3.2 Défense et apologie de la liberté chrétienne.

Cependant les mesures disciplinaires qui s'accumulent au lendemain de Pascendi amènent Mgr Mignot à se rapprocher peu à peu des positions du baron. Quand l'abbé Naudet se voit interdire de poursuivre la publication de son journal il note :

Que peut-on condamner en M. Naudet ? Quelle erreur doctrinale a-t-il soutenu, de quelle hérésie est-il coupable ? C'est un procès de tendance… Mais alors, où est la sécurité individuelle ? Quelle garantie avons-nous ? Sommes-nous à la merci du premier dénonciateur venu ? […] Comment oser dire que l'Église aime la liberté, qu'elle est une mère ! 1963

Dans cette évolution c'est l'affaire du Sillon qui est sans doute déterminante. Fin 1909 Mgr Mignot informe Imbart de la Tour qu'à l'occasion de la rentrée de l'Institut catholique de Toulouse, plusieurs évêques ont fait "une charge à fond contre le Sillon". Et il ajoute :

‘Le Sillon est décidément le Delenda Carthago de ces vénérables prélats. […] Ils ont demandé que les évêques de la région universitaire condamnassent le Sillon : j'ai dit m'y opposer en disant que nous avions d'autres ennemis plus dangereux à combattre ; que les théories de l'Action française n'étaient pas plus orthodoxes que celles du Sillon, qu'il ne fallait pas avoir deux poids et deux mesures etc. 1964

Au début de l'année 1910, il devient en effet évident qu'une offensive de grande envergure se prépare contre le Sillon. Un article de l'Osservatore Romano repris par La Croix met en cause l'orthodoxie du mouvement ; le cardinal Merry del Val écrit à Mgr Duparc, qui publie la lettre dans la Semaine religieuse de Quimper, pour l'approuverd'avoir interdit à ses prêtres d'adhérer au Sillon et d'en lire la presse 1965 .

Le 28 janvier, Mgr Mignot, de passage à Paris, rencontre longuement Marc Sangnier. Il retire de leur entretien la conviction de sa totale loyauté et de son entière soumission à l'Église. Il note dans son Journal : "On a été bien injuste à son égard". Le même jour il rencontre le P. Cousin (Assistant de la Société de Marie), très proche du Sillon, qui lui confie que l'hostilité du cardinal Merry del Val à l'encontre de Marc Sangnier s'explique par le fait que ce dernier a refusé d'entrer dans les vues du Secrétaire d'État qui comptait en faire "son lieutenant général pour toutes les œuvres de France" :

‘Marc Sangnier aurait répondu qu'il était républicain, ses amis aussi, qu'ils resteraient sur ce terrain, qu'ils voulaient bâtir une sorte de cité terrestre, faire entrer le Christianisme dans la république, mais en se plaçant en dehors de l'Église tout en restant catholique avant tout 1966 .’

Mgr Mignot conclut : "Si l'exposé de M. Cousin est exact on comprend l'attitude du Cardinal M. d. V.". Mais il est scandalisé d'apprendre qu'un prêtre a menacé un sillonniste in articulo mortis de lui refuser l'absolution s'il ne renonçait pas au Sillon :

‘Ceci est vraiment la pire chose. Faudra-t-il donc que le confesseur impose ses idées personnelles alors que l'opinion du pénitent n'a encouru aucun blâme ? C'est de l'absolutisme monstrueux ! Ce serait à déférer au Saint-Office 1967 .’

M. Cousin lui également fait part du fait que le cardinal Andrieu regretterait une condamnation. Cette information conduit l'archevêque à envisager une démarche collective d'un certain nombre d'évêques qui fournirait au Vatican des éléments d'appréciation susceptibles de contrebalancer les opinions défavorables et dont il espère qu'elle pèsera davantage à Rome que des interventions individuelles. En rentrant à Albi début février, il demande à l'abbé Birot de rédiger un mémoire en défense du Sillon dans l'intention d'en demander l'approbation à quelques d'évêques qu'il sait n'être point hostiles au Sillon et d'envoyer l'ensemble du dossier au cardinal Andrieu pour que ce dernier le fasse parvenir à Rome. L'affaire est rondement menée puisque dès le 16 février il a les réponses "favorables" de Toulouse, Clermont, La Rochelle, "bienveillante quoique plus réservée" de Mgr Coullié. Au total dix archevêques et évêques adhéreront à sa démarche.

