3. Où s'arrêter ?

Au début de l'année 1913, Mgr Mignot écrit à Mgr Lacroix :

‘Un ami m'a envoyé les notes que M. Sartiaux 2064 , fils d'un de mes amis, à prise au cours de L[oisy] sur les sacrifices 2065 . C'est tout ce qu'on peut imaginer de plus subjectif et de plus invraisemblable. M. L[oisy] en commence la publication dans sa Revue d'histoire et de littérature religieuses - ou plutôt irréligieuse 2066 .’

Il y avait quelques temps que Mgr Mignot ne se faisait plus guère d'illusions sur les sentiments de Loisy qui ne voit plus dans le fait religieux qu'un concept purement humain. Après avoir lu Choses passées, Mgr Mignot note dans son Journal :

‘C'est un sujet qu'il me coûte d'aborder. Je n'ai pas à dissimuler les sentiments d'affection que j'ai eus pour l'abbé Loisy et que je lui conserve. Je pourrais dire de lui ce que mon vieux maître M. Le Hir disait à propos de son élève et ami : "M. Renan sait que je ne le hais point". […] Je n'ai pas à revenir sur un passé qui ne peut plus revivre et dont il a décrit les phases douloureuses dans un opuscule 2067 où il découvre son état d'âme avec sincérité. Il a brisé toutes ses attaches avec ce que nous avons de plus cher, non seulement avec l'Église, ce qui est déjà un grand malheur, mais avec Notre Seigneur, ce qui est le malheur suprême. J'ai assisté avec tristesse à cette régression continue. S'il n'avait fait que jeter à la mer quelques impedimenta encombrants dont d'excellents chrétiens aussi pieux qu'intelligents réclament le sacrifice, il n'y aurait rien à dire, mais sa finesse critique doublée d'une logique redoutable lui a fait dépasser la mesure, et lui aussi à fini par dire comme Renan : "Eh bien non, tout cela n'est pas vrai". Ses dispositions négatives se sont accentuées de plus en plus ; chacun de ses livres marque un pas de plus dans la voie de la critique radicale. Où s'arrêtera-t-il ? 2068

L'analyse que l'archevêque fait des notes de Félix Sartiaux montre bien où il estime devoir quant à lui s'arrêter.

Le fait que l'on veuille détacher Paul de Jésus et la théologie de l'apôtre de l'enseignement du Maître n'est pas récent. Successivement on a tenté de faire du paulinisme un produit du rabbinisme palestinien puis de l'hellénisme alexandrin. On a voulu voir dans la conversion de Saül l'aboutissement naturel du travail de sa pensée ou l'apparition subite à la conscience réfléchie des transformations lointaines de l'inconscient. Loisy propose une nouvelle interprétation fondée sur un double présupposé : Paul est le vrai fondateur du christianisme et l'essentiel de sa doctrine est une christianisation des mystères païens.

‘On avait cru jusqu'à présent que Jésus était le fondateur du Christianisme et qu'il avait converti Paul de Tarse pour en faire le fidèle héraut de sa pensée et de son Évangile. Nous savions bien que certaines écoles théologiques protestantes s'étaient appliquées à grandir le disciple au dépens du maître, à en faire un chrétien plus chrétien que Jésus lui-même. [...] Mais M. Loisy va beaucoup plus loin ; d'après lui saint Paul serait le vrai fondateur du Christianisme et c'est surtout à Dionysos de Thrace qu'il faudrait attribuer le mérite de la conversion de Saül. A l'en croire, soumis à une fine analyse, le Christianisme se ramène au paulinisme et le paulinisme procède en droite ligne des mystères païens dont il faut chercher le prototype dans le culte de Dionysos en sorte que ce n'est plus le Sinaï, Jahvé et ses prophètes, mais les monts de Thrace, Dionysos et ses mystagogues qu'il faut mettre aux lointaines origines de notre religion 2069 .’

