Nous avons vu que la question de la science humaine du Christ était l'une de celles qui avaient très tôt préoccupé l'abbé Mignot et qu'il avait conclu, dès 1876, à la possibilité "d'admettre une certaine ignorance dans le Christ" 2196 , car si l'on admet que dès l'instant de sa conception il "a eu toutes les perfections qu'on lui attribue, il est dès l'origine en dehors de l'humanité [...]. Tout dans sa vie d'homme a été artificiel [...], tout aurait été réglé avec la précision d'un chronomètre perfectionné, avec un déterminisme qui aurait fait l'admiration de Taine" 2197 . En 1880, évoquant le fait que pour la plupart des commentateurs l'admiration que Jésus éprouve pour la foi du centurion "n'est pas une admiration réelle, mais d'une apparence d'admiration", il écrit :
Je ne puis accepter cette vue étroite du Sauveur, cette théorie qui fait de lui un admirable automate, une machine savamment montée. Cette théorie rejette sans le vouloir Notre Seigneur loin de l'humanité. Si tout en lui est apprêté, commandé, réglé, pondéré, mesuré, si le Christ est actif en tout et n'est passif en rien, a-t-il vraiment notre nature ? en quoi nous ressemble-t-il ? comment pouvons-nous nous unir à ses joies et à ses tristesses ? 2198
C'était s'écarter délibérément de la distinction classique et unanimement admise 2199 par les théologiens entre la science béatifique, la science infuse et la science acquise. Il était donc tout à fait prêt à accepter, comme Loisy l'avait suggéré dans son article sur "l'Apocalypse synoptique" 2200 à la suite de Herman Schell, l'idée que la science du Christ n'était parfaite qu'eu égard à sa mission. La christologie développée dans le chapitre "Fils de Dieu" de L'Évangile et l'Église, s'inspire à l'évidence de cette conception, mais la discussion de ce point fut très discrète "comme si elle avait peur d'elle-même et de son ombre" 2201 .
Non seulement en effet elle touchait à un point délicat, mais encore, comme le note le baron von Hügel, elle n'est pas sans répercussion sur le pouvoir que s'arrogent les théologiens. Lors de la condamnation de l'abbé Loisy, le baron von Hügel avait longuement expliqué à l'archevêque que cette décision du magistère ecclésiastique le faisait d'autant plus souffrir qu'il ne pouvait s'empêcher de penser que Loisy avait raison et que l'Église se trouvait dans une situation difficile par la faute des théologiens qui avaient failli à leur tâche 2202 . Il terminait cependant sur une note d'espérance, car il lui semblait que la prétention à "l'inerrance directe et absolue" des théologiens apparaîtraient de plus en plus contradictoire "avec la figure douce de Notre Maître Jésus-Christ"
‘car nous avons maintenant non seulement la différence, indiciblement grande, entre sa morale, son ton, et les leurs ; mais nous avons aussi ces limitations de son savoir, ces mécomptes, ces méprises réelles, qui rendent à tout jamais impossible, […] les petites théories claires infaillibilistes de ces théologiens qui n'oseront plus bientôt prétendre savoir plus et mieux que Jésus, notre tout 2203 .’Le baron von Hügel attendait donc de la prise en compte des limites de la science humaine du Christ, une plus grande modestie de la part des théologiens. Mgr Mignot ne pouvait qu'être sensible à cet argument.
Le 21 avril 1907 l'archevêque écrit au baron : "Si vous avez la collection des Annales ayez la bonté de lire dans le numéro de janvier dernier l'article sur le Progrès en J.-C., signé J. H., vous en devinez l'auteur". Il s'agit bien évidemment de l'archevêque lui-même qui avait choisit ces initiales vraisemblablement en hommage à John Hogan. Toujours est-il que personne ne fit le rapprochement et que le secret resta d'autant mieux gardé que l'article ne suscita aucun débat particulier 2204 .
