serait attaqué par des imbéciles qui le traitent presque d'hérétique, voir le Bulletin de la Semaine du 10 octobre, c'est renversant).’

Il est donc vrai que l'on veut des savants bridés, c'est-à-dire des hommes dont les conclusions, même dans des questions secondaires, ne peuvent aboutir qu'à une règle de foi tracée d'avance par des hommes plus ou moins compétents, victimes de préjugés d'écoles ou de parti. On peut être habile théologien scolastique comme le cardinal Billot ou un canoniste administrateur comme le cardinal De Laï, sans connaître la question biblique et condamner une science au nom d'une autre science dont les conclusions n'ont rien de commun 1947 .

Mgr Mignot rejoint ainsi les conclusions de Paul Sabatier qui constatait que, de même qu'il y a des parents indignes, l'autorité religieuse peut être "représentée par des incapables, des indignes ou des inconscients séniles" ; que l'Église oubliait son rôle quand elle prétendait dicter aux fidèles "ce qu'il doivent penser en philosophie, en politique, en histoire, voire même dansles sciences naturelles" ; qui se demandait enfin ce que pouvait "être une autorité spirituelle qui ne songe même pas à faire homologuer ses décrets par la conscience de ses membres !" 1948 .

Notes
1920.

"Que l'Église soit doctrinalement intransigeante, c'est son droit et son devoir sous peine d'être submergée par l'erreur. Qu'elle retranche de son sein ceux qui ne veulent pas lui obéir, rien de plus juste", Molitg, juin 1915,f° 81, ADA, 1 D 5 21.

1921.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 22 juillet 1909, f°113-114.

1922.

Lettres à l'abbé Chédaille, Mélancolie, 1910, ADA, 1 D 5 14.

1923.

"The Parting of Friends", in Sermons bearing on Subjects of the Day, cité par E. Goichot, Revue de science religieuse, juillet 1974, p. 231.

1924.

Lettre au baron von Hügel, 14 décembre 1899, cité par E. Goichot, Revue de science religieuse, juillet 1974, p. 233.

1925.

Journal, 3 janvier 1917, 5 e Reg., ADA, 1 D 5 21.

1926.

"Je ne suis qu'un autodidacte, une sorte d'amateur chrétien auquel a manqué une formation spéciale. On est confus de parler de ces graves questions quand on pense à des hommes comme Briggs, Driver, Ryle, Reuss et cent autres dont la vie entière s'est écoulée dans la lecture de la Bible. Je n'en sais pas la langue", Journal, octobre 1915, 3 e Reg., ADA 1 D 5-21.

1927.

Études sur les évangiles, 1880, f° 58, ADA, 1 D 5-04.

1928.

Les citations de ce paragraphe sont extraites de "La méthode de la théologie", Op. cit., pp. 317-320.

1929.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 17 mars 1903, f°13-14.

1930.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 20 septembre 1911, f° 177-178 et 9 février 1912, f° 189-190.

1931.

Mgr Mignot à l'abbé Naudet, 15 février 1912, BLE, 1973, p. 97. En 1916 il note dans son Journal : "Le C. Gasparri à qui j'exprimai ma surprise de la mise à l'Index de l'ouvrage de Mgr Duchesne m'a répondu que le ton ironique de Mgr D. n'y avait été pour rien ; que l'auteur était un historien éminent mais non un théologien; que son exposé des hérésies, v.g. celle de Nestorius est insuffisant; que sans être favorable aux hérétiques, il expose leurs systèmes avec trop de bienveillance. On devine la protestation de Mgr D. quand je lui rapportai ces propos. Les théologiens ont-ils le droit de changer l'histoire et d'écrire des histoires "ad usum Delphini ?", "Notes sur mon voyage à Rome", 4 e Reg., f° 94, ADA, 1 D 5-21.

1932.

Mgr Mignot à l'abbé Naudet, 15 février 1912, BLE, 1973, p. 96.

1933.

Sur cette interdiction et ses conséquences voir J.-M. Mayeur, Un prêtre démocrate, l'abbé Lemire, Paris, Casterman, 1968, pp. 448-523.

1934.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 19 février 1912, f° 189-190. Le 15 février il avait écrit à l'abbé Naudet : "Comme vous, je suis très préoccupé de la situation de l'abbé Lemire. Des apaches n'agiraient pas pire à son égard que nos pieux catholiques du Nord qui vont communier tous les jours. Notre Seigneur a de la chance de ne pas reparaître visiblement sur la terre. Les Zelanti lui feraient passer un mauvais moment. […] Quelle bande de loups dont les hurlements me rappelle la canaille de Jérusalem : Crucifigatur, crucifigatur… toutes proportions gardées bien entendu", BLE, p. 98.

1935.

Journal, 5 e Reg., avril 1917, ADA 1 D 5-21.

1936.

A. Boland, La crise moderniste hier et aujourd'hui, un parcours spirituel, Paris, Beauchesne, 1980, p. 67.

1937.

"A propos de l'encyclique Pascendi. Réflexion d'un progressiste", 4 e Reg., ADA, 1 D 5 21.

1938.

"Pour apprendre, nous n'avons que deux voies : l'autorité et la raison. Chronologiquement, l'autorité est première, mais, essentiellement, c'est la raison", Saint Augustin, L'ordre, II, 38, Edition La Pléiade, p. 164.

1939.

A. Loisy, Choses passées, p. 191.

1940.

P. Sabatier, Les modernistes, p. 87.

1941.

"L'encyclique Pascendi", 4 e Reg., ADA, 1 D 5 21. Souligné par Mgr Mignot.

1942.

F. Guizot, Histoire de la civilisation en Europe, Paris, 1826. Nous citons la sixième édition, Paris, Didier, 1856,XVIII, 415 p.

1943.

Sur la pensée religieuse de Guizot voir Pierre-Yves Kirschleger, La religion de Guizot, Genève, Labor et Fides, 1999, 269 p.

1944.

"L'encyclique Pascendi", 4 e Reg., ADA, 1 D 5 21.

1945.

"Je ne suis pas un révolté, je ne suis pas un orgueilleux […] mais l'incident du P. Lagrange a fait plus que renouveler mes blessures, il les a rendues plus douloureuses. […] Il a réveillé en moi des sentiments que je repoussais de mon mieux et m'a fait redire : non, le récit de la Genèse n'est pas strictement historique. […] Non, non, je ne suis pas orgueilleux et je ne mets pas ma raison au dessus de celle des membres de la Commission biblique, de la Consistoriale, de l'Index, du Saint-Office ; je demande la permission de la mettre à côté de la leur et de pratiquer l'omnia probate", Journal, septembre 1912, ADA, 1 D 5-14. Sur cette interdiction et la réaction du P. Lagrange voir B. Montagnes, Le père Lagrange, Paris, Cerf, pp. 132-138.

1946.

"On m'a dit que c'est sur les instances d'un grand personnage que le P. Lagrange a été condamné, et sur les instances d'un autre grand personnage de même famille que la condamnation, au lieu d'être aggravée, a été plutôt atténuée. Mon Dieu, combien on donne de besogne au S. Esprit !", Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 20 janvier 1913, f° 203-204.

1947.

Journal, Réflexions, 28 septembre 1912, ADA, 1 D 5-14.

1948.

P. Sabatier, Les modernistes, pp. 87-93.