Deuxième Chapitre :
La foi et la raison

1. La foi et la connaissance de Dieu.

Si la foi résultait fatalement de nos raisonnements comme la conclusion d'un syllogisme sort des prémisses, elle ne serait plus un acte libre dans l'acception ordinaire de ce mot ; personne, à moins d'une lacune cérébrale, ne pourrait s'y soustraire pas plus que nous ne pouvons nous soustraire à l'évidence. Elle ne serait plus un don, elle ne serait plus la foi si elle se déduisait de propositions antécédentes à la façon des théorèmes d'Euclide 2004 .

A vous parlez franchement, je crains que vous n'ayez pas de l'acte de foi une idée juste. "La foi est un don", dites vous, mais vous oubliez d'ajouter deux choses : la première que Dieu accorde ce don à tous les hommes, sans exception, conformément à ce mot de St Paul : "Deus vult omnem hominem salvum fieri et ad cognitionem veritatis pervinire" 2005 ; la seconde, c'est que l'acte de foi étant un acte humain, Dieu a disposé les motifs de crédibilité d'une telle façon que, dès qu'ils sont connus, ils emportent avec eux l'adhésion de notre esprit par l'évidence et de notre volonté par l'esprit que cette évidence éclaire. L'objet de la foi est obscur, mais les motifs de crédibilité sont lumineux. Et c'est pourquoi le Christ a dit : "Ego sum lux mundi… qui sequitur me non ambulat in tenebris" 2006 .

‘Si donc la foi est un don, c'est uniquement dans ce sens que la possession de Dieu qui est le but de la Foi et auquel la Foi nous prépare ne nous est pas dûe par nature : ce n'est pas dans le sens que le don de la Foi est accordé aux uns et refusé aux autres. ’ ‘Or je vous assure, Monseigneur, que ça et là quelques passages de votre article feraient croire le contraire. Un grand nombre d'esprit s'imaginent aujourd'hui que la Foi étant un don arbitraire, ils n'ont pas à s'inquiéter de ne pas l'avoir reçu. Et ils traitent Dieu de bizarre et d'injuste, au lieu de s'en prendre à leur ignorance des motifs de crédibilité ou bien à leur coupable nonchalance à s'en rendre compte 2007 .’

Vous parlez, Monseigneur, de "mentalité moderne" […]. Hélas ! Hélas ! qu'est-ce que cette "mentalité moderne" dont on se fait un rempart contre le christianisme, sinon un préjugé plein d'orgueil en vertu duquel on récuse des preuves, d'ailleurs solides, par un a priori subjectiviste qui n'est qu'une maladie ?

J'ai souri de me savoir subjectiviste ! Moi que mes amis accusent de croire à l'objectivité des lois physiques et morales. On ne saurait se livrer à l'examen des faits - et qu'y a-t-il de plus objectifs que cela ? - sans passer pour un kantiste. Ces braves gens confondent l'esprit critique avec le subjectivisme ! 2008

N'encouragez pas, cher Monseigneur, d'aussi regrettables procédés. Je sais que Rome surveille votre enseignement et je vous en avertis de tout mon cœur. Il ne faut pas que le grand nombre de ceux qui affirment aujourd'hui avec Brunetière, Fonsegrive, l'abbé Denis, Loisy et cent autres que les anciennes preuves du Christianisme ne les convainquent pas, nous fassent illusion sur la valeur intrinsèque de leur affirmation plus ou moins déclamatoire. Le nombre ne fait pas la vérité : les païens étaient le nombre et les Apôtres représentaient la vérité.