Le mémoire s'articule autour de l'idée que toute cette affaire est la malheureuse conséquence d'un malentendu qui risque d'entraîner l'épiscopat et le Saint-Siège à prendre une décision qui serait "une grave et douloureuse injustice" 1968 . De ce que plusieurs évêques ont recommandé à leurs prêtres une certaine prudence vis-à-vis d'un éventuel engagement dans le Sillon, on a en effet conclu à un désaveu de ses doctrines et la presse s'emploie à présenter "les réserves formulées par quelques évêques comme un jugement de l'épiscopat tout entier". Or aucune "accusation claire d'ordre doctrinal, aucun grief précis relatif à la discipline catholique n'ont pu être formulés". Les évêques les plus hostiles ont refusé de recevoir Marc Sangnier, ceux qui lui sont favorables se taisent de peur d'envenimer le débat et ce silence est utilisé comme arme contre le Sillon puisqu'il est interprété comme une désapprobation. Alors que les sillonnistes travaillent depuis quinze ans au rayonnement de l'Église, Mgr Mignot ne doute pas qu'il se trouvera dans l'épiscopat quelques évêques pour prendre leur défense comme en son temps le cardinal Gibbons l'avait fait pour les Chevaliers du travail 1969 .

En effet ce n'est pas la foi des sillonnistes qui est en cause puisqu'ils acceptent tous les enseignements de l'Église en matière doctrinale ; ce n'est pas leur morale, car ils pratiquent rigoureusement celle de l'Évangile ; ce n'est pas la discipline puisqu'ils acceptent la direction de la hiérarchie ecclésiastique dans le domaine religieux et qu'ils ne revendiquent leur indépendance sur le terrain politique et social que dans le cadre précis des enseignements de Léon XIII et même de Pie X. Alors comment expliquer "l'opposition opiniâtre" dont les sillonnistes sont l'objet ? "Ce n'est pas pour leurs fautes, c'est pour leur netteté d'attitude, leur indépendance dans le domaine des libres opinions et peut-être aussi l'intransigeance de leur sincérité" qu'ils sont attaqués. D'une part, sur le plan politique, d'un côté par les monarchistes de l'Action française dont "la philosophie toute positiviste, la morale et la sociologie franchement païenne" s'opposent en tout point à la pensée du Sillon et d'un autre côté par les partisans d'un parti politique catholique "cette chimère sans cesse renaissante" ; et d'autre part sur le plan socio-économique par les conservateurs libéraux qui n'ont jamais réellement accepté les enseignements de Rerum novarum.

L'épiscopat n'a pas à prendre partie dans ces querelles. Ce à quoi il doit veiller c'est que la doctrine catholique et la discipline religieuse restent hors du débat et qu'un conflit de libres opinions ne dégénère pas en luttes religieuses. Les évêques peuvent certes sanctionner ce qu'ils considèrent comme des abus - il convient alors de ne pas faire preuve d'une "extrême indulgence à l'égard d'autres groupements et d'autres publications qu'il serait facile d'incriminer", mais il ne saurait être question de condamnation en bloc sans jugement motivé sur des points précis de doctrine.

‘Cette façon d'imposer à la conscience catholiques des directions, des opinions de circonstances, et de créer dans l'Église une classe de suspects, me cause une impression douloureuse et pénible, comme une violation de la Justice et de la Charité au détriment des fils les plus généreux et les plus dévoués de l'Église de France". […] Il me semble nécessaire de susciter une opposition à la marche progressive d'un mouvement dont les funestes effets dépasseraient sans doute la pensée et les intentions de ceux de nos vénérés collègues qui y ont pris part 1970 .’

Tant qu'on aura pas répondu à la question de savoir si le Sillon est une hérésie ou un schisme il convient de n'inquiéter aucun catholique pour cause de sillonnisme.