Cette position est inacceptable principalement parce qu'elle repose sur des conjectures. La première concerne le moment et le lieu où Paul, élevé dans la forme la plus pure du pharisaïsme, la fraction la plus "farouchement intransigeante […] enfermée dans ses traditions comme dans des murs hérissés de défenses et de meurtrières", a pu non seulement être en contact, mais connaître de l'intérieur les mystères païens.

Comme ce ne peut-être durant son enfance à Tarse ni durant son séjour à Jérusalem -, car on ne peut imaginer que Gamaliel ait pu "laisser son disciple s'égarer hors des droits sentiers de la Loi et de la tradition juive" -, Loisy estime que c'est lors de son retour à Tarse que Paul est entré en contact avec les religions à mystères. "Ce sont des choses qu'il est aisé de conjecturer, mais difficile à prouver", commente Mgr Mignot. Certes, le culte de Mithra était répandu en Cilicie et pratiqué à Tarse, certes cette ville était un centre intellectuel important, l'un des plus importants de la civilisation grecque, mais rien dans les discours et les écrits de Paul ne trahit un emprunt direct à l'hellénisme. Citant les ouvrages de l'abbé Toussaint 2070 et ceux du P. Prat 2071 , il estime que les textes qu'on allègue comme point de contact entre son enseignement et les théories des philosophes grecs ne sont pas significatifs et que la dialectique de Paul comme son éloquence n'ont rien de classique, rien de commun avec celle des sophistes et des rhéteurs. Imbu de son orgueil de pharisien, il ne pouvait "s'aventurer dans l'antre même des ténèbres".

Loisy, "trop intelligent pour n'avoir pas senti la difficulté", tourne la difficulté d'une façon ingénieuse : il estime que c'est en combattant les cultes à mystères que Paul en est devenu disciple. Le même processus sera à l'œuvre dans sa conversion au christianisme.

La seconde conjecture est celle de l'explication de la conversion. Si Loisy réduit à néant les explications psychologiques "péniblement élaborées par la critique rationaliste du dernier siècle" et si - le bon sens et le sens historique reprenant leur droit - il redonne à la vision du chemin de Damas toute son importance, c'est aussitôt pour dire que "cette vision n'a d'autre réalité que celle que lui a prêtée son cerveau troublé". Il s'agit pour Mgr Mignot d'une "fantaisie exégétique" que le comparatisme - Loisy évoque la vison d'Apulée - est insuffisant à justifier et cela pour au moins deux raisons. D'abord pour une raison de principe, où l'on voit que Mgr Mignot reste réticent à l'idée même d'une histoire comparée des religions les mettant toutes sur le même plan : il n'est pas de bonne critique de mettre "la vraie religion en face des fausses, les vrais prophètes en face des faux, les hommes sincères en face des imposteurs" ; ensuite pour une raison méthodologique, car "une simple analogie ne constitue pas une ressemblance et moins encore une identité". Une confrontation sérieuse des deux visions prises "dans leur ensemble et avec la physionomie propre que seules peuvent leur donner les circonstances", montre que les différences l'emportent sur les similitudes et que ces deux faits ne peuvent être ni confondus ni rapprochés 2072 .

Troisième conjecture enfin, celle qui suppose une influence des cultes à mystères. Car si Paul a subi cette influence, il faut qu'on en trouve des traces dans une activité historique et littéraire bien connue. Ce n'est pas là une hypothèse gratuite. Les Hébreux ne se sont pas privés de donner à Yahvé le nom des divinités chananéennes "à l'image desquelles ils étaient si portés à le concevoir et à l'adorer". L'auteur de l'Apocalypse lui-même, "quelle que soit son horreur du polythéisme ne laisse pas d'appliquer au Christ des vocables et des symboles d'origine païenne". Or les écrits de Paul sont remplis du nom et de l'idée de Jésus-Christ, mais on y trouve pas un mot, pas une image qui fasse penser à "Mithra et à ses congénères mystères païens". Ni dans son discours d'Athènes, ni dans ses exhortations aux Corinthiens à propos de la résurrection, il ne fait allusion aux mystères et aux aspirations vers l'au-delà qui s'y manifestaient alors que c'était une belle occasion de le faire puisque ce qui caractérisait le plus les mystères païens c'était de garantir l'immortalité à leurs adhérents. Contrairement à ce que prétend Loisy, il y a donc tout lieu de penser que "Paul n'a pas connu les mystères grecs ou qu'il n'y a prêté qu'une attention fort discrète" 2073 .

