1.2.1 De la révélation au dogme

La théologie spéculative n'a donc pas sa fin en elle-même et ne doit jamais oublier quelle est sa place dans l'économie de la religion. Le caractère de la révélation chrétienne a ceci de particulier que Dieu, en se manifestant aux hommes, n'a nullement cherché à donner sur lui-même des connaissances spéculatives et métaphysiques, mais a voulu par cette manifestation "diriger, illuminer et surélever notre vie". Le christianisme n'est pas une philosophie, c'est avant tout une forme de vie. La foi n'est pas seulement adhésion purement intellectuelle à des vérités spéculatives, exprimées dans des formules abstraites ; cela en est un élément nécessaire, dès que l'Église a exprimé sa doctrine en un certain nombre de propositions définitivement fixées. Mais elle est surtout la prise de position de l'âme toute entière, sous l'action de la grâce, par deux ou trois idées maîtresses, qui informent et commandent toute la vie morale, lui donnant son caractère spécifiquement chrétien. Et ces idées maîtresses ne sont pas des concepts abstraits, formulés en des énoncés philosophiques.

La théologie rationnelle a donc une double mission. D'abord rappeler sans cesse l'imperfection des conceptions religieuses et corriger, autant que possible, ce qu'il y a de trop anthropomorphique dans la piété populaire, même si en soi les concepts abstraits ne font pas pénétrer plus intimement dans la révélation que les concepts plus simples de la piété populaire. Ensuite, et c'est ainsi qu'elle peut pénétrer plus profondément dans la vie chrétienne, maintenir l'harmonie entre la croyance religieuse et le niveau de développement scientifique de l'humanité, car il ne peut y avoir de cloison étanche entre la vie religieuse et la vie intellectuelle. La conception religieuse de l'univers, de l'homme et de la vie doit pouvoir s'accorder aux connaissances scientifiques concernant ces mêmes objets.

Si la théologie rationnelle veut éviter le reproche de n'être qu'une science morte et qu'une spéculation stérile, elle doit nécessairement ne pas s'isoler de la piété et s'alimenter au contact de la vie religieuse. Elle se trouverait alors aux prises avec les questions les plus vitales, celles dont nul ne se désintéresse et serait en mesure d'y apporter des réponses acceptables. Dans des notes, sans doute préparatoires à ses Lettres sur les études ecclésiastiques, Mgr Mignot après avoir souhaité que les programmes fassent une place beaucoup plus large à l'histoire et à l'Écriture Sainte poursuit :

‘A mon sens on étudie le dogme de façon trop abstraite, trop subtile, trop isolée et pour ainsi dire en dehors de la vie de l'Église. Oserai-je dire que la théologie scolastique est un musée merveilleux où tout est classé, étiqueté, numéroté, mais où il manque un peu de vie ! […] Pour répondre aux exigences de la culture moderne, entendue au meilleur sens, il faudrait étudier la doctrine non seulement en elle-même, mais aussi dans son action incessante, montrer comment elle vit, opère dans le monde des âmes, vivifie l'Église, pénètre chacune des générations chrétiennes successives de la même sève, de la même force, du même esprit quoique sous des formes diverses selon les siècles. Je voudrais que l'on encadrât chaque dogme dans son milieu historique, que l'on en suivît le développement dans chaque siècle jusqu'à son complet épanouissement ; que l'on expliquât les transformations de la discipline, de la vie cultuelle, des dévotions modernes ; que l'on mît en lumière par une série de projections historiques la constitution vivante de l'Église à travers les siècles. […] En montrant le majestueux développement de la vérité religieuse à travers les âges, en dépit d'obstacles de tout genre que l'on aurait soin de signaler, on rendrait plus saisissant l'enchaînement formidable de nos preuves, on créerait un faisceau qu'aucune force humaine ne pourrait briser. Il n'y aurait presque rien à changer à l'enseignement actuel, il suffirait d'isoler un peu moins chacun de nos dogmes et au lieu de les déduire les uns des autres au moyen d'une logique soi-disant rigoureuse, de les rattacher à la chaîne des faits. En réalité on ne ferait que suivre la marche de Dieu qui a daigné se manifester à nous surtout dans les faits et non dans les systèmes philosophiques. 2184

Dans l'esprit de Mgr Mignot, le dogme est inséparable de la vie de l'Église et il est assez proche de Loisy quand celui-ci écrit : "On peut dire en un sens qu'il n'y a pas de dogme dans l'Écriture, si l'on entend par dogme non le fait révélé dont s'entretient la foi agissante, mais la détermination philosophique de ce fait, qui s'adresse à la raison croyante" 2185 . La conscience chrétienne réfléchissant sur la spécificité de son expérience, a été amenée à la traduire en propositions distinctes. Pour Newman déjà, la doctrine du péché originel ou de l'eucharistie n'était que "l'expression de la croyance intime des fidèles sur ces points, formée sur une analyse de ces croyances". Mais très vite il a fallu déterminer entre les différentes propositions celles qui risquaient de fausser le sens vrai de la révélation de celles, quelles qu'imparfaites qu'elles soient, qui en sauvegardaient le caractère véritable. L'Église a donc été conduite à reconnaître certaines des propositions formulées par la théologie comme étant l'expression fidèle de sa croyance et les a adoptées comme dogmes de foi. Ce travail d'élaboration dogmatique à l'œuvre dès les premières générations chrétiennes n'a jamais cessé d'être un élément de la vie de l'Église. La dogmatique chrétienne est sortie à l'origine de la réflexion sur les croyances intimes des premiers fidèles.

