1. Dogme et théologie.

Un article du P. Tyrrell, paru dans la Quarterly Review d'octobre 1905 2152 et traitant de la question des droits et des limites de la théologie dans le cadre d'une discussion du livre d'A.White 2153 : A History of the Warfare of Science with Theology in Christendom 2154 , intéresse tout particulièrement l'archevêque. Celui-ci en effet est en train de lire ce livre que lui a envoyé le baron. Cette lecture le confirme dans l'idée qu'il ne faut pas céder aux prétentions d'une certaine conception de la théologie, puisque "les théologiens ont dû lâcher successivement des positions jugées imprenables" 2155 .

Le P. Tyrrell estime que White a tort de mettre en cause la théologie pour exonérer la religion du reproche de s'opposer à la science. Il n'y a pas de conflit entre la théologie et la science, mais entre ce que Tyrrell appelle indifféremment "la théologie dogmatique", "le théologisme", "la théologie révélée" et la science. Le théologisme attribue une autorité divine à la théologie et une exactitude scientifique à la révélation. Or la théologie étant une œuvre humaine est "faillible de la faillibilité de l'esprit humain" et la révélation chrétienne étant "en sa forme même toute apocalyptique, prophétique, visionnaire" n'est pas un traité doctrinal. D'autre part le théologisme pervertit la notion de foi qui n'est plus l'adhésion de tout l'homme à l'esprit divin, "mais assentiment intellectuel à la théologie révélée, considérée comme une dérivation directe de l'intelligence divine". Cette notion de théologie révélée est aussi incohérente que le serait celle d'astronomie révélée.

Révélation et théologie visent le même objet à savoir l'expérience religieuse collective. Mais la première la saisit dans le concret de l'expérience, la seconde dans l'abstrait d'une construction philosophique. Or Dieu ne s'est pas révélé aux savants, il n'a pas parlé un langage précis, il a laissé aux savants "le soin de traduire, à leurs risques et périls, son enseignement divin dans leur langue philosophique plus conforme aux idées scientifiques de leur temps". Le rôle de l'Église est de garder "le sens vrai de la révélation sans authentiquer les systèmes qui prétendent l'expliquer ; elle sait que les mots toujours imparfaits ne seront jamais adéquats aux réalités éternelles" 2156 .

En sorte que la révélation ne peut se passer de la théologie sous peine de n'être plus qu'une langue morte et la théologie ne peut se passer de la révélation sous peine de ne pas répondre à la manifestation progressive de Dieu dans la vie religieuse de l'humanité. Cette nécessaire complémentarité est rompue dès lors que la révélation prétend être une vérité scientifique et que la théologie veut mettre des fers à l'expérience religieuse.

Cette conviction est ancienne. En 1882, l'abbé Mignot écrivait :

‘Ne prenons pas toujours pour révélation l'interprétation qu'en donnent certains théologiens. Souvent leurs explications sont la conséquence de leur manière de voir, de sentir, le résultat du milieu ambiant, du temps où ils ont vécu, de leur éducation, du milieu social, des ouvrages qu'ils ont eus entre les mains, des maîtres dont ils ont subi les leçons, des traditions d'écoles des ordres religieux auxquels ils appartiennent. […] Les théologiens font parfois une doctrine de déductions, ce qui est très légitime quand on s'appuie sur les bases certaines, mais qui peuvent être aussi des constructions en l'air, des déductions tirées de la piété, de la vraisemblance, etc. 2157

L'erreur des théologiens, selon Mgr Mignot, est "de regarder la Révélation comme une sorte de bloc cristallisé" 2158 et de ne pas tenir assez compte "du facteur humain de la Révélation qui n'est pas tombée toute faite 2159 . Or "la révélation chrétienne n'est pas descendue du ciel sous forme de théologie" 2160 . Il en résulte "que la théologie de nos dogmes n'est qu'un cadre, le meilleur que nous ayons trouvé jusqu'ici, pour enchâsser la vérité révélée ; que les propositions, les définitions, les affirmations des théologiens sont loin d'épuiser la doctrine et de l'exprimer adéquatement" 2161 . Ces remarques montrent bien qu'une des difficultés du débat, source de bien des malentendus, se trouve dans l'absence de distinction précise entre théologie et dogme. Le P. de Grandmaison faisait la même constatation et demandait que l'on distingue "plus consciemment que ne pouvaient le faire les Pères anciens eux-mêmes, ce qui dans les progrès doctrinaux, est dogme, de ce qui y est théologie proprement dite" 2162 .