Le 3 mars, l'archevêque d'Albi adresse à Marc Sangnier à l'occasion du Congrès national du Sillon qui se tient à Rouen, une longue lettre 1971 , dans laquelle il rend "justice au Sillon en raison des intentions généreuses et sincères" dont il l'a toujours vu animé. Et il ajoute :

‘Rompre les préjugés qui séparent du catholicisme les masses républicaines, vaincre l'anticléricalisme qui se prévaut avec audace du monopole du zèle démocratique, détruire les déplorables associations d'idées qui ont paru lier dans notre pays le sort du progrès social à l'irréligion […] n'est-ce pas là, monsieur, l'idéal du sillonniste ? Comment n'y applaudirais-je pas ? […] Le désaveu du mouvement sillonniste, ardemment désiré par les ennemis de l'Église, accréditerait pour longtemps encore dans les masses populaires la conviction néfaste de l'incompatibilité du catholicisme avec la forme actuelle du gouvernement. […] Je n'approuve ni ne blâme les doctrines politiques et économiques du Sillon. Ce n'est point mon affaire. Je juge les sillonnistes en tant que catholiques ; et c'est pour moi un devoir de conscience de déclarer que je ne connais pas les erreurs dogmatiques dont on les accuse 1972 .’

Cette réserve sur les doctrines politiques et économiques du Sillon ne s'explique pas seulement par des raisons d'opportunité. A titre personnel Mgr Mignot est loin de partager les thèses et les options du mouvement de Marc Sangnier. Il le dit explicitement à ses collègues le 6 avril lors d'une réunion des évêques de la Province à Rodez : "Je leur ai exposé pourquoi sans être sillonniste - ne m'étant jamais occupé des questions sociales - je croyais qu'il fallait encourager les jeunes gens au lieu de les tuer". Il y revient plusieurs fois avec Mgr Lacroix :

‘Nous essayons de sauver le Sillon d'une condamnation probable, peut-être imminente... Quel acharnement injustifié ! C'est inexplicable. Ce n'est pas qu'un préhistorique comme moi soit fasciné par les idées du Sillon, mais pourquoi détruire ses propres troupes ? 1973 ’ ‘Je ne suis pas chaud partisan des idées sociales du Sillon, mais on a été et l'on est tellement injuste pour les Sillonnistes que j'ai cru nécessaire de leur donner un mot d'encouragement. On ne m'en saura aucun gré, au contraire. Mais qu'importe, je n'aspire pas plus au rouge qu'au vert 1974 .’

Politiquement, Mgr Mignot est en effet plutôt proche des conservateurs à l'anglaise du style de J. Piou et il a été incontestablement un rallié du lendemain. Les réflexions qu'il consigne dans son Journal quelques jours après le toast d'Alger sont, à cet égard, sans ambiguïté. Mgr Mignot estime alors impossible de suivre le cardinal Lavigerie dans la voie de l'adhésion à la République parce que celle-ci est "synonyme de persécution, d'impiété, de liberté donnée au mal […], de guerre à la religion et d'athéisme" et (que) "les vrais républicains […] n'ont qu'un but : déchristianiser la France par tous les moyens […] avec une persévérance et une ténacité infernale" 1975 . En se ralliant à la République, l'Église scandaliserait "les braves chrétiens qui sont l'âme de nos œuvres, qui paient de leur personne et de leur argent", sans pour autant obtenir la moindre compensation sur le plan électoral, car "dans toute élection le titre de républicain catholique équivaudrait toujours à celui de candidat des curés ; il serait repoussé par les monarchistes et par les républicains". En effet, ces derniers ne veulent pas du ralliement des catholiques. Les radicaux, bien sûr, qui dénoncent dans les avances du cardinal, une énième manœuvre des catholiques pour étrangler la République, mais les républicains modérés eux-mêmes dont les protestations de bienveillance ne sont pas crédibles. Il est illusoire de penser qu'ils sont disposés à revenir sur les lois laïques. Mgr Mignot l'a d'ailleurs entendu de la bouche même d'Armand Fallières au mois de mai précédent quand le ministre l'a reçu pour lui annoncer que le gouvernement songeait à lui pour un évêché 1976 . Le ministre des cultes lui a longuement expliqué que la République était désormais le régime incontesté de la France ; qu'il était temps de prendre conscience qu'il ne servait à rien de rêver comme "cinquante ou soixante évêques, un retour en arrière […] tout à fait irréalisable" ; que le gouvernement n'envisageait pas la Séparation et que, s'il voulait éviter les conflits, il ne reviendra pas sur les lois scolaires et la loi militaire.

