2. La critique biblique expliquée à l'abbé Chédaille.

La Bible en effet, malgré son caractère spécial, est une œuvre littéraire et, à ce titre, doit être étudiée d'après les règles générales de la critique littéraire. A l'abbé Chédaille qui lui demande de lui en exposer les principales caractéristiques, Mgr Mignot répond en s'appuyant essentiellement sur l'introduction du livre du Dr Briggs sur l'Hexateuque, dont Loisy lui a conseillé la lecture 2053 .

Il justifie le recours à la critique de trois points de vue. D'abord ce n'est à tout prendre qu'une méthode et si l'on est plus sensible à son aspect négatif, il ne faut pas oublier qu'elle permet de faire des progrès incontestables dans les connaissances. Ensuite elle obéit à des règles strictes qui en garantissent le sérieux en sorte que c'est son utilisation elle-même qui garantit contre les éventuelles excès des conclusions trop hâtives. Enfin, s'opposer à son utilisation dans le domaine biblique est un combat d'arrière garde qui est le fait de ceux qui s'inquiètent de toute forme de progrès 2054 .

La critique biblique n'est en effet qu'une catégorie de la critique historique, elle- même sous-partie de la critique générale qui est une méthode, un moyen d'acquérir une connaissance quelconque. En effet, les facultés qui permettent à l'homme d'appréhender le monde extérieur étant imparfaites et mal ou incomplètement employées, toutes les connaissances sont un mélange de vrai et de faux, de certain et d'incertain. Seule la critique permet de faire le tri et d'approcher la vérité. En ce sens, la critique est destructive puisque son rôle est d'éliminer l'erreur. Il ne faut pas s'en étonner, mais cela explique les réticences qui se manifestent à l'égard de la critique :

‘Tant d'erreurs avaient grandi, étaient devenues vénérables avec le temps. Elles étaient mêlées, entrelacées de façon inextricable en philosophie, théologie, législation, médecine, sciences physiques, histoire naturelle, coutumes invétérées devenues une seconde nature : une longue lutte était nécessaire. En général on est plus porté à maintenir la position acquise, à rechercher les intérêts propres qu'à chercher la vérité de Dieu et de la nature. En face de ces vénérables erreurs les savants et les sages hésitent parfois à les détruire dans la crainte de nuire à des intérêts respectables, d'arracher un lambeau de vérité en même temps que l'erreur 2055 . ’

Mais la critique n'est pas seulement négative : grâce à la rigueur de ses méthodes qu'elle perfectionne parallèlement au progrès des connaissances humaines, elle arrive le plus souvent à des résultats certains, elle cherche et trouve la vérité. Comme toute méthode humaine elle est certes imparfaite, mais c'est en se contrôlant elle-même, en vérifiant et en corrigeant au besoin ses propres conclusions, c'est-à-dire en exerçant sur ses conclusions une rigoureuse vigilance, qu'elle parviendra à cerner de plus près la vérité.

C'est pourquoi il ne suffit pas de limiter la critique à l'établissement d'un texte aussi parfait et correct que possible. Elle doit nécessairement examiner si le texte "est intègre, s'il est authentique, quelle est sa forme littéraire et sa crédibilité". Cet examen obéit aux règles classiques de non contradiction : un écrit doit cadrer avec les événements, le temps, les circonstances, la date qu'on lui attribue. Il n'est pas né avant les événements qu'il raconte ; les différences de style impliquent une différence d'âge ou d'expérience chez l'auteur. Si elles sont très accentuées, elles supposent une différence d'auteur ou d'époque de composition ; les divergences d'opinions, d'idées, de manières de voir, si elles sont suffisamment importantes indiquent des auteurs différents et différentes dates 2056 .

La critique obéit donc à des principes bien définis, à des méthodes précises. Il faut cependant la manier avec précaution et compétence, car elle a ses difficultés et ses dangers. Elle a commis de graves erreurs et elle en commettra d'autres encore, mais ses résultats sont aussi certains que ceux de tout autre science. Il ne faut cependant pas les croire infaillibles. La critique elle-même apportera les corrections nécessaires et c'est pourquoi il ne faut rien attendre d'une décision extérieure à son domaine. Ceux qui aujourd'hui encore veulent barrer le chemin de l'application de la critique à l'Écriture, pourront peut-être en retarder quelque temps les résultats, ils ne l'empêcheront pas. L'examen critique s'imposera en dépit de tous les obstacles et de l'opinion d'hommes de haute valeur tant chez les protestants que chez les catholiques qui sont opposés - par opposition systématique à tout progrès -aux principes et aux méthodes de la critique.

