3.3 Le serment antimoderniste

Il estime en effet que le serment exigé par le Motu proprio Sacrorum antistitum du 1er septembre 1910 est "ce qui a paru de plus grave en ce siècle et dans le précédent". Il est d'autant plus inquiet que les nouvelles de Rome ne sont pas de nature à laisser entrevoir une accalmie sur le front de la lutte antimoderniste :

Il me revient de Rome d'une source sérieuse que le Pape est de plus en plus fatigué cérébralement. Son entourage commence à s'inquiéter de cette idée fixe de modernisme qui tourne à l'obsession mentale. Il paraît qu'il vient de faire condamner lui-même le livre d'un jeune prêtre italien muni de tous les imprimatur et spécialement recommandé par le cardinal vicaire, d'où scène avec ce dernier. Il a sur sa table dix ou douze motu proprio tout prêts pour achever le modernisme. Tous y passeront : le modernisme littéraire après le modernisme social et le modernisme mathématique après le littéraire. […] Voila où mènent les théologiens et la théologie du journalisme 1997 .

Le courrier qu'il reçoit montre que la prestation du serment "est un sujet d'anxiété pour bien des âmes et des plus chrétiennes". Il s'en ouvre d'abord à Mgr Lacroix en évoquant précisément la lettre que lui a adressée "un de nos prêtres les plus distingués" 1998  :

‘Ils veulent nous poursuivre dans nos derniers retranchements ; notre attitude de respectueux silence les irrite ; ils sentent bien que c'est une forteresse et, coûte que coûte, ils veulent nous en déloger. Il paraît évident que leur serment n'a pas d'autre but. Mélange incohérent, informe, de vrai et de faux ; vrai traquenard pour les âmes sincères cette litanie qui confond révélation et théologie, oeuvre divine et humaine me fait l'effet d'un vrai viol de conscience. Quand nous avons reçu le sacerdoce qui de nous pouvait soupçonner qu'on l'amènerait jusque là ? Quel pitoyable aveu qu'il y a deux partis dans l'Église et que l'un des deux se croit autorisé à écraser l'autre au nom de Notre Seigneur Jésus-Christ. C'est le dilemme odieux posé devant nos amis : ou refuser le serment et mourir de faim, ou le prêter, et par suite jurer qu'on croit "de toute son âme" ce que l'on ne croit pas et même ce que pas un théologien, pas plus à Rome qu'ailleurs n'oserait donner comme une croyance de foi ou même comme une croyance de certitude absolue. Mais alors que deviendrions nous à nos propres yeux, aux yeux de cette conscience à laquelle on fait appel pour nous obliger à la méconnaître 1999 .’

Mgr Mignot partage totalement le sentiment de son correspondant sur le fait que les théologiens romains ne regardent certainement pas comme de foi la plupart des propositions renfermées dans les documents pontificaux et même dans les formules du nouveau serment. C'est pourquoi il pense "qu'on peut réciter la formule sans s'engager plus que le texte ne nous y oblige" 2000 .

Il s'en explique ensuite confidentiellement auprès du baron qui lui a demandé son avis. Mgr Mignot distingue, dans le serment prescrit, la profession de foi de Pie IV et le nouveau formulaire qui vise plus spécialement les erreurs modernistes. La première, déjà en usage, ne pose pas de problème, car elle n'est naturellement pas incompatible avec la conscience d'un catholique qui entend être fidèle à sa foi.

Le nouveau formulaire de Pie X renferme deux éléments distincts. D'une part, "une liste d'erreurs déterminées et particulières touchant la connaissance de Dieu par la raison, les preuves de la Révélation, l'institution de l'Église par le Christ, l'apostolicité des dogmes, le caractère extérieur de la Révélation, l'accord de la foi et de l'histoire, la méthode d'interprétation des livres saints, etc., etc." L'archevêque estime qu'il n'y a rien "dans la manière dont est formulée la réprobation de ces erreurs et dont sont décrites ces erreurs elles-mêmes" qui ne puisse être accepté par un catholique. D'autre part, "une adhésion globale aux déclarations, condamnations, prescriptions du décret Lamentabili et de l'Encyclique Pascendi". C'est à ce niveau, et à ce niveau seulement, que se pose un vrai problème, celui de la nature de l'enseignement du décret Lamentabili et de l'Encyclique Pascendi.

Leur publication constitue en effet, à des degrés divers, un acte de magistère ecclésiastique et en tant que tel requiert de la part d'un catholique un double devoir : devoir de respect dû à tout acte de juridiction ecclésiastique, et, en particulier du magistère du Souverain Pontife ; "devoir de l'adhésion de l'esprit aux vérités enseignées, mais d'une adhésion corrélative et proportionnée à chaque ordre de vérité, suivant la nature de cet ordre ; les vérités de foi divine étant reçues comme de foi divine, les vérités philosophiques et théologiques étant acceptées comme telles, les vérités historiques comme vérités de fait, etc." Cette distinction entre le devoir de respect qui s'étend à tous les documents et à toutes leurs parties et le devoir d'adhésion qui est nécessairement "subordonné à la nature et au caractère de chacune des propositions" n'est pas modifiée par l'obligation du serment qui n'est qu'une modalité formelle. Il n'abolit ni le "droit naturel, ni de la force de l'évidence". C'est pourquoi

