3.1 Les limites de l'autorité.

A l'automne 1907, le baron, raconte à l'archevêque l'entrevue de Molveno 1949 dont l'idée avait été lancée par Fracassini fin décembre 1906 et dont l'objectif était de discuter de certaines questions théologiques et d'arrêter des principes d'action en vue d'une éventuelle censure romaine du Rinnovamento.

‘J'ai passé trois journées pleines, les plus consolantes, au milieu des montagnes, pas loin de Levico, avec 9 autres co-sympathisants. Nous étions 4 laïcs : Fogazzaro, Scotti, Casati et moi ; et 6 ecclésiastiques, dont les déjà frappés étaient : Murri 1950 , Fracassini, Buonaiuti 1951 (destitué de sa Chaire d'Histoire ecclésiastique au Séminaire Romain depuis lors) ; et parmi les autres trois se trouvait l'auteur de la lettre ouverte à Pie X 1952 , si profondément remarquable […]. Nous y avons discuté questions d'autorité de l'Église et de critique Nouveau-Testamentaire. Ils ont commencé par vouloir que nous donnions tout notre temps à nous décider sur les limites précises de l'autorité ecclésiastique en matière religieuse. Mais je suis parvenu à les en détourner, leur indiquant comment jamais personne n'a pu déterminer précisément les limites de l'autorité paternelle ou celle de l'État, malgré que quasi tous (maintenant !) admettent l'existence de telles limites ; et leur montrant que notre inévitable non aboutissement à des conclusions nettes aurait pour résultat inéchappable de nous décourager, de nous faire penser : eh bien, personne ne pouvant nous dire où elles se trouvent, ces limites, et tous étant d'accord sur la profonde légitimité de l'autorité en question et sur le devoir strict et les conséquences d'une importance de premier ordre découlant de l'obéissance à cette autorité : il vaudrait mieux, il est seul prudent et viable que d'agir, en chaque cas qui se présente, en donnant le bienfait du doute à l'autorité. Nous avons beaucoup élucidé, à la place de ce sujet-là, le fait pour nous constant, et le sentiment si assoupi parmi les Catholiques des trois derniers siècles, que, ces limites puissent être où vous voudrez, de telles limites existent ; et le même acte de foi, s'il connaît les exigences intimes de sa propre nature, qui nous porte à affirmer la légitimité du pouvoir pontifical, - c'est-à-dire qu'il vient de Dieu, Être absolu, - nous oblige à affirmer ce même pouvoir comme limité, c'est-à-dire comme délégué à un homme, et comme se dévestisssant en ce passage de Dieu à l'homme, non de sa légitimité, mais de son étendue absolue et illimité. En Dieu, il ne serait pas légitime s'il n'était pas illimité, absolu ; en l'homme il ne saurait être à la fois et légitime et illimité. - Et nous avons, après avoir tous vivement adhéré à ceci, alors examiné si l'ordre de supprimer le Rinn[ovamento], s'il venait tout droit du Pape, en les circonstances présentes, oui ou non, un ordre à obéir. Et nous avons conclu que non. 1953

Il revient plus longuement sur cette question dans sa lettre du 31 décembre, seule lettre écrite en grande partie en anglais, sans doute par mesure de prudence. Ses amis italiens en viennent à penser que

‘à moins qu'on ne trouve un nombre restreint, mais suffisant de catholiques, d'un dévouement, d'un courage et d'une force de volonté assez grands, et d'une perception des faits réels et des nécessités de la situation assez pénétrante et solide pour se sentir obligés et capables de résister, même sous la censure et les peines les plus sévères, sur des point où la vie elle-même les a forcés, malgré eux, à se rendre compte que les autorités officielles de l'Église sont allées trop loin ou dans la mauvaise direction, aucun progrès sérieux ni durable ne peut s'accomplir 1954 .’

D'ailleurs le cardinal Newman lui a appris que si le catholicisme "consiste à toujours conserver une majorité de points sur lesquels on obéit réellement et entièrement au pape ; et à toujours accorder le "bénéfice du doute" aux ordres du Pape" 1955 , il ne saurait consister "à croire ou à agir comme si l'autorité externe de l'Église est compétente, absolument, dans chaque crise et dans chaque occasion exceptionnelle, et comme si les ordres de cette autorité ont à être suivis et exécutés absolument dans n'importe quelle circonstance" 1956 .

Cette attitude n'a-t-elle pas été celle du Christ "qui a indubitablement reconnu l'Église juive comme officielle et détentrice de l'autorité divine, mais qui, précisément parce que sur certains points il a obéi à l'appel le plus direct et supérieur de Dieu plutôt qu'aux ordres du Grand Prêtre et du Sanhédrin, fut excommunié, jamais ne désavoua ses paroles et ses actes "rebelles" et mourut sur la croix, comme excommunié pour cette raison même" 1957 . L'histoire de l'Église d'autre part est remplie d'exemples "de saints, d'évêques, de prêtres, de laïcs" qui se sont élevées contre les prétentions d'une autorité dont ils reconnaissaient par ailleurs la légitimité dans son domaine propre.

Dans sa réponse l'archevêque se contente d'assurer le baron qu'il partage entièrement ses "préoccupations intellectuelles" :

‘Nous croyions autrefois que pour être bon catholique il suffisait de croire toutes les vérités que Dieu a révélées et que l'Église nous enseigne... Il semble maintenant qu'il faille plus que cela, que l'Église nous dise non seulement ce qu'il faut croire, mais comment il faut penser 1958 .’