D'ailleurs en admettant une influence réelle, resterait à démontrer qu'elle a provoqué une altération du christianisme authentique. A priori en effet, une influence des mystères païens sur l'esprit de Paul n'est pas de nature "à effaroucher notre foi" :

‘Isaïe a bien pu voir apparaître la gloire de Yahvé sous l'image plus ou moins transfigurée de "Saraph" d'airain devenus à Jérusalem objet d'un culte idolâtrique. Ezéchiel sous celle de Kéroubs, génies fantastiques qui veillaient la porte des temples et des palais en Assyrie ; sans que cette vision inaugurale cessât d'être un des traits les plus notables de la révélation prophétique.’ ‘Et pour prendre des exemples analogues dans l'histoire chrétienne, est-ce que le concept alexandrin de Logos, et les concepts aristotéliciens de nature et de personne, de substance et d'accident n'ont pas pu servir à mieux définir les dogmes fondamentaux du Christianisme sans que la moindre atteinte ait été portée à l'intégrité et à la divine originalité de nos croyances ?’

Bien sûr, il peut y avoir de fausses interprétations. Mais dans le cas de Paul, il saute aux yeux, même à la simple lecture, qu'il n'y a aucun syncrétisme. Son enseignement est l'écho direct de l'enseignement et de la vie du Christ et il est étranger aux spéculations philosophiques et à toutes les influences humaines. D'ailleurs toute déviance de Paul aurait été immédiatement dénoncée et sa mission aurait pris fin à l'instant, car nul n'a été passé au crible comme lui :

‘L'Église qui s'est élevée si fort contre le gnosticisme et contre le modernisme - ce sont les termes de comparaison adaptés - n'aurait pas donné au paulinisme un laissez-passer, bien plus un brevet d'orthodoxie alors surtout que l'Église s'appelait Pierre, Jean, Jacques et les autres apôtres - on sait combien Paul était surveillé - si elle avait pu y voir une importation de mystères païens et une altération essentielle du christianisme.’

Il est donc difficile d'admettre avec Loisy que les contemporains de Paul n'ont rien vu ni rien soupçonné et qu'il "était réservé à notre critique d'y voir clair !".

L'erreur de Loisy est d'avoir, dans un sujet difficile qui de l'aveu même de l'exégète est "une mer sans rivage où les plus habiles n'osent pas s'embarquer et ne peuvent se flatter de voguer en sécurité" et où l'information fait souvent défaut, perdu de vue la nécessité de distinguer soigneusement les faits des hypothèses. Il a pu élaborer d'ingénieuses solutions, mais il n'a pas été à l'abri d'erreurs de perspective. En fait, Loisy a été victime de "sa finesse d'esprit, ce qu'on pourrait appeler sa pénétration". Il s'attache trop "à des détails qui paraissent insignifiants, à des conjectures, à des peut-être, à des possibilités. Ils prête aux évangélistes, à Paul "telles ou telles idées auxquelles ils n'ont pas sans doute songé" 2074 .