Dans ce plaidoyer pour la méthode critique, il se trouve en parfait accord avec le baron von Hügel. Commentant sa communication au congrès de Fribourg, celui-ci écrit à l'évêque de Fréjus :

‘Ce que je craindrais le plus en cette affaire, c'est que l'on n'accepte que tel ou tel résultat indéniable de la méthode critique, et que l'on se refuse de l'accepter elle-même. C'est bien pour cela aussi que mon travail à moi a tant tâché à montrer ce que c'est que cette méthode, en tant que sage et sérieuse, et pourquoi et comment il faut l'accepter. Mais que cela est plus difficile en pratique, que cela semble ; car une méthode, la méthode qu'est ce d'autre que toute une attitude d'esprit et d'âme, toute une vie, une vie moins importante ou profonde, mais aussi réelle, aussi vivante à sa manière que la vie de la foi et de l'amour de Dieu. Or, il n'y a qu'en la vivant, qu'en apprenant à la vivre, qu'on apprend à la connaître ; et l'apprendre ainsi prend du temps, de la peine, de l'humilité ; or la scolastique dégoûte de ces belles conditions et qualités de tout travail fécond parce que créatural, donc lent, et à tâtons, et modeste, et toujours recommençant. Que cela cadre bien avec l'esprit de l'Évangile ! J'ose croire que, pour moi, j'ai même directement éprouvé combien la vie spirituelle et la vie de travail critique peuvent se compléter, s'entraider, se réclament et s'accueillent l'une l'autre ; car toute arrogance, toute enflure les mine fatalement l'une et l'autre 2057 .’

Les réserves émises par Mgr Mignot portent essentiellement sur le risque d'arbitraire dans la mise en œuvre des règles de la critique et il insiste à plusieurs reprises sur la nécessité de les "manier avec beaucoup de précautions et de délicatesse" 2058 . Mais il n'est plus possible d'ignorer la critique sous prétexte que ses conclusions risquent de mettre en péril certaines des croyances traditionnelles : "Celui-là, si érudit soit-il, ne sera jamais un exégète de marque parce qu'il persiste à fermer les yeux. C'est le reproche que l'on fait à nos théologiens conservateurs qui ne visent qu'à défendre ce qu'ils croient être la vérité". Or les théologiens n'ont pas compétence pour "déterminer les droits de la critique, lui mesurer l'espace où elle doit se mouvoir, pour lui fixer comme à la mer des limites qu'elle n'a pas le droit de franchir". Il est regrettable que les prêtres et fidèles n'aient "qu'à se taire devant ce petit aréopage qui se charge de penser pour eux et de parler au nom de l'Église. Passe encore quand il s'agit de théologiens compétents […], mais il est parfois douloureux et humiliant de voir avec quel dédain traitent ces questions des hommes qui savent à peine le grec, ignorent l'hébreu et les langues" 2059 . De plus, les théologiens voient dans la Bible "beaucoup moins ce qui s'y trouve que ce qu'ils ont besoin d'y voir. Si la divinité de la Bible s'impose à notre raison avant tout examen, s'il faut la lire à genoux, si les commentateurs viennent, contre toute évidence, nous dire ce qu'il faut croire au nom d'une autorité extérieure et infaillible, il n'y a plus qu'à fermer le livre sacré et l'abandonner aux interprétations fantastiques de l'école mystique" 2060 .

Transcrivant ces notes plusieurs années plus tard, il ajoute : "Je reconnais qu'ils ont tort d'être si exclusifs, cependant sont-ils si blâmables quand on voit où peut mener l'étude critique quand elle est poussée jusqu'au bout en dehors de l'autorité de l'Église [...]. Ou s'arrêter ?" L'évolution d'hommes à ses yeux éminents - qu'il constate sans parvenir à se l'expliquer - est là pour montrer qu'il ne faut pas sous-estimer les dangers réels des recherches critiques :

‘Entre cent autres à l'étranger, comment ne pas songer douloureusement à l'abbé Loisy, le plus intelligent de tous et qui lui-même, j'en ai peur, est tombé dans l'agnosticisme complet ; dans le domaine philosophique à Marcel Hébert si sympathique, si bien doué, l'ami de M. Hogan et aussi du cardinal Amette au temps de leur séminaire ; dans le domaine de la théologie à l'abbé Alfaric et à d'autres dont je redoute la chute prochaine. Ce n'étaient pas des prêtres vulgaires… Alors pourquoi ? 2061

