5. Limites de la raison

En faisant arriver la question sur le tapis j'ai vu de suite que le siège du Nonce était fait. C'est un scolastique qui résout toutes les difficultés avec un syllogisme. Pour lui il n'y a pas de question biblique. Toutes les solutions aux difficultés se trouvent dans S. Thomas. Il est du reste remarquablement intelligent et possède S. Thomas sur le bout des ongles. Il m'en a donné un intéressant échantillon à propos de la création. Il s'est élevé très fortement contre les téméraires qui contestent l'historicité de Judith, "alors qu'il est patent que c'est une histoire véritable, puisqu'on donne la génération de Judith, fille de Merari, jusqu'à Ruben etc.", l'historicité de Tobie. "Cependant, Mgr, lui dis-je, ne croyez-vous pas qu'il y ait une difficulté spéciale au livre de Tobie ? Sans parler de l'étrange jalousie d'un démon impur 2029 , ne pensez-vous pas que la mention de la fable de Ahika 2030 fasse naître quelque doute sur l'historicité du récit ?" Ne connaissant pas l'histoire de Ahika, le Nonce a été moins affirmatif sans être moins convaincu. C'est une belle intelligence tout à fait fermée aux questions critiques. C'est dommage 2031 .

Pour le dire franchement, je crains un peu, Monseigneur, que vous n'ayez commenté les instructions philosophiques de Léon XIII comme beaucoup (dont j'ai été) ont expliqué ses instructions bibliques, c'est-à-dire en s'efforçant de mettre du jour et de la largeur dans un programme très étroit en lui-même. Ce procédé exégétique, dont je vois fort bien les raisons, ne laisse pas d'avoir ses inconvénients, bien qu'il soit peut-être le seul possible dans un document épiscopal 2032 .

Je crois personnellement que, malgré le retour un peu factice à la scolastique qui s'est produit sous la poussée de Léon XIII, nous devons aller du côté de la science, de la science sous toutes ses formes, parce que la science, étant la révélation naturelle de Dieu, ne saurait être contraire à l'autre. Toutefois, elle n'est pas sans danger, et il est plus aisé de se contenter de la révélation naturelle, rationnelle de Dieu qui repose sur l'expérience que de l'autre qui repose sur la foi, le témoignage d'autrui et le témoignage intérieur 2033 .

Qu'est-ce que le lumen gloriae et toutes les autres inventions des théologiens qui parlent de ce qu'ils ignorent, qui bâtissent des systèmes et dissertent à perte de vue sur des mots qu'ils inventent pour justifier leurs théories comme si tout cela avait en dehors de nous une existence réelle et objective. Que d'ignorance cachent ces grands mots pédants que l'on fabrique de toutes pièces et auxquels on finit par se laisser prendre et par y croire même quand on les invente 2034 .

Par malheur, certains théologiens, comme les idéalistes se préoccupent assez peu des faits. On ne peut même pas dire que les faits les gênent : ils les dédaignent. Ce sont des raisonneurs, des logiciens à outrance qui poussent leurs conclusions jusqu'au bout sans se demander s'ils vivent dans un monde réel ou dans un monde imaginaire. Ce sont de véritables jacobins de la pensée en même temps que des rêveurs métaphysiques pour qui l'humanité est une Salente 2035 intellectuelle qu'ils façonnent à leur gré. Les Jacobins de la politique étaient aussi de terribles logiciens ; ils poursuivaient les conséquences de leurs prémisses jusqu'à la guillotine inclusivement. Les Jacobins de la pensée poursuivent aussi leurs déductions avec netteté ; ils les tranchent avec la froide précision d'un couteau d'acier. Les faits n'existent pas pour eux, les raisonnements les plus sensés ne les atteignent pas : leur siège est fait ; ils vivent d'abstraction, de froide logique et promènent partout les affirmations de leur sereine infaillibilité !… il y a dans beaucoup de théologiens une âme d'inquisiteur 2036 .

Vous concluez : "Ou ignorer, ou adorer" 2037 . Et vous prenez le parti d'adorer. Mais est-ce en vertu de vos seules constatations d'historien ? Non : c'est que vous êtes arrivé "au point où, pour nous croyants, le mystère surnaturel se découvre dans le naturel." C'est que vous "conformez votre attitude à celle des disciples, qui, ayant bu et mangé avec Jésus, ont été plus capables que nous de le connaître". Sans cela, la conscience de Jésus resterait "un mystère pour nous".