Mgr Mignot utilise pour cet article un manuscrit qu'il a dans ses cartons depuis mars 1903 2205 . Il est donc probable qu'il envisageait alors de répondre à un article 2206 de l'abbé Chollet dans lequel le professeur de la faculté de théologie catholique de Lille maintenait la position traditionnelle, à savoir que Jésus savait de science humaine dès sa conception qu'il était Dieu et que cette science avait un caractère illimité. Si ce texte n'a pas été publié à l'époque c'est d'une part que l'archevêque a vraisemblablement reculé devant le climat d'hostilité qu'il ressent :
‘Oui, les esprits intelligents s'éloignent de nous, et si je ne craignais de manquer de respect à un de nos vénérés Frères 2207 , je dirais que les vrais périls de l'Église ne sont pas seulement ceux qu'il signale ; cependant je ne puis pas ne pas voir qu'un mouvement de réaction s'accentue sur toute la ligne. Les philosophes chrétiens ne sont plus que des kantistes, les critiques, d'affreux protestants ou rationalistes. La consigne est d'être très sage ! 2208 ’C'est aussi peut-être qu'il trouve dans l'article paru sur la question en juillet dans la Revue du Clergé français 2209 un exposé des raisons pour lesquelles la question restait plus ouverte que ne voulaient bien en convenir les théologiens et surtout un appel à ne pas "se contenter en interprétant les textes, d'explications à côté, qui ont pu satisfaire nos ancêtres moins exigeants et ressemblent aujourd'hui à des échappatoires" qui, jusque dans l'expression, rejoignait son point de vue.
En revanche, le livre 2210 de M. Lepin "prudent sulpicien lyonnais" 2211 qui tentait de concilier la croissance intellectuelle et morale du Christ évoquée dans l'Évangile avec les affirmations des théologiens pour qui le Christ avait une connaissance "souverainement étendue et extraordinairement parfaite", en proposant l'idée que "la science surnaturelle du Sauveur résidait en quelque sorte dans une région supérieure de son esprit, d'où elle n'influait que partiellement et discrètement sur la science qui devait pratiquement régler sa conduite", n'avait pu le satisfaire. De pareils efforts ne méritaient même pas qu'on s'y arrête : "Je viens de lire la chronique biblique de la Revue d'Histoire et de littérature religieuses 2212 ,écrit-il à Loisy début 1905. […] Très remarquable l'éloge que vous faites, § 7, de M. Lepin" 2213 . La forme de la recension était en effet éloquente sur l'importance que Loisy accordait à ce livre : il s'était contenté d'en recopier la table des matières.
Pourquoi Mgr Mignot a-t-il jugé opportun d'intervenir sur cette question qui avait été, entre temps, éclipsée dans l'opinion par celle du dogme ? En l'absence de confidences à l'un de ses correspondants ou à son Journal - absence qui témoigne des précautions dont s'est entouré l'archevêque - on en est réduit aux conjectures. C'était un sujet sur lequel il réfléchissait depuis longtemps et qui lui semblait être l'un de ceux à partir desquels on pouvait, sans crainte pour l'orthodoxie, montrer qu'il ne fallait pas confondre les opinions théologiques, si vénérables qu'elles fussent, avec les affirmations du dogme. Il trouve dans le livre de White que nous avons déjà évoqué la confirmation d'une idée qui lui est chère à savoir que
‘nous traitons actuellement de vieilleries surannées certaines données qui ont été très sérieusement crues pendant de longues années ; […] nous sommes obligés de constater que nos pères confondaient la vraie doctrine surnaturelle et révélée avec ce qui n'en était que l'accessoire ; la foi avec le préjugé 2214 .’La question de la science humaine du Christ est une bonne illustration de cette confusion. Nulle part peut-être "que dans la conception scientifique que (les théologiens) ont élaborée touchant la personne mystérieuse du Christ", cette confusion n'apparaît plus visiblement. Il est intéressant de noter que Mgr Mignot justifie la nécessité de revenir sur cette question à la fois du fait de l'importance que la piété accorde depuis le XVIIème siècle à l'humanité du Christ et du fait de la critique rationaliste qui s'est focalisée sur le Jésus de l'histoire. C'est en effet reconnaître à la dévotion, à la lex orendi et au développement des connaissances un rôle actif dans la réflexion théologique. On a là une illustration des principes énoncés dans le discours de Toulouse. Aussi bien, ce que se propose l'archevêque dans cet article, ce n'est pas de "résoudre l'insoluble", mais de "juger si les conclusions (de nos devanciers) s'imposent à notre foi avec un caractère de certitude suffisant pour dissiper nos doutes et nos scrupules intellectuels".