Cependant ce n'est pas l'outil qui est en cause, mais l'usage qui en est fait. Il reste cependant persuadé que la méthode historico-critique, en tant que telle, n'est pas responsable des dérives personnelles : "Il ne faudrait pas faire le procès de la critique biblique, ni la condamner d'après les exagérations et même les extravagances de quelques enfants perdus pas plus qu'il ne faut juger la théologie d'après les idées excessives de plusieurs de ses représentants : la critique n'a pas plus que la théologie le droit de dogmatiser" 2062 . Il faut plus que jamais trouver un terrain d'entente "entre les excès des rationalistes qui ne laissent rien debout des traditions du passé et les anathèmes des ultra-conservateurs qui ne veulent rien concéder" 2063 .

Notes
2053.

"Si vous ne connaissez pas les œuvres du Prof. Briggs : The Higher criticism of the Hexateuch, The Messiah of Apostles, The Messiah of the Gospels, Messianic Prophecy, il s'y trouve des aperçus originaux", L'abbé Loisy à Mgr Mignot, 8 janvier 1899, BLE, 1996, pp. 23-24.

2054.

"On a beau dire que l'Église n'est pas l'ennemie du progrès ni de la science, ce sont des mots qui ne trompent personne, sauf les gobe-mouches qui répondent toujours 'amen' et les incompétents qui sont la masse", Journal, juillet 1912, ADA, 1 D 5-14.

2055.

Lettres à l'abbé Chédaille, La critique biblique, 4 e Reg., ADA, 1 D 5-121.

2056.

"Briggs indique comment les opinions contenues dans un livre peuvent en prouver la fausseté 1°quand les opinions attribuées à un auteur n'ont paru que longtemps après lui ; 2° quand l'auteur pour expliquer ses opinions se sert de mots qui n'ont été en usage qu'après sa mort ; 3° quand l'auteur combat comme étant de son temps des erreurs qui n'ont paru qu'après lui ; 4° quand il décrit des rites, cérémonies, pratiques qui n'existaient pas de son temps ; 5° quand nous trouvons dans un livre attribué à un auteur des opinions, des théories contraires à celles qui sont exposées dans d'autres livres écrits certainement par l'auteur désigné ; 6° si le livre traite de matières dont il n'était pas question du temps de l'auteur indiqué ; 7° quand on y raconte des histoires manifestement fabuleuses".

2057.

Baron von Hügel à Mgr Mignot,19 février 1898.

2058.

Ainsi par exemple l'analyse du style "sorte de pierre de touche qui découvre la fausseté ou la vérité contenue dans un ouvrage […] : il faut être très compétent, très exercé pour caractériser ces différences visibles, pour juger d'après elles de l'intégrité, de l'autorité, de la crédibilité de cet ouvrage".

2059.

3ème lettre sur la question biblique, 1893, ADA, 1 D 5 11-01.

2060.

Études sur les Évangiles, cahier C, f° 1, ADA, 1 D 5 11-01. En 1905 il écrira : "Les critiques rationalistes et c'est l'un de leurs principaux griefs, accusent les savants catholiques d'étudier l'histoire d'Israël avec des idées préconçues. A les en croire nous ne pouvons chercher sincèrement, librement, loyalement la vérité puisque nous sommes certains d'avance de la posséder, et que nos travaux n'ont d'autre but que de justifier la foi traditionnelle de l'Église. Nos études ajoutent-ils, ne sauraient être indépendantes ni impartiales attendu qu'il nous serait impossible de conclure autrement que ne le prévoit l'Église catholique et que nous ne saurions hésiter entre la science et l'hérésie. Il est donc inutile de s'arrêter à l'examen de nos travaux puisqu'on sait à l'avance à quel résultat nous aboutissons et que nous connaissons la vérité même avant d'avoir cherché", Études sur l'histoire et la religion d'Israël, 1905, f°1, ADA, 1 D 5-04.

2061.

1 er Reg., 22 décembre 1914, f° 181.

2062.

Ecclesia discens, "Nova et vetera", f° 8, 1906, ADA, 1 D 5 11-02.

2063.

4 e Reg., f° 10.