2. Le dogme et l'histoire

En 1904-1905 quand le débat se déplace du terrain strictement critique sur celui philosophique et théologique, de la nature du dogme et de ses rapports à l'histoire, Mgr Mignot ne se désintéresse pas de la question. C'est ainsi qu'il appelle l'attention de Loisy et celle du baron sur un article du Bulletin de littérature ecclésiastique 2219 qui avait particulièrement retenu la sienne :

‘Avez vous lu une belle étude, écrit-il au second, parue dans le dernier numéro du Bulletin de l'Institut de Toulouse : Sur la valeur historique du dogme. L'auteur de ce travail n'est certes pas le premier venu : j'avais pensé au P. Bremond ; mais l'article n'est pas de lui 2220 . ’

L'article était de l'abbé Louis Venard 2221 , comme le lui apprend le baron qui l'a également beaucoup apprécié :

‘Vraiment, c'est tout à fait bien et fort remarquable, tant pour la forme que pour le fond. Que le monde serait plus habitable, si un tel ton était plus commun. Je vais bien chaleureusement remercier cet esprit distingué 2222 .’

C'est sans doute l'effort de clarification de l'abbé Venard essayant de rendre justice à la fois à Loisy et à Blondel en montrant leurs points d'accord par delà leurs divergences de méthode et de conception que Mgr Mignot a surtout apprécié. L'archevêque considérait qu'il n'y avait rien de plus préjudiciable aux idées des novateurs que d'accentuer leurs désaccords qui lui semblaient finalement assez secondaires.

En l'occurrence, sur les rapports du dogme et de l'histoire, Mgr Mignot se reconnaît totalement dans la position qui sous-tend l'analyse du débat proposé par l'abbé Venard. L'accord est en effet général sur trois points. L'histoire qui a pour objet les faits "envisagés par leur côté extérieur et en tant qu'ils peuvent être reliés par une déterminisme naturel" ne peut prétendre atteindre la réalité des choses. Croire n'est pas d'abord adhérer "à une vérité spéculative énoncée dans une formule abstraite […], mais entrer en relation avec une réalité dont on affirme l'existence […] c'est la volonté et non l'intelligence qui a la part principale". Il convient donc de distinguer nettement "la valeur et le sens historique des faits de leur valeur et de leur sens religieux". Et c'est de ce dernier point de vue seulement qu'ils sont objet de foi et peuvent devenir des dogmes. Dès lors si l'histoire est incapable, à elle seule, de conduire à la foi, elle est néanmoins nécessaire :

‘Le rôle de l'histoire dans l'apologétique n'est donc pas de conduire, comme par une déduction logique, à l'affirmation du surnaturel, mais de présenter, sous couvert des réalités sensibles, par lesquelles se manifeste l'action surnaturelle de Dieu dans l'humanité, les réalités supérieures où se trouve la seule explication définitive du monde, et, avec la satisfaction des besoins religieux de l'âme, le principe du salut 2223 . ’

C'est sur la question de savoir si la foi peut apporter une garantie d'ordre historique aux faits qui lui servent de base que l'abbé Venard considère qu'il y a entre Blondel et Loisy une vraie divergence. A la question de savoir s'il faut "distinguer complètement ce par quoi un fait est objet de foi, et ce par quoi il relève de l'histoire, et regarder comme séparables la valeur religieuse d'un fait et sa valeur historique", le premier répond que la valeur religieuse d'un fait en garantit la valeur historique, le second que "jamais sa foi ne pourra rendre historiquement certain ce qui était historiquement douteux ni inversement". Cette rigoureuse séparation entre la foi et la science historique n'est pas sans danger, car si le dogme est complètement hétérogène aux faits qu'est-ce qui garantit qu'il ne s'agit pas d'un mythe ? A réduire à l'excès la figure historique du Christ comment expliquer la foi des Apôtres en sa qualité de Messie ? Mais d'un autre côté peut-on admettre comme le fait Blondel que nous sommes mieux à même que les disciples "de connaître et de décrire les aspects extérieurs de la vie terrestre du Christ" ? L'expression spéculative de notre foi est peut-être plus parfaite, mais l'intuition immédiate des disciples était nécessairement plus riche. L'abbé Venard laisse donc le débat ouvert même si, comme le remarque E. Poulat, il attend la solution "du côté de Loisy" 2224 .