Quand il attendait la publication des Synoptiques, Mgr Mignot avait expliqué au Père Hyacinthe l'étroitesse de la marge de manœuvre de l'exégète :

‘Je ne connais pas l'ouvrage futur de Loisy sur les Synoptiques. Comme vous je crains qu'il fasse une part trop large aux hypothèses, qu'il ne soit trop subjectif… D'autre part il est impossible de ne pas faire d'hypothèses dans des questions encore si nouvelles et si conjecturales, mais il faut les donner comme hypothèses plus ou moins probables et non comme des données scientifiques. M. Loisy voit si bien chez les autres critiques le défaut de la cuirasse qu'il doit se mettre en garde contre le même défaut 2075 .’

Ainsi pour établir son parallèle entre les mystères païens et les mystères chrétiens, Loisy est obligé de se livrer à quatre opérations successives :

‘négliger un très grand nombre d'éléments des mystères païens ; retenir seulement quelques éléments de choix dans lesquels on peut trouver un pendant dans le christianisme ; négliger dans ces éléments mêmes, tout ce qu'il y a encore de trop disparate, tous les traits ridicules ou même obscènes qui s'y trouve presque toujours ; retenir seulement et en le soulignant par une bonne interprétation, ce qu'il y a de plus analogue.’

Il en arrive ainsi à présenter une religion à mystères faite à l'image de la religion chrétienne. Mais qui ne voit que son interprétation des religions à mystères est dûe à la connaissance antécédente qu'il a du christianisme. Un païen, un critique moderne qui ne saurait rien du christianisme ne donnerait pas la même explication. Elle n'est qu'un produit de la sagesse rationaliste.

A preuve, le fait que Loisy n'applique pas les mêmes principes dans l'examen des relations des mystères païens entre eux aux motifs que les analogies sont trop lointaines, que les divergences sont trop grandes, que l'on manque de témoignages positifs, que leur évolution a pu être simplement parallèle 2076 .

Or c'est bien ce qui se passe quand on compare le mystère chrétien et les mystères païens avec indépendance et impartialité. On est en présence d'ensembles essentiellement différents et irréductibles du fait, d'une part que les divergences sont nombreuses, profondes et constantes jusque dans les ressemblances, et d'autre part que certaines analogies plus ou moins lointaines, mais réelles s'expliquent parfaitement en dehors de tout rapport de filiation du christianisme avec les religions de mystères. En effet le christianisme n'est pas en dehors de l'humanité et il n'y a pas lieu de s'étonner qu'il y ait quelques points de contact entre lui et les formes les plus élevées de la pensée et des pratiques religieuses 2077 .

Les religions à mystères ne se sont largement répandues qu'au début de l'ère chrétienne. Elles sont l'expression du réel besoin de Dieu qui se manifestait dans le monde antique. Or les mystères païens ont disparu devant le mystère chrétien "comme la nuit devant le jour, comme les pâles lueurs des étoiles devant les radieuses clartés du soleil". De l'aveu même de Loisy ce qui a contribué essentiellement au succès du christianisme, "c'est qu'il parut présenter la garantie d'immortalité offerte par les mystères païens avec une précision et une exactitude que les autres religions ne pouvaient pas fournir". C'est que le mystère de Jésus est réellement historique et divin et le christianisme joint la certitude de l'histoire et la sûreté de la révélation.

Pour autant, Mgr Mignot considère que l'objection cent fois répétées que les savants catholiques étudient l'histoire avec des idées préconçues, qu'ils ne peuvent "chercher sincèrement, librement, loyalement la vérité puisque ils sont certains d'avance de la posséder", que leurs "travaux n'ont d'autre but que de justifier la foi traditionnelle de l'Église" et que leurs "études ne sauraient être indépendantes ni impartiales attendu qu'il leur serait impossible de conclure autrement que ne le prévoit l'Église catholique", en un mot qu'ils ne sauraient "hésiter entre la science et l'hérésie" n'est pas recevable. Et pour deux raisons.