Ces conclusions sont fondées sur un principe théologique qui admet que "en vertu de l'union hypostatique l'humanité de Notre-Seigneur a dû posséder toutes les perfections compatibles avec la nature humaine". Mais c'est résoudre la question par la question elle-même. Tout le problème est en effet de savoir si les conséquences que l'on fait découler de l'union hypostatique pour la nature humaine s'imposent avec une nécessité métaphysique. Rien n'est moins sûr, au contraire. Ni l'Écriture qui ne fournit "aucune lumière positive" ni les incertitudes des Pères qui "procèdent par tâtonnements" n'interdisent d'admettre la possibilité d'un développement réel de la science du Christ et "la limitation de cette science, ou, si l'on veut, la possibilité d'une certaine ignorance dans sa nature finie". La doctrine n'a été fixée qu'au Moyen Age par les théologiens, "admirables logiciens" dont les "conclusions déduites d'une façon impeccable seraient l'évidence même si le point de départ n'était parfois arbitraire" et si les "hypothèses plus ou moins ingénieuses" ne manquaient pas de solidité 2215 . En sorte que tout ce qu'on peut dire sur la vision intuitive "ne dépasse pas les limites de la conjecture" et que "c'est compliquer à plaisir des problèmes déjà insolubles par eux-mêmes" 2216 .
Dans ces conditions, il faut accepter de ne plus partir "d'idées a priori, d'hypothèses conjecturales qui à force d'être redites, répétées à toutes les générations d'écoliers, finissent par être tenues pour l'expression de la vérité" et qui font du Christ un "automate divin sans initiative personnelle, théorème sacré se déroulant devant nos yeux et marchant fièrement au milieu de toutes nos contingences avec la rigidité du destin. Un Christ pareil n'est pas un homme, c'est la Fatalité traversant les siècles, un idéal cristallisé et immuable comme l'éternité". Il convient donc de s'en tenir d'une part aux affirmations évangéliques : le Proficiebat et le Nemo quis novit nisi Pater et d'autre part aux l'affirmations de foi qu'il faut accepter sous peine d'hérésie : "dès le premier instant de sa vie Notre-Seigneur fut réellement un avec Dieu" et "chacune des deux natures resta parfaitement distincte". Pour les concilier, il suffit d'admettre qu'en tant qu'homme, le Christ "n'eut pas dès le principe, pleine conscience de sa haute dignité" et qu'il a reçu de Dieu la révélation "de tout ce qui lui était nécessaire pour opérer notre rédemption" 2217 .
L'article de Mgr Mignot visait donc à montrer que les conclusions auxquelles étaient parvenues Loisy était tout à fait acceptables, car l'hypothèse qui les fonde "cadre mieux avec mes besoins et répond mieux aux exigences de la mentalité contemporaine", écrivait Mgr Mignot dans le manuscrit de 1903. En 1915, revenant sur la question dans ses méditations de convalescence, il explicite par une anticipation neuro-physiologique étonnante les raisons qui lui font croire que le Christ s'est développé intellectuellement comme il s'est développé corporellement :
Nos sensations ne sont pas précisément spirituelles. A toute pensée correspond un mouvement du cerveau. Je suis persuadé que si on trouvait des rayons X assez perfectionnés pour traverser le cerveau et en reproduire les vibrations sur un écran nous pourrions y lire les pensées à peu près comme s'enregistrent sur un rouleau de gramophone les sons, avec le timbre spécial de la voix et des instruments, ce qui est un des phénomènes les plus étonnants de la physique 2218 .