‘adhérer de toute son âme au décret Lamentabili c'est adhérer à ce décret avec l'autorité qu'il a par lui-même, ce n'est pas lui en conférer une nouvelle ; adhérer à l'Encyclique Pascendi, c'est en recevoir chaque partie avec le degré de vérité qui lui appartient, et non supprimer d'avance tout le travail de discernement qui s'impose. […] Le Pape ne peut pas nous demander de jurer autre chose que ce qui est effectivement contenu dans ses actes. Nous recevons ces actes pour ce qu'ils sont : et s'ils ne sont pas infaillibles, s'ils ne contiennent ni définition précise, ni condamnation expresse, s'ils n'expriment que des directions, une doctrine officielle, mais non garantie, s'ils sont un programme pédagogique plutôt qu'un formulaire de foi, c'est comme tels que nous les prenons, comme tels que nous y adhérons, et il est impossible d'y adhérer autrement. Tel est, selon moi, le sens du serment, et c'est sous cet aspect qu'il apparaît comme acceptable, parce qu'il ne renferme pas, de la sorte, l'abus de pouvoir par lequel nous serions tenus au-delà de la portée des actes qui nous tiennent, et engagés au-delà des garanties fournies par l'autorité 2001 .’

En demandant "une adhésion absolue à des formules dont la certitude n'est pas de foi, au moins dans toutes les parties", le magistère va au delà de ce qui acceptable, car en matière doctrinale "l'autorité ne peut nous lier que dans la mesure où elle se lie elle-même". Entre l'autorité et la conscience il y a donc une nécessaire réciprocité et Mgr Mignot déplore qu'en cette affaire la Curie fasse de la surenchère sur la pensée même du pape : "Vous avez vu, écrit-il à Mgr Lacroix, que les religieux italiens avaient demandé si en prêtant le serment moderniste, ils pouvaient faire des réserves sur les propositions qui ne sont pas de foi. Le cardinal De Laï président de la Consistoriale a répondu : non ; le Pape a répondu : oui !!! Les religieux ont alors prêté le serment sans hésitation. […] Quel gâchis ! O trois et quatre fois heureux ceux qui plantent des choux !" 2002

En 1912, il évoque dans son Journal une conversation avec Mgr Le Nordez durant laquelle ils ont "très longuement parlé de l'autorité doctrinale et morale". Il est convaincu de sa nécessité, mais il ajoute :

‘l'autorité a besoin d'être maintenue dans certaines bornes, sous peine d'être tyrannique et d'aboutir à ce que nous appellerions le gouvernement des curés.’

Il faut une résistance. Toute administration, fût-elle celle de la Curie, est envahissante et tend à tout absorber, ce qui n'est pas dans l'ordre des choses de Dieu. Cette résistance doit être respectueuse, cela va de soi. Devant un ordre du Pape, il faut s'incliner au moins au for externe. Quant au for interne, Dieu seul juge. Aussi ne puis-je admettre l'obligation d'une adhésion pleine, entière, à tout décret pontifical 2003 .

En appelant de ses vœux une Église plus maternelle, en dénonçant la dérive autoritaire, l'excès de centralisme, la prépondérance de la Curie dans les décisions du Souverain Pontife, Mgr Mignot ne succombait pas d'abord à un reflexe anti-romain, même s'il a toujours gardé une certaine méfiance gallicane vis-à-vis de ce qui lui apparaissait comme des empiétements injustifiés de la part de Rome. Il ne faisait que mettre en œuvre une ecclésiologie opposée à celle alors dominante dans le catholicisme. Si l'objectif était bien le même : la sauvegarde de l'identité catholique, le point de vue était radicalement différent quant aux moyens à mettre en œuvre : identitaire et répressif d'un côté, ouvert et compréhensif de l'autre.

Notes
1997.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 28 octobre 1910.

1998.

A Mgr Lacroix qui a dû le questionner, l'archevêque se contente de dire : "L'auteur est un religieux très pieux et très intelligent", lettre du 21 octobre 1910, f° 153-154.

1999.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 5 octobre 1910, f° 151-152. Il me dit : "Quand Jacques et Jean demandèrent à Notre Seigneur de faire tomber le tonnerre sur un bourg de Samarie, Notre Seigneur leur dit : "Vous ne savez pas de quel esprit vous êtes..." Et c'est au nom de Notre Seigneur que l'on fait pire et qu'on veut non seulement me foudroyer mais me jeter hors de l'Église et dans l'enfer si on le pouvait".

2000.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 28 octobre 1910, f° 155-156.

2001.

"Voila, ami vénéré, ce que je crois vrai et dans quel sens je ferais le serment s'il m'était imposé. […] Je n'ai pas à vous dire, assurément, que cette lettre est absolument personnelle", Mgr Mignot au baron von Hügel, 28 octobre 1910, ms 2822. Note marginale de la main du baron : "A détruire ?"

2002.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 5 mars 1911, f° 167-168.

2003.

Journal, octobre 1912, ADA, 1 D 5-14.