D'abord parce qu'il est impossible d'isoler dans l'homme un sujet connaissant qui pourrait, avant de se mettre au travail, faire table rase de ses autres facultés : "L'homme est un tout complet indivisible qu'il faut prendre dans son intégralité et étudier dans son ensemble sous peine de le tuer. Croire, sentir, aimer, comprendre sont parties essentielles de la nature humaine : faudrait-il faire abstraction de ces facultés pour devenir un savant impartial ?" 2078 De ce point de vue, on peut tout à fait retourner le reproche et accuser les rationalistes de parti pris. Leurs recherches sont-elles toujours aussi désintéressées et impartiales qu'ils le prétendent ? "Quelle confiance, par exemple, peut inspirer le jugement de l'historien d'Israël (Renan) qui nie a priori le surnaturel et décide avant d'avoir instruit la cause ? […] On reproche aux savants catholiques de travailler à la lumière de la foi ; est-il légitime d'étudier à la lumière d'une négation et d'une incrédulité antécédente ?"

Ensuite parce que la science n'a rien qui puisse effrayer un savant catholique,0 "attendu qu'étant la révélation naturelle de Dieu, elle ne saurait être contradictoire avec la révélation surnaturelle" en sorte que les contradictions qui peuvent apparaître ne sont "qu'apparentes et ne peuvent résulter que de l'ignorance et de la faiblesse de notre esprit". En fait un commentaire de la Bible strictement scientifique devrait inspirer plus de confiance qu'un commentaire ordinaire, "car il s'appuierait sur l'autorité même de Dieu tandis que le second ne s'appuie que sur des pensées et des paroles humaines". Il faut seulement prendre garde de ne pas confondre hypothèses et résultats certains. On ne peut à la fois prétendre qu'il faut "écrire d'innombrables "peut-être" à la marge de chaque page et être affirmatif là où on devrait l'être si peu".

La seule condition pour que la recherche catholique soit crédible est qu'elle ne soit pas sous le contrôle des congrégations romaines :

‘Les tribunaux les plus autorisés de Rome, même en matière scripturaire ne sont pas infaillibles et les savants doivent poursuivre leurs recherches scientifiques sans s'occuper des congrégations. Ce n'est pas aux congrégations, mais aux savants que Dieu a confié le soin d'élucider les questions scientifiques, qu'il s'agisse d'Écriture, des Pères, d'enseignement commun […]. Cela s'applique à toutes les sciences 2079 .’

C'est pourquoi Mgr Mignot déplore que les exégètes catholiques les plus compétents s'épuisent à rechercher des solutions acceptables pour les théologiens plutôt que d'exposer sereinement les résultats certains de leur travail. Le jugement qu'il porte sur la communication faite au congrès de Fribourg par le P. Lagrange est un bon exemple de ce regret.

Il n'avait suivi que de loin la préparation du 4e Congrès international des savants catholiques qui s'est tenu à Fribourg en août 1898. Dès le mois de mai 1896, le baron lui avait bien fait part de son intention d'y proposer une communication en dépit du fait que "l'Université de Fribourg en Suisse est tout spécialement scolastique et (que) c'est bien cet esprit-là qui est la causa causarum de nos malheurs scientifiques" et il lui avait même suggéré d'y paraître pour "servir la bonne cause, supposé toutefois que d'autres évêques y iront" 2080 . Mais l'abbé Robert, à la suite d'une conversation avec Mgr Duchesne, avait fait part à l'évêque de Fréjus de ses doutes quant à la possibilité d'exposer "quelque chose qui sorte de l'ordinaire" durant le congrès : "Il trouve inutile d'aller réciter par là le manuel de Vigouroux" 2081 , écrit Mgr Mignot à l'abbé Loisy qui de son côté estime que ces congrès sont "une comédie […] où il ne se fait pas grand chose de bon" 2082 .

