1.1.1 Le dogme, expression de la révélation.

Revenant sur ce qu'il considère comme l'idée centrale d'A. Sabatier à savoir que "le dogme est par rapport à la religion ce que le langage est par rapport à la pensée" et que de même qu'on "peut faire la critique du langage sans faire celle de la pensée, on peut critiquer les dogmes sans porter atteinte à la religion", Mgr Mignot expose la doctrine catholique classique pour laquelle la révélation est une instruction surnaturelle de l'esprit, "dans laquelle les formes et les images qui constituent le langage de l'esprit sont employées directement ou indirectement par Dieu pour exprimer des vérités inconnues précédemment ou inconnues sous cet aspect".

A cette condition et bien que les dogmes soient "indépendants des explications plus ou moins savantes qu'en a données la théologie", on ne peut nier que "grâce au temps, aux circonstances, au milieu intellectuel ambiant", les dogmes se manifestent sous des aspects différents au cours de âges, voire "sous des formes inconnues aux chrétiens des premiers siècles" 2170 . C'est en ce sens seulement qu'on peut, avec le cardinal Newman, parler de développement du dogme.

A. Sabatier aurait raison si l'homme avait été laissé à lui-même. Alors la conscience aurait progressivement, à partir du sentiment du juste et de l'injuste, des impressions de paix et de remords, d'espérance et de crainte conçu une vague idée d'une volonté vivante, dominant la volonté humaine ; l'esprit se serait exercé sur cette donnée, en aurait parlé sous forme d'images, de symboles, de métaphores, bref aurait élaboré une mythologie. Tel est d'ailleurs le cours normal des religions dans l'histoire. La révélation a précisément pour but de remédier à cette infirmité. Au lieu de laisser l'humanité élaborer lentement, maladroitement une théorie sur Dieu, celui-ci y suppléa du dehors : "Il enseigne autant que le langage pouvait s'y prêter, autant que la raison pouvait comprendre".

Au lieu de laisser l'imagination créer des symboles, mystères, paraboles, mythes Dieu a communiqué aux hommes "l'Éternelle Vérité, l'Éternel Amour autant que cela pouvait se couler dans le langage humain". L'histoire de l'économie de l'Ancien et du Nouveau Testament supplée à la mythologie des religions païennes.

Les dogmes sont directement ou indirectement des manifestations de la nature et de la volonté de Dieu, mais dans leur substance comme dans leur origine, ils différent considérablement des conceptions et symboles que se façonne l'esprit laissé à lui-même. La révélation est en effet enchâssée dans des faits de l'histoire d'Israël et dans l'action du Christ. Il n'est pas possible de la modifier, de l'exprimer à nouveau. Comme le langage de la création elle est la même pour tous les âges, pour tous les hommes, malgré les interprétations fausses qu'on peut en donner, car cette histoire arrive à notre connaissance non par l'expérience intime, mais par des écrits, lesquels, à la vérité, étant des paroles humaines ont besoin d'être expliqués avant que nous soyons en face des faits.

La théorie de Sabatier n'est donc pas acceptable puisque pour lui la vitalité des dogmes équivaut dans le fond à ce qu'est pour Darwin la transformation des espèces. Pour le catholicisme, elle est analogique au développement de l'individu. Le progrès n'est pas le changement du dogme, c'est une réalité objective identique à elle même quoique pouvant se manifester sous des formes nouvelles.

‘Dans l'hypothèse Sabatier le Christ est venu simplement développer le sentiment religieux, sans s'occuper des explications que l'intelligence pourrait donner de ce sentiment ; pour nous il est réellement venu pour éclairer l'intelligence de clartés nouvelles et sanctifier nos volontés par l'amour de Dieu et du prochain. Sabatier pense que Dieu ne s'occupe pas de donner une direction morale et intellectuelle spéciale à notre esprit qu'il laisse à lui-même, à ses recherches si nous pensons juste ou faux pourvu que nous agissions bien. Nous croyons que le Christ est lumière et vérité […] Sans doute ses révélations sont faites sous forme de pensées de paroles humaines, mais ces paroles ont été choisies pour durer jusqu'à la fin des temps 2171 .’

Le christianisme ne peut survivre privé de toute référence dogmatique et historique, car "son essence ne consiste pas dans l'épuration du sentiment religieux qui est en nous". Cependant les dogmes ne peuvent être formulés adéquatement en langage humain. Et pour préciser sa pensée sur ce point, Mgr Mignot fait référence à un article du P. Tyrrell 2172 dans lequel le jésuite explique que nous ne pouvons exprimer quoi que ce soit sans le langage ni exprimer la moindre pensée sans avoir recours à une philosophie et qu'il peut "y avoir plusieurs philosophies aussi bonnes les unes que les autres comme il y a plusieurs langages, toutes plus ou moins aptes à exprimer les faits, les vérités sous leurs aspects multiples" et que, comme il n'y a "pas de philosophie assez large, assez complète pour épuiser son objet, aucune n'a un caractère d'absolu". C'est pourquoi l'Église en exprimant ses dogmes dans les catégories de la philosophie grecque, "n'a pas prétendu qu'il n'y eût d'autres philosophies ni même qu'elles fussent les meilleurs, pas plus qu'en se servant du latin elle ne prétend qu'il est le langage le plus parfait". Quand tout le monde parlait la langue d'Aristote, l'Église s'en est servie elle-même, mais elle n'a dit pas que ce langage était le meilleur ni le seul bon. Elle n'empêche pas d'exprimer ses dogmes autrement qu'en langage scolastique, mais elle ne garantit pas la translation. Ceux qui traduisent le font à leur risques et périls. "La formule n'est qu'une expression approximative de la vie religieuse de l'âme" 2173 .

Notes
2170.

"L'évolutionnisme", Op. cit., pp.73-79.

2171.

La vitalité des dogmes, 1899, f° 6-7, ADA, 1 D 5 11-01

2172.

The Month, juin 1898.

2173.

V. Ermoni, "Dogme et critique", RCF, 15 février 1904, pp. 561-569.