‘La cause de la révélation est surnaturelle comme son objet dites-vous avec Loisy. Mais vous admettez aussi que cet objet n'est pas connaissable ou représentable sans "symboles". Et vous identifiez la révélation avec l'inspiration qui est un mouvement donné par Dieu à la volonté. Nous sommes pour vous aidés par Dieu à connaître par nous-mêmes. Renoncez à vous servir du mot révélation, je vous en prie, et ne persévérez pas dans une équivoque insoutenable.’

Vous m'interprétez mal. […] J'observe les faits et je constate comment ils me donnent le point d'insertion du surnaturel dans le naturel. Loisy au contraire fait du surnaturel un élément créé par la foi et étranger aux faits. […] Comment voulez-vous que je fasse admettre le surnaturel à des esprits qui a priori le nient ?

‘Tristis anima mea. Oui, je suis triste sinon à en mourir, du moins à en souffrir. Quand j'étais jeune, je méditais pieusement sur les plaies des pieds et des mains ; j'y voyais le symbole de la paralysie de l'âme qui ne sait pas vouloir, qui s'enlise dans une sorte de paresse morale […] ; je méditais sur la plaie du cœur, symbole de l'amour blessé, de l'amitié souvent déçue […]. Je ne me rendais pas compte du symbole de la couronne d'épines ; ou du moins je n'entrevoyais guère le sens qui me frappe aujourd'hui ; j'ignorais qu'à côté de la plaie du cœur il y a celle plus terrible de l'intelligence. […] Combien douloureuse cette parole prononcée sur la croix dans un sens qui nous échappe : "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné". Que des troubles des sens puissent remuer notre argile […] je le comprenais aisément, mais que ma foi pût être inquiète, je n'y songeais pas […]. J'étais chercheur pourtant et raisonneur aussi, mais tous les pourquoi et les comment qui se posaient devant moi n'inquiétaient pas mon âme. […] Le doute est venu à la fin ; j'ai compris qu'il y a un blessure de l'intelligence, de la raison plus douloureuse, plus dangereuse surtout que la blessure du cœur.’
Notes
2029.

Asmodée, l'esprit mauvais qui tua successivement les sept maris épousés par Sara, fille de Ragouël avant qu'elle ne devienne la femme de Tobie (Tb 3,8; 6,14-15).

2030.

Ahikar apparaît dans le livre de Tobie (1, 21-22) comme un neveu de Tobit (fils de son frère Anaël) et donc cousin de Tobie. Or ce personnage, type du politique sage et lettré, est le héros d'un ouvrage très connu dans différentes langues du Proche-Orient et très populaire jusque chez les grecs : L'histoire et la sagesse d'Ahikar l'Assyrien. La présence de ce héros populaire dans le récit, est un indice important que l'on a à faire à une œuvre sapientielle et non historique. E. Cosquin venait de faire le point sur cette question dans un article de la RB de janvier 1899 : "Le livre de Tobie et l'histoire du sage Ahikar".

2031.

Mgr Mignot à l'abbé Loisy , 15 octobre 1899, f°117-118. Et dans son Journal : "Je fus stupéfié en lui faisant visite en septembre lors de mon retour à Fréjus de voir à quel point un esprit aussi distingué, aussi remarquable, peut rester étranger à des problèmes qui passionnent le monde instruit. Il fallait que ce fût bien fort pour que M. Vigouroux, si modéré, si respectueux, si conservateur lui-même, me dit en sortant : "Mgr L. est un esprit fort remarquable mais jamais il ne comprendra la question critique", Notes de novembre 1899, f° 36-37, ADA, 1 D 5 11-02.

2032.

L'abbé Loisy à Mgr Mignot, 24 juin 1900, BLE, 1966, pp. 38-40.

2033.

Notes de retraite, Lérins, octobre 1896, 1 D 5-24.

2034.

Notes pour le traité de l'Incarnation, 1876, f° 93, ADA, 1 D 5 04.

2035.

Cité antique d'Italie dans la presqu'île d'Otrante. Fénelon y conduit Télémaque et présente Salente comme un État idéal, administré pacifiquement et avec sagesse.

2036.

3 ème lettre sur la question biblique,1894-1895, f°2, ADA, 1 D 5 11-01.

2037.

"Ou ignorer, ou adorer, tel est le dilemme. M. Loisy ne se pose pas le dilemme : il n'adore ni n'ignore ; il conjecture".