Or la Bible est parvenue jusqu'à nous "a travers les siècles, accompagnée de théories sans nombre, d'interprétations faisant pour ainsi dire corps avec elle : traditions sur l'arrangement des livres, leurs titres, leurs auteurs, leur date, le mode de composition. […] Comment arriver à la certitude que l'on possède la vraie parole de Dieu ?" 2043 Autorité infaillible en matière de foi, de culte, de conduite pour Israël, la Bible
‘a été l'objet d'études incessantes depuis de longs siècles chez les Juifs et le Chrétiens et d'un respect légitime à tous égards. Mais le culte pour la Bible, si mérité d'ailleurs a exagéré la part de Dieu et trop amoindri celle de l'homme. On a eu pour la lettre un tel respect qu'on a attribué à Dieu les paroles d'hommes faibles, ignorants, pervers. On a oublié que Dieu n'a pas créé une langue spéciale pour sa révélation, qu'il n'a pas constitué une forme littéraire, un style particulier pour exprimer sa pensée. Il a employé des hommes plutôt que des anges ; il a exposé sa Parole à tous les accidents possibles, sauf pour son intégrité substantielle, il en a laissé le texte au soin des générations successives de son peuple 2044 . ’D'autre part, même si l'on ne considère pas la Bible comme un livre ordinaire, on ne peut plus la lire comme on la lisait autrefois. L'interprétation faisait la part trop grande à l'allégorie, seule manière de se sortir des difficultés. Mgr Mignot témoigne pour son propre compte de la prégnance de la lecture allégorique dans une lettre à l'abbé Chédaille peu de temps après la publication de l'encyclique Pascendi :
‘L'interprétation de la Bible a été trop souvent arbitraire et l'allégorie a tenu une trop grande place en exégèse. Et ici, je sens le besoin de faire ma confession. Comment, me direz-vous, pouvez-vous être si sévère pour le sens allégorique vous qui l'aimiez tant autrefois ? Vous avez raison : j'en ai vécu longtemps et j'idéalisais l'Écriture à la façon des commentateurs du 17e et 18e siècle. Pénétré de la piété de Saint-Sulpice, je voyais N. S. dans chaque mot de la Bible : c'était une présence réelle analogue à la présence eucharistique ; les mots étaient comme les espèces sacramentelles ; j'en étais d'autant plus convaincu que je voyais le diacre passer devant le S. Sacrement sans faire de génuflexion quand il portait le livre de l'Évangile. Ce n'est pas que cela ne soit plus vrai pour moi, mais ce ne l'est plus de la même façon. Je confondais ou plutôt je mettais au même niveau le sens allégorique et le sens littéral, j'attachais même une grande importance au sens accomodatice, persuadé que Dieu qui veille sur la marche d'une fourmi comme il a tracé leur course aux étoiles n'avait pas inspiré sans raison tel mot, telle image, telle adaptation possible 2045 .’En un quart de siècle, la situation s'est complètement inversée. Aujourd'hui, pour regarder la Bible comme un livre divin, il faut croire d'avance. Elle n'est plus le premier livre de l'humanité et elle n'est qu'une histoire comme une autre, à bien des égardsplus invraisemblable que beaucoup d'autres "car, à côté de pages qui dépassent ce que l'antiquité nous a laissé de plus élevé, elle nous raconte des faits inacceptables pour la raison". Comment croire par exemple "que la manne soit tombée pendant quarante ans dans un désert aride et en quantité suffisante pour nourrir deux ou trois millions d'hommes" ? Force est de constater que les miracles sont plutôt une épreuve pour la foi et que c'est le plus grand acte de foi que l'on puisse faire que de croire à la Bible : "Je le déclare simplement, si je ne m'appuyais sur l'Église, je n'y attacherais pas plus d'importance qu'aux autres fables de l'antiquité. […] La Bible ne s'interprétant pas toute seule, ne saurait se prouver toute seule" 2046 .