Je n'aime pas à prêter à Dieu nos petites conjectures, ni qu'on dise : "Dieu ne peut pas permettre ; Dieu doit évidemment faire cela ; Dieu évidemment n'a pas fait cela et autres locutions analogues. Pauvres moucherons ! […] Dieu se devait à lui-même ! Oh la bonne gasconnade ! 2009

Nous jonglons avec des mots dont nous comprenons à peine le sens ! Défions nous de l'esprit de système, du danger de créer des mots pour désigner l'inconnu et de donner ensuite à ces mots une réalité objective indépendante de l'esprit qui les a créés. Il est bien dangereux de disserter sur la nature de l'adorable Trinité alors que l'on est incapable de définir la nature de l'âme humaine, de son union avec la matière, dangereux de se perdre dans l'abîme de l'infini alors que l'on trébuche, que l'on est arrêté sur le seuil du fini ! Si l'on est si fort à l'aise pour parler de l'infini ne serait-ce point parce que l'on peut donner carrière à sa fantaisie sans le moindre contrôle et sans rencontrer d'obstacles sérieux ? 2010

Oui, c'est bien un tintamarre que produisaient dans les cerveaux d'hommes intelligents les idées biscornues sur la nature de la divinité et l'on a raison de dire que nous ne savons vraiment de Dieu que ce qu'il a bien voulu nous en apprendre. En vérité ce spectacle désolant justifie dans une certaine mesure l'attitude de nos rationalistes qui plutôt que de se perdre dans des abstractions philosophiques, et n'acceptant pas d'autre part la révélation, se retranchent dans le silence de l'agnosticisme 2011 .

Plus encore que la justice, ce qui caractérise Dieu dans la pensée des écrivains d'Israël, c'est la bonté. Sans parler de sa bonté spéciale pour Abraham et les patriarches, est-il rien de plus touchant que sa tendresse pour l'infortunée Agar […]. Bonté à l'égard de Lot […], à l'égard du païen, mais honnête Abimelech 2012 .

Tout cela me confond, dépasse tout à fait ma raison. C'est un monde dans lequel ma raison ne pénètre pas. Il semble à cette raison qu'il y a un immense malentendu. […] Pourquoi ne pas le dire puisque je le pense ? La conception de l'enfer telle que la donne les théologiens me paraît contraire à la bonté et à la justice de Dieu. Ma raison la repousse absolument. […] Non ma raison ne croit pas aux supplices éternels de l'enfer. […] Oui, il y a, hélas, une éternelle séparation de Dieu et c'est là l'enfer vrai, l'enfer réel, et non l'enfer imaginaire des prédicateurs… 2013

La Providence de Dieu n'agit pas d'une façon plus brusque dans l'ordre surnaturel (de la grâce) que dans celui de la nature. Que de fois, dans nos précédentes études n'avons nous pas admiré l'action divine arrivant lentement et sûrement à ses fins, disposant à son gré les événements, les faisant servir à ses desseins, les préparant insensiblement de loin 2014 .

Notes
2004.

"Critique et Tradition", in L'Église et la critique, p. 101.

2005.

1 Tm 2, 4.

2006.

Jn 8, 12.

2007.

L'abbé Frémont à Mgr Mignot, 16 janvier 1904, ADA, 1 D 5-01.

2008.

Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 13 janvier 1901, f° 132-133.

2009.

Varia, "Quelques observations sur la vie de Jésus de Mgr Le Camus", juin 1916, ADA, 1 D 5 21. En 1914 il s'était également moqué des curés qui voyaient dans la guerre un châtiment de Dieu : "O heureux hommes qui connaissez les secrets de Dieu, qui à travers la porte entrebâillée de la chambre du Conseil avez entendu les décrets de la Ste Trinité !", 1 er Reg., f° 15. En 1915, toujours à propos des curés, il avait écrit à l'abbé Naudet : "Et dire que ce sont de braves gens, très honnêtes, très pieux à leur façon, qui s'imaginent habiter l'antichambre de la Sainte Trinité et connaître les desseins des trois personnes divines…Pour moi, hélas, je suis fort loin de cette antichambre et je ne connais pas les secrets du Conseil divin. Vous non plus probablement", 29 octobre 1915, BLE, 1973. P. 120.

2010.

Développement de la doctrine évangélique, fin 1898, ADA, 1D 5 11-01, cahier E.

2011.

1 er Reg., 23 novembre 1915, f° 238.

2012.

"La Bible et les religions", in L'Église et la critique, p. 204.

2013.

Notes de retraite, Lérins, octobre 1896, ADA, 1 D 5 24.

2014.

Développement de la doctrine évangélique, fin 1898, ADA, 1D 5 11-01, cahier A, f° 1.