Il en est sans doute de même pour Mgr Mignot chez qui on ne trouve - et ce silence est tout de même étrange - aucune référence directe à Maurice Blondel. Il n'existe par exemple aucune note sur le grand article de 1896 2225 que lui avait pourtant expressément signalé le baron von Hügel 2226 et dont il lui avait fait parvenir les tirés à part en lui signalant à nouveau que les articles étaient "très remarquables", mais que les "néo-scolastiques ne sauront pas les digérer" 2227 . L'archevêque ne fait jamais aucune allusion à Blondel dans sa correspondance avec le baron. Ni quand celui-ci fait état de sa déception à constater que son "brave Maurice Blondel continue fermé et hostile à nos idées" 2228 , ni deux ans auparavant quand le baron avait appelé l'attention de l'archevêque sur la nécessité de ne pas laisser confondre les positions de l'abbé Hébert avec celle de Blondel :

‘Et je sens (et je ne crois pas que ce soit déloyal ou lâche) un vif désir (tout en tâchant d'agir d'une façon délicate et généreuse vis-à-vis de ce digne ami) de point voir confondues nos idées, je pense à MM. Loisy, Blondel, Vous, mon cher Archevêque et moi, avec celles de M. H[ébert] sur ce point 2229 . Car si je sens bien que M. L[oisy] aussi n'aime point trop les idées de M. Blondel, je lui trouve très peu de ressemblance avec cette position de M. H[ébert]. Et il me semble que nos 2230 adversaires ne seraient que trop contents de nous attribuer, en sus de nos propres hérésies celles que nous n'avons point 2231 .’

Ce silence sur Blondel est d'autant plus étonnant qu'il ne s'étend pas à Edouard Le Roy. Mais c'est que Mgr Mignot s'est trouvé impliqué, à son corps défendant, dans la polémique qui a suivi la publication de "Qu'est-ce qu'un dogme" :

‘On creuse de plus en plus un abîme entre la foi et la science. […] Est-il rien de plus faible que la prétendue réfutation de M. Le Roy par Mgr Turinaz 2232 ! Et dire que l'on m'englobe parmi les approbateurs de ce dernier parce que je lui ai envoyé une carte sur laquelle j'avais mis "avec mes remerciements !! 2233

Cependant, pas plus que pour Blondel, on ne trouve une prise de position de Mgr Mignot sur les idées avancées par Le Roy : "Je vois annoncé, dans le dernier numéro des Annales philosophiques le livre de M. Le Roy - Dogme et critique - dont vous me parlez, écrit-il au baron, je vais le faire venir et vous en dirai ma pensée" 2234 . Il semble bien que Mgr Mignot n'ait pas tenu sa promesse 2235 .

Mgr Mignot lisait cependant attentivement Blondel. S'interrogeant en 1910 sur l'institution des sacrements, il se demande pourquoi le lavement des pieds n'est pas devenu "le rite obligatoire du pardon des péchés" 2236 . Or il se trouve que Blondel avait, au plus fort de la controverse sur les rapports entre le dogme et l'histoire, également choisi cet exemple pour montrer que l'Église avait "une initiative de discernement, une autorité distincte des Écritures, une Tradition autre que celle qui se bornerait à répéter passivement des paroles ou à déduire des applications" 2237 . Comme Mgr Mignot utilise l'exemple pour montrer qu'il n'y a pas de rapport direct entre les actes de Jésus et développement de la théologie sacramentaire, il est vraisemblable que le rapprochement n'est pas complètement fortuit.

Peut-être faut-il chercher la raison de cette réserve dans la conviction que le degré d'abstraction de la controverse est tel qu'elle est en réalité sans influence sur l'opinion. C'est ce qu'il laisse entendre à Mgr Lacroix après la condamnation du livre d'Edouard Le Roy par le cardinal Richard :

‘M'est avis que ce livre est très dangereux, mais il est incompréhensible pour les 9/10 des lecteurs - même ecclésiastiques. Il fera moins d'effet que La crise de Houtin 2238 .’

Sans doute aussi lui semble-t-il que le débat sur des questions aussi difficiles contribue davantage à les complexifier qu'à les simplifier.

Notes
2219.