C'est à la même source que la théologie d'aujourd'hui doit renouveler sa vitalité en se gardant de raffiner outre mesure l'analyse rationnelle des mystères, car la rigueur des déductions logiques fait perdre le contact avec la réalité vivante de la révélation et a pour conséquence de faire perdre à la théologie toute influence sur la vie religieuse. Et cela d'autant plus que les spéculations théologiques s'appuient sur des formulations historiquement datées et que les théologiens ne prennent pas toujours la précaution de vérifier que le sens qu'ils donnent aux mots est bien celui qu'ils avaient dans la langue des premiers chrétiens :

Le P. Tyrrell a raison et nous sommes de son avis quand il insiste sur la nécessité de ramener la théologie sur le terrain plus concret, de la rendre plus vivante, non seulement pour justifier la foi simple de notre enfance, mais d'entrouvrir des horizons plus larges. […] La théologie est bonne quand elle explique et justifie la dévotion des meilleurs catholiques, car, si elle contredisait les faits de la vie spirituelle, elle tomberait dans l'erreur 2186 .

Ainsi, par exemple, les conceptions que l'on se fait aujourd'hui des lois de l'ordre physique conduisent à reconsidérer l'interprétation du dogme du péché originel, car

‘on ne peut sérieusement soutenir que l'état de choses actuel soit la conséquence du péché originel. On ne saurait admettre raisonnablement qu'il y ait eu déchéance universelle dans le monde minéral et végétal. […] L'état originel n'était donc pas l'état normal de l'homme, c'était une exception dûe à la bonté de divine ; c'était un privilège personnel […] C'est gratuitement et sans preuve que l'on enseigne que nous ne serions pas morts si Adam n'avait pas péché. C'est une assertion que rien ne démontre péremptoirement 2187 .’

Trente ans plus tard, Mgr Mignot n'a pas changé d'avis. Il revient sur cette question pour montrer que la théologie a trop tendance à fonder des certitudes sur des incertitudes. La mort n'est pas "un châtiment, la sanction du péché, elle est la conséquence naturelle de l'usure de nos organes". Aussi bien si l'on peut admettre qu'Adam ait perdu, par sa désobéissance, l'immortalité que Dieu lui avait accordé par exception, on ne peut en revanche croire que "toute l'humanité ait été vouée à la mort par suite de ce péché", car si l'homme avait été créé immortel, comment comprendre "qu'un Dieu infiniment bon, notre Père du ciel, ait précipité dans la mort et dans la damnation éternelle de pauvres innocents, Lui qui déclare qu'Il n'imputera pas aux enfants le péché des pères" 2188 ?

Cette manière de coordonner révélation, dogme et théologie sauvegarde certes le caractère immuable de la révélation en ce sens que l'expérience religieuse ne peut pas être modifiée puisque c'est un fait historique. Mais le dogme perd son caractère d'immutabilité puisqu'il n'est plus l'expression immédiate de la révélation, mais sa traduction médiate au terme d'une élaboration théologique éminemment sujette au changement. Révélation, théologie, dogme.

Dans le discours de Toulouse, Mgr Mignot s'était appuyé sur une longue citation de l'article du P. Tyrrell pour suggérer que l'Ecclesia docens agissait toujours sur les matériaux fournis par l'Ecclesia discens. En 1908, il juge nécessaire de rajouter une note pour expliquer que cette affirmation ne tombe pas sous le coup de la censure de la proposition VI du décret Lamentabili à laquelle il déclare "adhérer sans réserve". La condamnation de la sixième proposition du décret Lamentabili ne porte pas sur l'idée qu'il y a une collaboration entre les deux instances, mais sur la modalité de cette collaboration. Elle ne défend pas de "penser et de dire que, dans les définitions des vérités de foi, l'Ecclesia discens et l'Ecclesia docens collaborent en quelque façon ainsi que je l'ai expliqué ; mais elle défend de soutenir qu'elles collaborent de telle sorte que le rôle de l'Ecclesia docens "se borne à sanctionner" les opinions qui ont prévalu dans l'Ecclesia discens". C'était précisément la doctrine de Döllinger qu'il avait combattu dans son discours. Mgr Mignot ne conteste donc pas que l'Ecclesia docens soit souveraine à un double titre. D'abord en ce qu'elle seule est dépositaire du dépôt révélé et ensuite en ce qu'elle seule peut préciser la formule par laquelle il s'exprime. Mais pour cela elle "utilise ordinairement le travail de l'Ecclesia discens sans être aucunement liée par lui" 2189 .

Notes
2184.

Notes sur l'enseignement de la théologie, 1899, ADA, 1 D 5 11-01.

2185.

Isidore Després, "L'Évangile selon saint Jean", RCF, 1er novembre 1899.

2186.

Notes sur l'article de Tyrrell dans le Month, novembre 1899, ADA, 1 D5 11-01.

2187.

Études sur les évangiles, 1880, f° 42, ADA, 1 D 5-04.

2188.

Journal, septembre 1912, ADA, 1 D 5-14.

2189.

"La méthode de la théologie", LEE, p. 315, n. 1.