Plus profondément, la méfiance de Mgr Mignot pour la République s'enracine dans la méfiance que lui inspirent la démocratie et le suffrage universel :

‘Les Jacobins qui nous gouvernent […] ne nient-ils pas quotidiennement l'inégalité des aptitudes en conservant le fonctionnement anarchique de ce suffrage universel dans lequel Descartes, Pascal et Bossuet pèseraient moins que le chiffonnier aviné du carrefour ? […] Si l'égalité est la vérité supérieure, pourquoi cesserait-elle de l'être dans l'ordre social ? Pourquoi l'égalité des conditions ne suivrait-elle pas toutes les autres égalités ? 1977

C'est que derrière la démocratie Mgr Mignot voit se profiler la menace du socialisme. Certes, l'Église a sauvé la civilisation en christianisant les barbares et elle la sauvera encore en christianisant la démocratie. La tâche est difficile, car "la lettre de l'Évangile ne laisse pas entrevoir de solution bien nette", mais elle n'est pas insurmontable puisque l'idéal évangélique, qui "n'est pas incompatible avec la possession d'immenses richesses, l'est bien moins avec un état social où ces richesses seraient plus équitablement réparties" 1978 . Toutefois, il manifestera en ce domaine une extrême prudence. C'est ainsi que le mot d'ordre des abbés démocrates : "Allons au peuple" lui semblera toujours receler de dangereuses ambiguïtés.

A cette réserve politique pour le ralliement s'était ajoutée une réserve théologique. En prétendant qu'il ne sera désavoué par aucune voie autorisée le cardinal Lavigerie a eu le tort de mettre le pape en avant "sans pour autant apporter la preuve qu'il exprime la pensée explicite du Pape". En tout état de cause Mgr Mignot pense qu'à moins "de faire du Pape le souverain spirituel et temporel de l'univers, il paraît impossible d'admettre qu'il demande l'obéissance en tout et partout, dans l'ordre surnaturel comme dans l'ordre naturel". Ce principe est inacceptable et il ne saurait être question "de prendre en tout et pour tout le mot d'ordre à Rome" 1979 . Cette réserve se manifeste par le fait que Mgr Mignot fait partie des évêques qui se sont contentés de publier l'encyclique Au milieu des sollicitudes dans leur Semaine religieuse sans un mot de commentaire.

Si Mgr Mignot s'est peu à peu fait le champion de la politique de Léon XIII, c'est qu'il en a très vite compris l'intérêt pour l'Église de France.

De ce point de vue le courrier qu'il reçoit après sa participation aux fêtes de Toulon en 1893 est significatif 1980 . Ses correspondants 1981 ne s'attardent guère sur le fond, ils insistent plutôt sur le signe nouveau que représente l'intervention officielle d'un évêque dans une manifestation de la République. Ce qui a retenu l'attention et rencontré l'approbation, c'est le fait que Mgr Mignot a renoué avec une tradition qui avait connu son apogée entre la Monarchie de Juillet et le Second Empire 1982 et que les relations conflictuelles entre l'Église et la République avaient distendue depuis une vingtaine d'année, à la fois par la volonté des gouvernements d'affirmer la laïcité de l'État et celle de l'Église de ne pas bénir les actes d'un régime persécuteur. L'abbé Péchenard, par exemple, voit dans la possibilité qu'a eu Mgr Mignot de s'exprimer dans une cérémonie officielle un symptôme encourageant et il espère "que bientôt le calme et le bon sens reviendront dans les esprits et que la religion et le clergé reprendront peu à peu la place qui leur reviennent dans toutes les manifestations de la vie nationale". Au delà de la dissociation de l'État et de la Religion, celle plus radicale de la nation d'avec sa religion historique est impensable et inacceptable. Croire que les deux pouvoirs peuvent exister dans une ignorance réciproque, "chacun agissant comme si l'autre n'existait pas", est non seulement contraire à la doctrine de l'Église, mais encore tout simplement contraire au bon sens le plus élémentaire. Elle est absurde, irréalisable et finalement dangereuse, car elle porte en elle soit le risque de joséphisme par asservissement de l'Église par l'État soit celui de cléricalisme par envahissement de l'État par l'Église.