"La valeur historique du dogme, à propos d'une controverse récente", BLE, 1904, pp. 338-357, signé "Un de vos lecteurs". A la suite de la publication par Blondel de ses articles "Histoire et dogme" (La Quinzaine, 16 janvier, 1er et 6 février 1904) et de la controverse Hügel-Wehrlé, (Hügel, "Du Christ éternel et de nos christologies successives", La Quinzaine, 1er juin 1904 et réponse de l'abbé Wehrlé : "Le Christ et la conscience catholique", La Quinzaine, 16 août 1904 ) qui avait suivi. Sur l'ensemble de cette controverse voir Poulat, Histoire…, pp. 548-605.

2220.

Mgr Mignot au baron von Hügel, 2 janvier 1904 (inadvertance de Mgr Mignot, il faut lire 1905), ms 2801. Et à Loisy : "Avez-vous lu l'article sur la valeur historique du dogme dans le Bulletin de Toulouse ? L'article n'est pas, certes, du premier venu", Mgr Mignot à l'abbé Loisy, 1er janvier 1905, f° 213-214.

2221.

Louis VENARD (1874-1945), ancien élève de Saint-Sulpice et auditeur de Loisy (avec il avait été mis en relation par M. Touzard dès 1898) aux Hautes Études. Responsable de la chronique biblique de la Revue du clergé français, il fut toute sa vie professeur de sciences au collège Saint-Maurice de Vienne.

2222.

Baron von Hügel à Mgr Mignot, 2 février 1905.

2223.

***, "La valeur historique du dogme", BLE, 1904, p. 348.

2224.

E. Poulat, Histoire…, p. 597.

2225.

"Lettre sur les exigences de la pensée contemporaine et matière d'apologétique", APC, janvier-juin 1896.

2226.

"J'espère bien que Monseigneur lit, dans les Annales de philosophie chrétienne, les articles si frappants de mon très bon ami, M. Maurice Blondel. L'on me les dit obscurs ; mais j'ai tant travaillé et goûté son très beau et très profond livre, L'Action, que ces articles me semblent, en comparaison, facile. En tout cas, c'est là un penseur puissant et de premier ordre que je salue avec admiration et une grande espérance", lettre du 9 mai 1896.

2227.

Baron von Hügel à Mgr Mignot, 6 octobre 1896.

2228.

Baron von Hügel à Mgr Mignot, 28 octobre 1904.

2229.

La question de la connaissance de Dieu.

2230.

Le baron avait d'abord écrit : "ses".

2231.

Baron von Hügel à Mgr Mignot, 25 février 1902. "Dès il y a 6 ans j'ai constaté combien l'attitude de Blondel lui était antipathique. Or, Blondel et Laberthonnière, je les aime avec toute mon âme".

2232.

Mgr Turinaz, Une très grave question doctrinale, Paris, Roger et Chernoviz, 1905. L'évêque de Nancy reprochait entre autre à E. Le Roy son "complet mépris pour tous les Pères tous les docteurs, tout l'enseignement de l'Église".

2233.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 9 décembre 1905, f° 32-33.

2234.

Mgr Mignot au baron von Hügel, 21 avril 1907, ms 2813.

2235.

Même constatation en ce qui concerne le P. Laberthonnière. Mgr Mignot n'y fait allusion que deux fois dans sa correspondance avec le baron : "Laberthonnière est en ce moment agacé, irrité, par les attaques dont il est l'objet : cela explique un peu son état d'esprit actuel. Lui aussi est disposé à répondre à toutes les attaques et à rendre dent pour dent, œil pour œil . Être charitable à l'égard de certaines gens serait faire métier de dupes. Or, N. S. nous dit d'être charitables, mais non pas dupes !", Mgr Mignot au baron von Hügel, 21 avril 1907, ms 2813 et l'année suivante : "Vous avez vu certainement le texte de l'excommunication portée contre le Rinnovamento. C'est un fait de la plus haute gravité à tous égards... S'arrêtera-t-on là ? La foudre ne tombera-t-elle pas bientôt sur Laberthonnière, sur la Revue du Clergé Français ?", Mgr Mignot au baron von Hügel, 10 janvier 1908, ms 2816.

2236.

Évolution du dogme à propos d'un livre récent, 1910, f°20, ADA 1D 5-04.

2237.

Abbé F. Mallet, "Un nouvel entretien avec M. Blondel", RCF, 1er mai 1904, p. 516.

2238.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 7 juin 1907, f° 60-61.