Cette absence de réponse directe sur la question des limites de l'autorité inquiète le baron qui demande à l'archevêque s'il a reçu sa lettre du 31. "Rassurez-vous, votre lettre m'est fidèlement arrivée 1959 , et j'en ai bien goûté le contenu. Si je n'y ai pas fait davantage allusion, c'est que je n'avais qu'une médiocre confiance dans la discrétion de la poste" 1960 .

La réserve de Mgr Mignot n'est pas seulement imputable à la prudence. Même s'il admet que "demander un assentiment intérieur absolu à des propositions révisables et révocables est inacceptable, cela rappellerait un mot du sceptique Renan qui disait qu'il faut adopter successivement des idées contraires afin d'être sûr d'avoir été, quelque temps au moins, dans la vérité !!!" 1961 , il n'en estime pas moins que rien ne saurait justifier une opposition au magistère romain. C'est ainsi qu'en février 1908 la condamnation par le Saint-Office de La Justice sociale de l'abbé Naudet et de La Vie catholique de l'abbé Dabry le scandalise. Il note dans son Journal : "C'est la terreur blanche, terreur d'autant plus redoutable que le Pape s'impose à la conscience catholique et empêche toute résistance même légitime" 1962 .

Notes
1949.

Sur la préparation, les objectifs et les résultats de cette rencontre voir Maurillio Guasco, Modernismo, I fatti, Le idee, I personnagi, Milano, Ed. San Paolo, 1995, pp. 150-156. Si, à la suite de Buonaiuti, il estime que le baron a été "la vera figura dominante del convegno", il pense qu'il n'a pas réussi à faire prévaloir son point de vue.

1950.

Romolo MURRI (1870-1944), abbé démocrate-chrétien, fondateur de la Ligue démocratique nationale. Il voulut rendre ce mouvement indépendant de la hiérarchie et s'attira la condamnation de l'encyclique Pieni l'animo (1906). Suspens a divinis en 1907 il fut excommunié en 1909 au moment de son élection comme député.

1951.

Ernesto BUONAIUTI (1881-1946), ordonné prêtre en 1903, professeur au collège de la Propagande puis à l'Apollinaire, destitué en 1906. Directeur de la Rivista storico-critica delle scienze teologiche de 1905 à 1910. Professeur d'histoire du christianisme à l'Université de Rome (1915), il fut excommunié en 1926 et destitué de sa chaire par le gouvernement fasciste. "La figure la plus marquante et la étonnante du modernisme italien" (Poulat).

1952.

A Pio X. Quello che vogliamo, Milan, 1907. L'auteur en était don Luigi Piastrelli, prêtre de Pérouse. C'est lui qui, le premier, avait lancé l'idée d'une rencontre destinée à élaborer un programme de publications visant à faire prendre conscience au clergé de l'impact des bouleversements culturels sur la religion.

1953.

Baron von Hügel à Mgr Mignot, 7 octobre 1907.

1954.

"unless a small but sufficient number of Catholics be found, of a devotedness, courage and strength of will so great, and an insight into the actual facts and necessities of the situation so keen and steady, as to feel compelled and to be able to hold out, even under censure and penalties of the gravest kind, on points where Life itself has forced them reluctantly to realise that the official Church authorities have gone too far or in the wrong direction, - no deep, permanent improvement of the things can be effected".

1955.

"consists in one's ever retaining a majority of points on which one actually and fully obeys the Pope ; and in one's ever giving the "benefit of the doubt" to the Pope's orders".

1956.

"in believing, or in acting as tho' the external Church authority is adequate to simply every crisis and exceptional occasion, and as tho' that authority's orders have to be obeyed and executed in literally any and all circumstances".

1957.

"who undoubtedly recognised the Jewish Church as official and as holding divine authority, but who, just because on some points He obeyed the more immediate and superior call of God rather than the orders of the High Priest and the Sanhedrin, was excommunicated, never retracted those "rebel" words and acts, and died on the cross, an excommunicate, for this very reason".

1958.

Mgr Mignot au baron von Hügel, 7 janvier 1908, ms 2815.

1959.

Mgr Mignot a recopié dans son Journal une partie de cette lettre non conservée par ailleurs : "Il revient sur son idée de la résistance nécessaire. L'autorité - très grande - de l'Église n'est pas illimitée et l'on peut discuter, examiner (il fait allusion surtout aux écrivains du Rinnovamento). Pour eux l'obéissance [le catholicisme] à l'autorité consiste essentiellement en deux choses : à savoir "en fait un nombre beaucoup plus grands de points sur lesquels l'on obéit promptement, pleinement au Pape que ne pourraient être, tout exceptionnellement, les points sur lesquels l'on ne pourrait exécuter ses ordres ; et en droit en donnant toujours aux ordres du Pape le bénéfice du doute, car c'est à nos frais, à notre risque que doit toujours se faire l'exception. Mais le catholicisme ne consiste nullement en une thèse ou une pratique qui constituerait l'autorité extérieure comme illimitée, comme constituant automatiquement et à jamais une règle de droit qui n'admettrait aucune crise, aucun débat, aucune possibilité d'opposition dans la conscience, et dans le monde des âmes d'autres obligations encore plus immédiates et sacrées, qui hic et nunc constitueraient, exceptionnellement un devoir de suspension d'exécution de ces ordres de l'autorité ordinaire. Autrement on aurait à rayer de l'histoire de l'Église quelques unes de ses plus glorieuses pages...", Journal, f° 116-117, ADA, 1 D5-06.

1960.

Mgr Mignot au baron von Hügel, 10 janvier 1908, ms 2816.

1961.

Journal, 14 octobre 1907, f° 51, ADA, 1 D 5-06.

1962.

Journal, 29 février 1908, f° 132-133, ADA, 1 D 5-06.