En sorte que l'Écriture "serait plutôt, au point de vue de la foi positive, un obstacle à croire" 2047 . C'est pourquoi la foi loin d'exclure les recherches, les exige. "Le respect ne va pas jusqu'à adorer en fermant les yeux. Plus un livre se donne pour divin, plus nous devons l'étudier avec soin et dans ses plus infimes détails" 2048 . D'où la nécessité d'avoir recours à la critique pour examiner la nature de chaque livre, la qualité de son texte, son mode de composition, sa place dans le canon, son degré d'autorité. En 1893 il estime que la tâche doit être entreprise de toute urgence, car "les efforts des catholiques, malgré des travaux d'une très réelle valeur, ressemblent à des travaux d'enfants qui s'imaginent pouvoir arrêter une inondation avec quelques petits monceaux de sable !" 2049 Or cela suppose une révolution dans la manière d'aborder le texte :
‘Bossuet n'explique pas le dogme d'après le texte, il explique "sans embarras" le texte d'après le dogme. Ce n'est pas que je le blâme, car sans le dogme antécédent il nous serait parfois difficile d'admettre que le texte dit tout ce qu'on lui fait dire, mais d'une façon générale ce procédé est suspect, car alors la critique n'est plus rien ; elle est remplacé par un traité de théologie. On ne cherche plus dans l'Écriture la base du dogme… On lui fait dire ce qu'on veut qu'elle dise 2050 .’A ce niveau il faut contrôler le témoignage d'hommes qui nous disent parler au nom de Dieu. Il s'agit de s'assurer "si et comment Dieu a parlé à un Moïse, à un Isaïe", c'est-à-dire s'assurer que ces "génies religieux n'ont pas d'eux-mêmes trouvé ce qu'ils nous ont enseigné ". Il convient donc de vérifier l'exactitude de leur témoignage afin d'être sûr qu'ils n'ont pas pris pour parole de Dieu des paroles humaines. "Il s'agit de déterminer ce que la Parole de Dieu garde d'absolu dans ce que les documents humains ont nécessairement de contingents". En d'autres termes la raison a le devoir de contrôler les motifs de croire.
Pour croire à l'authenticité, à l'intégrité, à la véracité de la Bible il faut des raisons autres que celles tirées de la foi, car alors notre croyance ne serait pas plus justifiée que celles des Mahométans, des Chinois et des Hindous. Or, ce sont ces autre raisons indépendantes de la foi qu'à tort ou à raison cherchent les critiques 2051 .
Les raisons classiques qu'on donnait de l'authenticité des faits racontés ont longtemps satisfait Mgr Mignot parce que son "enfance en avait été nourrie, qu'on disait que c'était la Parole même de Dieu". Elles lui paraissent insuffisantes ensuite.
Ainsi, il est clair que le récit de la Genèse est "une sorte de décalque idéal et monothéiste des cosmogonies des nations voisines, surtout de la Chaldée". Certes, "le récit est le chef d'œuvre de génie d'un auteur d'une rare intelligence", mais il n'est pas "au dessus des moyens d'un écrivain de haute envergure" et donc on peut penser qu'il "n'était pas nécessaire pour cela d'avoir une révélation spéciale".
Tous les peuples anciens ont cru à une inspiration de Dieu. La raison a donc le droit de demander à la Genèse ses lettres de créance.
‘Quand on se dit messager de Dieu, il faut prouver qu'on l'est. Que la Bible soit infiniment supérieure aux livres religieux les plus renommés de l'Antiquité, nul ne le conteste, mais s'ensuit-il que sa composition dépasse, […] les moyens intellectuels, littéraires d'une intelligence supérieure, qu'elle ne puisse être l'œuvre d'une génie religieux. Opinion, dit-on, d'autant plus plausible que les idées des écrivains israélites vont se clarifiant, se purifiant de plus en plus à mesure qu'on se rapproche du temps des Macchabées et de l'ère chrétienne 2052 .’Le fait que tous les auteurs juifs et chrétiens aient cru à l'inspiration de l'Écriture ne prouve rien. Le monder entier n'a-t-il pas cru pendant de longs siècles que la terre était le centre de l'univers, que la création entière tournait autour de cet atome imperceptible. Ce qui est déterminant, c'est que la Bible "est un fait religieux unique : l'erreur sur Dieu est partout sauf dans ce livre d'Israël". Seule elle révèle Dieu en plénitude. Certes, il faut "le dégager de quelques antropomorphismes grossiers, de quelques passions indignes qu'on lui prête", mais c'est le Dieu inconnu de l'antiquité, le Dieu Père, le Dieu Providence qui y est à l'œuvre. Et c'est grâce à la critique que l'on parvient à atteindre, par delà les images, la vérité de la révélation.
Lettres à l'abbé Chédaille, La critique biblique, transcription de janvier 1916 mais datant de 1903. Idem pour la citation suivante, 4 e Reg., ADA, 1 D 5-21.
Lettres à l'abbé Chédaille, La critique biblique, 4 e Reg., ADA, 1 D 5-21.
4 e Reg., texte retranscrit en janvier 1916, f° 28.
Notes de novembre 1899, f° 33, ADA, 1 D 5 11-02.
"Critique et Tradition" in L'Église et la critique, p. 99. Il poursuit : "Elle contient un certain nombre de faits, de récits humainement parlant invraisemblables, qui vont contre l'expérience, contre les lois de la nature et sont plus propres à nous faire douter du contenu du livre qu'à établir sa véracité".
Étude sur l'histoire et la religion d'Israël, 1905, f° 357, ADA 1 D 5-04.
3 ème lettre sur la question biblique, 1893, f° 4, ADA, 1 D 5 11-01.
Histoire des Juifs, 1896, f° 155, ADA 1 D 5 15.
Ecclesia Discens, mars 1905, f° 3, ADA, 1 D 5 11-02.
Abbé Margival cité in Notes sur le R. Simon de M. Margival, février 1900, ADA 1 D 5 11-01.