Les communications du baron von Hügel 2083 et du P. Lagrange 2084 manifestent à l'évidence deux approches différentes du problème biblique. Le P. Lagrange traite principalement la question de savoir si "les raisons qui ont empêché jusqu'à présent les catholiques d'aborder le Pentateuque" étaient décisives et il s'attache à montrer que "l'autorité religieuse de la Bible ne se fonde pas sur l'authenticité littéraire des écrits dont la Bible est constituée [...], mais sur l'inspiration divine des rédacteurs du texte tel qu'il est reçu dans l'Église" 2085 . Le baron estime qu'il s'agit là "de la question préalable, préjudicielle", mais que sur la question de fond de la date de composition du Deutéronome, c'est lui qui a fait preuve de courage scientifique :

‘Si lui a été plus hardi, en ce qu'il a parlé, tout franchement, du caractère idéalisant du Code sacerdotal, moi j'ai été plus scientifique que lui ne le sera - selon M. Batiffol, qui me l'a dit - en son second article, en ce que j'ai accepté et défendu, comme date de la composition de notre Deutéronome actuel, le règne de Manassé sinon les premières années de Josias, et non le règne de Salomon, et Salomon lui-même, comme le Père Lagrange tâche, évidemment en vain, de fixer la date de composition.’ ‘Mais ni lui ni Batiffol semblent trop croire à une telle date eux-mêmes. Ne vaut-il pas mieux ou se taire ou dire ce qu'on pense ? Mais enfin, l'article paru est utile et, au fond, Loisien ; j'espère bien qu'on le laissera courir 2086 .’

Mgr Mignot partage l'opinion du baron. Si le Deutéronome n'est pas de Moïse, il n'est certainement pas de l'époque de Salomon. Il "vaut mieux être sincère et loyal". Mais "c'est sans doute pour ne pas effaroucher les lecteurs de la Revue que le P. Lagrange, à la suite de Halévy 2087 en fixerait la date sous Salomon" 2088 . Cette prudence d'ailleurs ne sert à rien puisque, s'il faut en croire une information qui lui parvient de Soissons : "l'article du P. Lagrange a exaspéré nos sectaires de là-bas, et l'un d'eux va faire un livre pour le réfuter ! Comme vous j'espère qu'on ne cassera pas les ailes de ce brave Père" 2089 .

Loisy de son côté, s'il était très élogieux pour le baron, faisait preuve d'une distance critique vis-à-vis du P. Lagrange 2090 auquel il reproche sa prudence et sa volonté de se démarquer des autres exégètes catholiques. Quand celui-ci est attaqué par le P. Méchineau 2091 , l'abbé Loisy écrit à Mgr Mignot :

‘Il est très curieux que le P. Lagrange, malgré l'abondance de ses précautions oratoires, soit le seul attaqué par le P. Méchineau sur la question du Pentateuque, et que le mémoire de M. de Hügel, beaucoup plus hardi, et publié en deux langues, soit considéré comme non avenu. L'article 2092 Méchineau est un tissu de sophismes et même de calomnies. Je ne sais si le P. Lagrange est tout à fait libre d'y répondre, car il a écrit à la Revue du clergé français pour demander du secours. La façon dont ce Père a voulu se séparer ostensiblement des critiques catholiques et se donner comme le premier qui touchait "avec prudence" la question du Pentateuque n'invite pas beaucoup à défendre sa cause 2093 .’

"Évidemment, lui répond l'évêque, le P. Lagrange a été peu aimable en tirant à lui toute la couverture, en se privant de très précieux auxiliaires comme s'il eût suffi seul à la besogne : malgré cela, vous ferez bien de lui donner un coup d'épaule : Nam tua res agitur, paries cum proximus ardet 2094 . C'est notre cause à tous, puisque c'est la cause de la vérité" 2095 .

La critique défend la cause de la vérité en ce sens qu'elle la manière désormais incontournable de retrouver à l'état natif le processus même de la révélation : "La Révélation ne dit pas tout ce qu'on lui fait dire. L'œuvre des critiques, si je puis ainsi parler, c'est d'écheniller le texte sacré, de la débarrasser des explications fausses qu'ont pu donner les interprètes" 2096 .