D'autre part cette politique lui est apparue en définitive être la seule susceptible d'éloigner le danger de la séparation à laquelle il est opposé à la fois par réflexe gallican et crainte du césarisme. D'une côté en effet, il redoute, nous l'avons vu, que la séparation ne soit le triomphe de l'ultramontanisme. Mais d'un autre côté il craint que la séparation et la rupture du Concordat placent l'Église dans une plus grande dépendance vis-à-vis d'un État qui fait profession d'anticléricalisme :

‘S'il s'agissait d'une séparation loyale, sincère, j'y applaudirais, car nous ne serions pas de pire condition que nos frères d'Angleterre ; mais nos députés se garderont bien de nous donner la liberté dont vous jouissez. Ce que veut la gauche avancée, c'est la destruction du catholicisme en tant que religion organisée. Au lieu de séparation, on va nous envelopper d'un réseau habilement tressé et, quand nous voudrons nous relever nous nous apercevrons que nous sommes attachés, comme Gulliver au pays de Lilliput par des milliers de cordons qu'il sera difficile de rompre 1983 .’

Ces positions sont assez proches de celles défendues par E. Ollivier dont nous avons vu qu'il était le seul homme politique avec lequel Mgr Mignot a entretenu des relations épistolaires épisodiques. Mgr Mignot était un lecteur ancien et attentif de l'ancien ministre. Alors curé de Coucy, il lui avait écrit en 1879 à l'occasion de la publication de L'Église et l'État au concile du Vatican 1984 . Évêque de Fréjus, il s'était manifesté à nouveau en juin 1891 à l'occasion d'articles parus dans Le Correspondant. Les deux hommes ont vraisemblablement fait connaissance durant l'automne 1891 à un moment où E. Ollivier était en villégiature à Saint-Tropez et ils ont entretenu des relations cordiales. L'évêque confirme le dernier fils de l'ancien ministre et celui-ci ne manque pas une occasion de témoigner au prélat l'estime qu'il a pour lui : "Vous êtes de ceux dont j'apprécie l'approbation parce que je sais la hauteur de votre intelligence et la noblesse de votre cœur" 1985 , écrit-il à Mgr Mignot qui l'a remercié de l'envoi de Solutions politiques et sociales. En 1905, il le félicite pour sa Lettre sur le Concordat. Tout naturellement, il a été l'un des partisans de la candidature de l'archevêque à l'Académie française en 1908.

Or, J. Gadille l'a rappelé naguère 1986 , Émile Ollivier a dénoncé la prétention du pape d'imposer aux consciences catholiques un choix politique et il a condamné toute idée de parti catholique puisque ce serait restreindre le choix politique des catholiques. En contre partie il a revendiqué pour l'Église une totale liberté et dénoncé les entraves qu'y apportaient les républicains anticléricaux, héritiers à ses yeux des légistes gallicans. Dans le débat sur la loi de séparation, il a pris la défense du concordat 1987 dans lequel il voyait un modèle d'équilibre répondant "à la double exigence de la conscience moderne et de la religion" 1988 . La séparation pure et simple lui apparaissait être un leurre et il pensait qu'il faudrait tôt ou tard rechercher les modalités d'un nouveau modus vivendi.

Ce n'est donc pas par affinité d'idées que Mgr Mignot a pris la défense du Sillon, mais au nom d'une certaine conception de la liberté chrétienne. La fin de non recevoir que le cardinal Andrieu lui fait parvenir le 31 mars 1910, et que La Croix 1989 publie le 2 avril, va lui permettre de développer publiquement son point de vue.