Cette difficulté se manifeste clairement à propos du statut à accorder à l'histoire des dogmes. Il suffit de voir le luxe de précautions dont s'entoure l'abbé Tixeront 2163 dans la préface de son livre 2164 pour s'en convaincre. Après avoir différencié le dogme qui suppose "une intervention explicite de l'Église" de la doctrine qui relève de sa "prédication ordinaire", il s'emploie à distinguer l'histoire des dogmes des autres sciences théologiques : l'histoire de la théologie qui s'intéresse aux "vues propres des théologiens particuliers" ; la théologie positive qui établit "la vérité des dogmes par le témoignages de l'Écriture et de la Tradition" ; la patrologie qui étudie la vie des Pères ; la patristique qui en "expose la doctrine" ; la théologie historique enfin qui montre que la foi actuelle "se relie normalement à la foi apostolique. De cette fragmentation successive, il résulte que l'histoire des dogmes a pour objet "d'exposer le travail intime de la pensée chrétienne sur les données primitives de la révélation […] abstraction faite de tout but apologétique" 2165 .

C'était la position qu'avait défendu le P. Lemonnyer 2166 dans un article très mesuré 2167 , paru dans la Revue du clergé français. Lui aussi proposait de sortir de la difficulté en proposant de distinguer théologie positive et théologie historique. A la suite de Franzelin, il définissait la première comme ayant pour objet l'étude de la parole de Dieu en tant qu'elle nous est conservée dans l'Écriture et la Tradition, étude conduite "d'après l'interprétation qu'en donne l'Église elle-même". La théologie historique quant à elle, que ce soit sur son versant théologie biblique ou son versant histoire des dogmes, se donne d'abord pour une science historique. Elle n'est donc pas à proprement parler, ni par sa méthode, ni par son objet une théologie. La théologie biblique par exemple se contente d'analyser le sens historique des différents concepts et rites de la religion biblique puis en expose l'histoire 2168 . La théologie historique est une science tout à fait légitime et il serait donc exorbitant de demander à un historien catholique "qu'il prouve de manière positive et par les procédés de sa science, les dogmes ecclésiastiques". Mais un catholique doit confesser la réalité du caractère surnaturel dont il fait légitimement abstraction comme historien, reconnaître qu'avec sa méthode et son point de vue il n'épuise pas la vérité de l'objet dont il traite et enfin ne rien affirmer qui, même en tenant compte de la différence de points de vue, serait incompatible avec l'enseignement de l'Église.

Dans l'un et l'autre cas, on voit bien qu'il s'agit de justifier l'approche historique tout en évitant d'entrer sur le terrain piégé de la notion de développement des dogmes qui relève, elle, de la théologie.

Notes
2152.

Repris in De Charybde en Scylla, pp. 165 -198.

2153.

Andrew Dikson WHITE (1832-1918), professeur d'histoire et de littérature anglaise à l'Université de Michigan et diplomate.

2154.

Deuxième édition, New-York, Appleton, 1903, 2 vol. 1ère édition 1895.

2155.

Mgr Mignot au baron von Hügel, 23 novembre 1906 : "Il suffit de parcourir l'intéressant ouvrage de White, A History of Warfare of Science with Theology, pour s'en convaincre".

2156.

Théologie et dévotion, à propos d'un article du P. Tyrrell, 12 novembre 1899, ADA, 1 D 5 11-01.

2157.

1 er Reg., f° 262, 1882.

2158.

Étude sur les Évangiles (1897- 1898), f° 2, ADA 1 D 5 11-01.

2159.

Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 15 novembre 1898.

2160.

"Évolutionnisme religieux", in L'Église et la critique, p. 79.

2161.

Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 15 novembre 1898.

2162.

L. de Grandmaison, "Qu'est-ce qu'un dogme ?", BLE, 1905, p. 190.

2163.

Louis-Joseph TIXERONT (1856-1925), sulpicien, ancien élève de l'abbé Duchesne, professeur de dogme au séminaire de Lyon puis à partir de 1899 professeur de patristique à l'Institut catholique.

2164.

J. Tixeront, Histoire des dogmes, t. 1, La théologie anténicéenne, Paris, Victor Lecoffre, 1905, pp. 1-7.

2165.

"Tel Bossuet racontant l'évolution des doctrines protestantes, ou un indianiste chrétien étudiant l'histoire des dogmes brahmaniques", J. Tixeront, Op. cit., p. 5. Sur la manière dont l'abbé Tixeront honore son programme voir B. Sesboué, Histoire des dogmes, t. 4, pp. 390-393.

2166.

Emmanuel-Louis LEMONNYER (1872-1932), dominicain, professeur d'Écriture sainte au Collège théologique du Saulchoir et fondateur de la Revue de sciences philosophiques et théologiques.

2167.

P. Lemonnyer, "Théologie positive et théologie historique", RCF, 1er mars 1903, pp. 5-18.

2168.

"La théologie positive est une science surnaturelle qui suppose la foi ; la théologie historique est une science purement naturelle qui fait abstraction de la foi. La théologie positive est vraiment une théologie et elle en a le caractère dogmatique ; la théologie historique, en réalité, n'est qu'une histoire", P. Lemonnyer, art. cit., p. 15.