Notes
2064.

Félix SARTIAUX (1876-1944), fils d'Albert Sartiaux ingénieur en chef de la Compagnie des chemins de fer du Nord était l'un des auditeur assidu de Loisy.

2065.

Il s'agit sans doute de l'étude sur "Les mystères païens et le mystère chrétien" publiée tout au long de l'année 1913 et au début de 1914.

2066.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 20 janvier 1913, f° 203-204.

2067.

Il s'agit de Choses passées. A Loisy il écrit : "Choses passées, dites-vous, mais choses toujours présentes pour nous. Vous devinez avec quel intérêt j'ai lu cette Apologia p.v.s. Inutile de dire que je ne partage pas toutes vos idées, puisque, si je les partageais, je devrais faire comme vous - mais j'ai été profondément ému en lisant cette "histoire d'une âme". J'y ai retrouvé votre âme loyale et sincère. Ce n'est pas le lieu de discuter avec vous, ni de mentionner ce qui nous divise : ce que je veux vous dire, et ce dont vous ne doutez pas, c'est que je vous conserve toujours un fidèle attachement", Mgr Mignot à Alfred Loisy, 30 avril 1913, f° 241.

2068.

Notes retranscrites sur le 4 e Reg., "Une théorie nouvelle de M. Loisy", 14 avril 1916

2069.

4ème Reg., "Une théorie nouvelle de M. Loisy", ADA, 1 D 5-21

2070.

Les Épîtres de saint Paul, Paris, Beauchesne, 1910.

2071.

La Théologie de saint Paul, Paris, Beauchesne, 1913.

2072.

"Que l'on compare l'apparition d'Isis en songe à un homme qui l'invoque avant de s'endormir et l'apparition en plein jour de Jésus à son persécuteur parmi les personnes de son escorte ; "Le rêve qui fait surgir des flots la face divine des dieux et des déesses" et la vision qui fait resplendir du ciel la gloire de Jésus ressuscité et enveloppe Paul avec sa caravane ; la voix qui promet à Apulée de le faire vivre glorieux et de "prolonger ses jours sur la terre au delà du terme marqué par le destin" et celle qui engage Paul aux labeurs de l'apostolat et à la participation des souffrances de la rédemption ; enfin la direction immédiate si simple, si touchante donnée à S. Paul et l'aventure grotesque d'un homme qui après avoir été métamorphosé en âne dans une première vision doit en attendre une seconde pour savoir le jour de son initiation et la somme à dépenser pour la cérémonie, et que l'on compare ! Mais cela ne peut pas se comparer ! pas plus "que le jour avec les ténèbres, le Christ avec Bélial, que le fidèle avec l'infidèle" (2 Cor VI, 14-15)".

2073.

"Les religions de mystères, d'après M. Loisy, sont essentiellement eschatologiques, donnant comme fin à leurs initiés et aux rites d'initiation, l'assurance de la vie immortelle et bienheureuse. L'Évangile de Jésus est-il autre chose qu'une grande espérance ? Alors quel besoin avait Paul d'aller chercher ailleurs ce qu'il avait dans l'Évangile ?"

2074.

Mélanges, 1917, ADA, 1 D 5 23.

2075.

Mgr Mignot au P. Hyacinthe, 16 mai 1907, Houtin, p. 302.

2076.

"Pourquoi ne raisonne-t-on pas aussi sagement quand il s'agit de la genèse du Christianisme ? Des ses relations avec les mystères païens ? N'y a-t-il pas deux poids et deux mesures ? On serait tenté de croire que l'on a eu en vue moins la recherche de la vérité, en soi, que le désir de faire échec au Christianisme : ce que je ne veux pas croire. Nous demandons seulement l'égalité de traitement et l'usage des mêmes critères".