L'archevêque de Bordeaux refuse de transmettre au pape le mémoire de Mgr Mignot, car il reproche au Sillon l'ambiguïté de ses positions et la liberté qu'il prend par rapport à l'autorité des évêques ("les conceptions du Sillon renferment quelques chose de vague, d'indéfinissable, de peu hiérarchique") à quoi il ajoutait un reproche doctrinal, celui de flirter avec le modernisme :

‘Comment ne pas être inquiet lorsqu'on trouve sous la plume d'écrivains sillonnistes des phrases imprégnées de modernisme comme celles-ci : "Le Sillon est un mouvement qui évolue […] Le Sillon est une identité interne d'aspirations, une identité de forces évolutives […] La vie du Sillon est si forte qu'elle suffit à rectifier ses erreurs…’

Persuadé que le cardinal Andrieu a agi à la demande "de quelqu'un de la Curie", Mgr Mignot est intimement convaincu que "ni la foi ni la discipline chrétienne n'ont grand chose à voir" avec les reproches qui sont adressés aux sillonnistes. Ce qui lui semble être mis en cause, c'est la liberté chrétienne et les droits de la conscience individuelle. Des deux longues lettres adressées à l'archevêque de Bordeaux et publiées dans Le Moniteur les 4 et 8 avril 1990 , toute la première est consacrée à la question des rapports "des droits respectifs de l'autorité et de la liberté individuelle et leur juste conciliation dans la morale pratique" et la seconde, après avoir fait justice de griefs secondaires, revient sur la question de la liberté et de la conscience. Pour étendue que soit l'autorité de l'Église, elle ne peut être de telle nature ni s'exercer de telle façon qu'elle aboutisse à l'annihilation des libertés individuelles légitimes. Et de citer Pie X : "Quoi qu'en puissent penser quelques esprits excessifs, la soumission des catholiques au Siège apostolique en matière religieuse laisse à chacun une liberté illimitée et intacte en tout ce qui ne concerne pas la religion" 1991 . Mgr Mignot lie explicitement cette revendication de liberté dans le domaine politique à celle qu'il ne cesse d'appeler de ses vœux dans le domaine de la recherche intellectuelle : "Ce n'est pas seulement dans l'ordre politique qu'existe cette région réservée au libre effort de l'homme : c'est dans tous les ordres de connaissance". Il convient donc d'affirmer et de défendre la liberté des catholiques dans les domaines politique, économique et scientifique. Mgr Mignot revient sur cette question dans la seconde lettre en réponse au soupçon de modernisme qui se manifesterait par "la faculté d'évolution attribué au Sillon et par l'exagération du jugement personnel". Les phrases citées par le cardinal peuvent être interprétées de façon très orthodoxe si on les comprend comme signifiant que "toute déviation accidentelle dans la ligne de conduite du mouvement se révélerait aussitôt par une réaction spontanée au sein du Sillon lui-même". Quand bien même il faudrait y voir une trop grande place accordée à "la valeur de la conscience intérieure, en tant que critérium de la vie morale", on ne peut pas pour autant présumer que les sillonnistes tombent "dans l'excès du sens personnel". Bien des textes de l'Écriture et des Pères insistent sur le critère interne de la conscience chrétienne. Saint Augustin ne va-t-il pas jusqu'à dire : "Magister intus est : nolite putare quemquam hominem aliquid discere ab homine" ? [Le maître est intérieur : gardez-vous de croire qu'un homme apprend quelque chose de quelqu'un]. Il n'est pas interdit, même après la crise moderniste, "de parler de la voix de la conscience, que, de tout temps, on a appelé dans l'Église la voix de Dieu".

En conclusion c'est encore sur ce point que revient l'archevêque :

‘Ce dont je supplie Votre Éminence de ne point se désintéresser, c'est la liberté légitime, ce que j'appellerais le droit des catholiques au sein de l'Église. Ceci est un dépôt sacré dont nous avons la garde. Ceci touche à la constitution et à l'essence du catholicisme même.’

C'est bien la même inspiration qui fait intervenir Mgr Mignot dans la défense du Sillon comme il était intervenu dans celle de Loisy. La vérité a souvent été dans le passé du côté des hommes d'avant-garde plus audacieux et plus généreux que la majorité de leurs contemporains et ils n'ont pas manqué d'être accusés d'avancer des propositions hardies ou utopiques.