Voir 1ère partie, p. 153.
2 ème Reg., f° 142.
Études sur les évangiles, 1880, f°101, ADA, 1 D 5 04.
Quarante ans plus tard l'abbé Rivière s'étonnera encore d'un pareil consensus : "Le problème de la science humaine du Christ", art. cit. p. 241.
RB, 1er juillet 1896, pp. 337-343.
E. Poulat, Histoire…, p. 488.
"L'on sent fort clairement que la raison centrale et déterminante pour laquelle M. L. est si rudement frappé […] c'est littéralement qu'il a trop raison ; il a trop devancé la moyenne ; a trop outragé (non en mots, mais par le simple fait de sa maîtrise anticipant de 50 ans au moins du progrès non des Vieux, eux ne progressent pas ou ne le veulent pas, mais même du grand nombre des Jeunes, les théologiens qui ex hypothesi savent tout, ont tout réglé et sont, collectivement, infaillibles. […] L'on sent encore qu'à prendre l'affaire comme simplement disciplinaire […] l'on fait souffrir M. L. sans aucun tiraillement de la propre conscience, pour un régime […] qui, en tout cas, est devenu une source profonde de danger et de scandale. Car enfin, pourquoi ce choque (sic), ces ivresses, ces terreurs formidables ont-elles suivi l'exposition au fond très digne et sobre, qu'a donné M. L. des résultats de la critique historique ? Mais évidemment parce que au lieu de condescendre à étudier, à apprendre eux-mêmes, et, à fur et à mesure enseigner les autres, les théologiens se sont endormis depuis (Richard) Simon et de l'avant ; et les modifications de ton, de point de vue, d'atmosphère que ceux-ci étaient par profession tenus à opérer à travers 200 ans et plus, ont été, à la fin, réclamés avec une nécessité urgente et un tumulte inévitable, parce que venant toutes ensemble en l'espace de 15 ans ou moins", baron von Hügel à Mgr Mignot, 20 janvier 1904.
Baron von Hügel à Mgr Mignot, 20 janvier 1904.
Voir E. Poulat, Histoire…, pp. 502-508.
Essai sur le développement de Jésus dans l'ordre de l'Intelligence et de la Sensibilité, ADA, 1 D 5 11-02.
"La science infuse du Christ", Revue des sciences ecclésiastiques, janvier et février 1903.
Mgr Turinaz.
Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 17 mars 1903, f° 13.
Un docteur en théologie, "La science humaine de Jésus", RCF, 15 juillet 1903, pp. 338-364.
Jésus Messie et Fils de Dieu d'après les Évangiles synoptiques, Paris, Letouzey, 1904, XLV-279 p.
E. Poulat, Histoire…, p. 499.
"Chronique biblique", RHLR, t. IX, pp. 572-573.
Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 1er janvier 1905, f° 213-214.
Mgr Mignot au baron von Hügel, 27 mai 1905, ms 2808.
"On est vraiment stupéfait de voir que la masse des arguments apportés par les théologiens glisse et coule dans les doigts comme une neige qui se fond ; ils ressemblent aux bulles de savons colorés de mille reflets qui s'évanouissent au moindre choc", manuscrit de 1903, f° 8.
"Il faudrait renoncer à cette théologie de suppositions, d'hypothèses plus ou moins fondées, à ces déductions plus ou moins vraisemblables, à ces aperçus sans fin qui sont trop souvent des pétitions de principes", manuscrit de 1903, f° 6.
"Qu'avait-il besoin de la science de Dieu pour son œuvre Rédemptrice ? Ne suffisait-il pas que la lumière de Dieu fût communiquée à l'âme de Jésus dans la mesure imposée par sa mission divine ?", manuscrit de 1903, f° 4.
2 ème Reg., 6 mai 1915, f° 141-142.