2077.

"Voudrait-on qu'en dehors du judéo-christianisme il n'y ait pas eu ombre de vérité, d'aspiration sincère, légitime vers Dieu, ni de sentiment religieux véritable ? Voudrait-on que le Christianisme ne réalisât pas à la perfection, comme dans une immense et divine synthèse toutes les ébauches du divin dans l'âme humaine, qu'il ne fût pas la grande réponse faite par Dieu à toutes les aspirations de l'homme vers la vie morale, vers la vie éternelle, vers la l'union à Dieu ?"

2078.

Études sur l'histoire et la religion d'Israël, 1905, f° 1, ADA 1 D 5-04.

2079.

Notes sur l'apologie, Analyse d'articles de Mivart, 1900, ADA, 1 D 5 11-02

2080.

Baron von Hügel à Mgr Mignot, 9 mai 1896.

2081.

Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 5 septembre 1896, f°81-82.

2082.

Lettre au baron von Hügel, 8 août 1897, Mémoires, I, p. 478.

2083.

La méthode historique en son application à l'étude des sources de l'Hexateuque, Paris, Librairie Picard, 1898. Lue à Fribourg par le P. Semeria.

2084.

"Les sources du Pentateuque", RB, janvier 1898.

2085.

B. Montagnes, Le P. Lagrange, p. 83.

2086.

Baron von Hügel à Mgr Mignot,19 février 1898.

2087.

Joseph HALEVY (1827-1917), professeur d'éthiopien à la quatrième section de l'École des Hautes Études. Loisy fut son élève.

2088.

Mgr Mignot au baron von Hügel, 27 février 1898, ms 2783.

2089.

Mgr Mignot au baron von Hügel, 27 février 1898.

2090.

"Opinions catholiques sur l'origine du Pentateuque", RCF, 15 février 1899, repris in Études bibliques. Ici cité dans la 3e édition, p. 210 sq.

2091.

Lucien MECHINEAU (1849-1919), jésuite, élève de M. Vigouroux, professeur d'Écriture sainte à Jersey (1887), Turin (1902) et enfin à la Grégorienne à Rome de 1906 à sa mort. Membre de la Commission biblique (1909). De tendances conservatrices - "C'est un des esprits les plus étroits et des jésuites plus les plus parfaits qui existent" (Loisy au baron von Hügel) - il était cependant convaincu de la nécessité de faire progresser les études bibliques et il créa à la Grégorienne un cours supérieur d'Écriture sainte - embryon du futur Institut biblique - destiné à former des professeurs.

2092.

"La thèse de l'origine mosaïque du Pentateuque. Sa place dans l'apologétique, son degré de certitude", Études, 5 novembre 1898, pp. 289-311. L'article dénonce de façon générale "des frères dans la foi qui font chorus avec l'impiété" en admettant que Moïse n'est pas l'auteur du Pentateuque et nommément le P. Lagrange dont le "passage dans le camp des adversaires jette le trouble". Or la thèse de l'authenticité mosaïque est nécessaire à l'apologétique et elle est attestée par le fait que les juifs, Jésus et toute la tradition chrétienne y ont cru. Le P. Méchineau concède seulement que la thèse documentaire est acceptable pour les faits antérieurs à Moïse. Le 11 décembre Loisy signale au baron von Hügel cet article "qui est une infamie… tissu de demi vérités, d'erreurs complètes et de grossières calomnies à l'égard du Père Lagrange et des autres catholiques "peu nombreux", de même opinion", Mémoires, I, p. 505.

2093.

L'abbé Loisy à Mgr Mignot, 25 décembre 1898, BLE, 1966, pp. 21-23.

2094.

Horace, Épître, I, XVIII, 84 : Car ton intérêt est en jeu, quand le mur voisin brûle.

2095.

Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 31 décembre 1898, f° 107-108.

2096.

1 er Reg., f° 76.