Nous l'avons déjà dit, le retentissement de ces lettres a été considérable : "Je reçois quantité de lettres très touchantes au sujet des affaires du Sillon, écrit-il à Mgr Lacroix, ça ferait un beau tapage si je les publiais ! Une des plus fortes est celle de l'évêque de Versailles" 1992 . Mgr Gibier remerciait l'archevêque "pour l'éminent service rendu à l'Église de France par vos lettres dont on ne peut prendre en défaut ni l'implacable logique ni les implacables paroles. Il est difficile que le dernier mot ne vous reste pas" 1993 . C'était compter sans la détermination du Secrétaire d'État qui fit savoir à Mgr Mignot, par l'intermédiaire du cardinal Coullié, qu'il convenait de mettre un terme à la polémique entre évêques. La tentative de Mgr Mignot de faire pièce à l'influence intégriste à Rome en faisant prévaloir une approche qui fasse confiance à la liberté des catholiques engagés se soldait en fait par un échec. La condamnation du Sillon l'affecta autant que celle de Loisy. Il y vit à l'œuvre la même méthode et le même aveuglement. Il le dit à Loisy :

‘Assurément je suis peiné de ce qui arrive au sujet du Sillon et pourtant, je me dis que nous aurions pu avoir pire ! Ce qui m'attriste le plus c'est de constater, comme vous le faites vous-même, le calme de l'exécution ! Il me semble que les collaborateurs de Sa Sainteté auraient dû se souvenir que ceux qu'ils frappent sont les meilleurs parmi les bons. […] Mais est-ce seulement le Sillon que l'on a voulu atteindre ? Il me semble que l'on a visé plus haut et que l'on a très habilement groupé des erreurs que n'a jamais professées M. Sangnier. C'est le même procédé que pour le modernisme 1994 . […] La lettre est très habilement rédigée. Elle attribue, comme jadis aux modernistes, aux sillonnistes, un système construit de toutes pièces qui n'a jamais été le leur. Ce qui me préoccupe c'est que la lettre affiche ouvertement pour l'Église le droit d'avoir une politique catholique, une économie politique catholique, un système social catholique qui s'imposeront à quiconque est soumis à l'Église..." 1995 . ’

C'est le refus d'accepter comme allant de soi cette prétention romaine qui a vraisemblablement amené Mgr Mignot à se rapprocher peu à peu des vues défendues par le P. Tyrrell et le baron von Hügel. Quand le Vatican impose le serment antimoderniste, il propose une solution qui n'est pas sans rappeler celle du "silence respectueux", dans la mesure où il estime

que nos adversaires n'ont pas tout à fait tort quand ils accusent les représentants de l'Église d'insincérité ! "L'Église, disent-ils, parle de liberté. En réalité, elle ne change pas, et si la puissance lui était rendue, elle serait aussi intolérante qu'il y a quelques siècles". On comprend qu'elle garde intact la doctrine révélée ; mais qu'elle impose à notre foi des croyances qui ne sont pas de foi, c'est de l'intolérance blâmable 1996 .

Notes
1963.

Journal, 29 février 1908, f° 132-133, ADA, 1 D 5-06. L'année précédente il écrivait : "En dépit de toutes les protestations intéressées, on rétablirait les bûchers si on le pouvait. Les catholiques demandent la liberté parce qu'ils en ont besoin ; ils seraient les pires tyrans s'ils étaient au pouvoir. Il y a hélas beaucoup de vrai dans ces reproches : nous ne valons guère mieux sous ce rapport que les radicaux-socialistes", Journal, 17 novembre 1907, f° 80, ADA, 1 D 5-06.

1964.

Mgr Mignot à P. Imbart de la Tour, 12 novembre 1909, Bibliothèque de l'Institut, fonds Imbart, ms 4681.

1965.

Voir J. Caron , Le Sillon et la Démocratie chrétienne, 1894-1910, Paris, Plon, 1967, p 683 sq.

1966.

Journal, 28 janvier 1910, ADA, 1 D 5-05.

1967.

Journal, 28 janvier 1910, ADA, 1 D 5-05.

1968.

Brouillon du mémoire sur le Sillon, ADA, fonds Birot, 4 Z 4-09.

1969.

Sur cet épisode voir Histoire du christianisme, t. 11, pp. 907-908.

1970.

Brouillon du mémoire sur le Sillon, f° 14-15.

1971.

Lettre publiée dans L'Éveil démocratique du 20 mars et dans la RCF, 1er mai 1910, pp. 356-358.

1972.

RCF, 1er mai 1910, p. 357.

1973.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 1er février 1910, f° 126-127.

1974.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 30 mars 1910, f° 132-133.

1975.

Journal, 26 novembre 1890, ADA, 1 D 5 11-01.

1976.

"Une conversation d'antan", Mélanges, ADA, 1 D 5-05. Le titre s'explique parce que Mgr Mignot recopie en 1915, ses notes de 1890. Toutes les citations qui suivent dans ce paragraphe sont extraites de ce document.

1977.

Idées d'Émile Ollivier sur l'Encyclique, 16 juin 1891, f° 2, ADA, 1 D 5 11-01.

1978.

Évolution du dogme à propos d'un livre récent, 1910, f° 49, ADA, 1 D 5-04.

1979.

Journal, 26 novembre 1890, ADA, 1 D 5 11-01.

1980.

Sur cette affaire voir notre communication "Mgr Mignot avocat d'une pacification des rapports de l'Église et de l'État dans les limites de l'hypothèse", Christianisme et politique dans le Tarn sous la IIIe République, Actes du colloque d'Albi, 19-20 janvier 2000, Presse de l'Université des sciences sociales de Toulouse, 2000, pp. 33-50.

1981.

Toutes les lettres citées dans ce paragraphe sont de la fin octobre ou de tout début novembre 1893, ADA, 1 D 5-07.

1982.

Voir à ce sujet Michel Lagrée, La bénédiction de Prométhée, Religion et technologie, Paris, Fayard, 1999, pp. 46 et sq.

1983.

Mgr Mignot au baron von Hügel, 2 janvier 1905, ms 2801.

1984.

Lettre de remerciements d'Émile Ollivier du 28 avril 1879, ADA, 1 D 5 01.

1985.

Lettre du 30 décembre 1894, ADA, 1 D 5 01.

1986.

J. Gadille, "Émile Ollivier et l'Église catholique", in Regards sur E. Ollivier, études réunies par Anne Troisier de Diaz, Paris, 1985, pp. 283-301.

1987.

"Pour le Concordat", Le Correspondant, 25 mars 1905.

1988.

J. Gadille, art. cit., p. 290.

1989.

2 avril 1910 et dans la RCF, 1er mai 1910, pp. 361-363.

1990.

Voir aussi RCF, 1er mai 1910, pp. 363-378.

1991.

Lettre au cardinal Fischer du 17 novembre 1906.

1992.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 23 avril 1910, f° 134-135. Dans son Journal il note : "Je reçois de nombreuses lettres de félicitations. Au dire de Rodez, ce que le Curie reproche au Sillon, ce n'est pas son républicanisme, c'est d'être une doctrine religieuse spéciale avec laquelle on voudrait reconstituer la république. Ce serait évidemment un erreur, mais est-elle celle des braves jeunes gens du Sillon dont j'admire la piété et le prosélytisme ? […] Quelle tendresse au contraire a Rome pour les athées catholiques de l'Action française soutenus spécialement par le C. Billot et Mgr Gilbert (du Mans) retiré à Rome et par tout le clan", Journal, 9 avril 1910, ADA, 1D 5-05.

1993.

Lettre du 14 avril 1910, ADA, 1 D 5-01.

1994.

"L'hypothèse de Mgr Mignot est plutôt une certitude, commente Loisy. De même que l'encyclique Pascendi, en réprouvant le modernisme… se proposait d'atteindre ainsi tout le mouvement scientifique de notre temps…, la lettre qui supprimait le Sillon visait, derrière et par dessus le Sillon, tout l'effort de la démocratie chrétienne, du socialisme catholique…", Mémoires, III, p. 197.

1995.

Mgr Mignot à A. Loisy, 3 septembre 1910. Loisy commente dans ses Mémoires, III, p. 199 : "Le fait est que, si Mgr Mignot, en défendant le Sillon avait été courageux, il avait été aussi deux fois imprudent, parce qu'il défendait une cause déjà perdue dans l'esprit de la Curie romaine, et parce que, suspect lui-même au Vatican depuis les affaires du modernisme et de la séparation, il ne pouvait servir efficacement la cause du Sillon que s'il avait la chance d'y rallier la majorité de l'épiscopat français. Or l'épiscopat n'était pas capable d'une telle audace".

1996.

Mgr Mignot au baron von Hügel, 17 octobre 1910, ms 2719.