2.1 Les limites de l'historicisme.

Mgr Mignot s'est pourtant expliqué publiquement sur les limites de l'historicisme dans la préface à l'édition des Lettres sur les études ecclésiastiques en 1908 2239 .

Il affirme avoir toujours pensé, en vertu du simple point de vue méthodologique "qui veut que la méthode de chaque science lui soit spécifiquement propre, comme son objet" que les seuls procédés de l'histoire profane "sont impuissants à justifier entièrement le christianisme devant la raison, en tant qu'il se donne pour une religion surnaturelle et divine". Les tentatives faites par des "esprits à la fois hardis et préoccupés de rigueur scientifique" pour comprendre le christianisme en ne considérant que ses seuls aspects extérieurs et en demandant "au phénoménisme de l'histoire une justification complète de l'Église et de la foi de l'Église" ne pouvaient qu'aboutir à une impasse. Il n'est plus resté entre leurs mains "qu'une poussière sans vie, analogue à celle que l'on rencontre dans les tombeaux d'où l'âme est absente".

‘L'histoire n'est pas tout, ne saurait être tout. Elle est juxtaposée à l'Église, elle n'en donne pas tout le secret. Il faut éviter de faire dire à l'histoire ce qu'elle ne dit pas, comme aussi de soutenir que rien n'existe en dehors de ce qui est relaté. D'après les théologiens il faut tenir compte des événements subséquents. Cette méthode […] présente de graves inconvénients dont le moindre est de prêter à d'anciens auteurs des préoccupations modernes auxquelles ils ne songeaient pas ; elle risque de fausser radicalement l'histoire en substituant à la mentalité d'un siècle les idées souvent très différentes d'un autre siècle. Suivant les critiques progressistes il ne faut tenir compte que du sens littéral. Cette méthode assurément la meilleure, n'est pas non plus sans péril si elle devient exclusive ; si sous prétexte de mettre le lecteur en garde contre des témoignages soit-disant suspects… on l'isole de ce qui pourrait l'éclairer et le compléter. Au lien d'être des historiens, nos critiques deviennent alors de purs subjectivistes. C'est ce qui est arrivé à Harnack 2240 . ’

L'analogie pertinente est ici celle du vivant. La vie en effet est une synthèse qui ne s'explique intégralement par aucune de ses parties prises isolément ni par leur somme, mais "qui implique l'action d'un principe supérieur d'organisation et de finalité". De même l'Église chrétienne, "considérée dans son unité organique et dans sa continuité à travers le temps, apparaît comme une synthèse originale et unique qui dépasse par sa signification et son action tous les individus et tous les événements qu'elle enveloppe". L'histoire chrétienne doit donc être nécessairement envisagée de l'intérieur du christianisme, "du point de vue de la synthèse vivante de l'Église" et c'est pourquoi elle ne relève pas seulement des seules méthodes de l'histoire profane. Tout critique qui négligerait systématiquement cette réalité ne pourrait que défigurer la vérité "spécifique et unique dans le monde" de ce fait particulier qu'est le christianisme. Ceci justifie que le magistère ait condamné l'affirmation selon laquelle "les exégètes hétérodoxes aient mieux saisi le vrai sens des Écritures que les catholiques" 2241 et surtout celle selon laquelle l'exégète devrait "mettre de côté toute idée préconçue sur l'origine surnaturelle de l'Écriture, et ne pas l'interpréter autrement que les autres documents purement humains" 2242 .

Une telle attitude manifeste "un réalisme" beaucoup plus conforme aux exigences d'une démarche réellement scientifique que celle de ceux qui occultent la spécificité des faits religieux tant il est vrai "qu'on n'a quelque chance d'entreprendre leur examen avec utilité que si l'on admet au moins la possibilité du surnaturel". C'est la seule qui soit scientifique, "au sens intégral de ce mot", parce que seule elle prend en compte "toute la réalité du donné". Le critique qui veut s'en tenir au seul domaine des phénomènes "commet l'erreur d'expliquer le tout mystérieux d'une religion divine par les seules parties accessoires qui lui servent de cadre et de soutien extérieur".

Si la préface pose clairement les limites des prétentions historicistes, elle ne dit rien des prétentions extrinsécistes. Il faut aller chercher dans un texte non publié une réflexion à ce sujet. Pour Mgr Mignot il impossible de séparer l'histoire de la théologie :

‘Une théologie qui ne s'appuierait pas sur l'histoire serait un système religieux sans consistance, sans autorité ; une histoire séparée de la théologie, formant une cloison étanche, ne se comprendrait pas davantage, car l'histoire n'est que l'étude critique des documents sur lesquels repose la théologie 2243 . ’

Le rôle de l'historien confronté à des documents "tout pénétrés de surnaturel" ne consiste pas à "décanter ces documents, à les presser pour en éliminer ce qu'ils contiennent d'extra humain", car ce serait exclure le surnaturel a priori, rétrécir le domaine de l'activité humaine. Ce serait faire œuvre de philosophe et non d'historien. La négation du surnaturel ne saurait être le postulat de la critique.

De son côté, le théologien doit admettre que "la religion n'est pas une construction idéale de l'esprit". Il ne peut pas refuser d'admettre des faits dûment contrôlés 2244 . Dieu ne saurait être contraire à lui-même et ce qu'il manifeste dans l'ordre de la nature est évidemment aussi vrai que ce qu'il enseigne dans l'ordre surnaturel. Un fait bien constaté, bien compris renverse les plus belles théories ; un fait constaté c'est l'évidence et l'on ne va pas contre l'évidence.

Si la théologie est inséparable de l'histoire, la balance n'est pas tenue équilibrée entre les deux. Dans la mesure où la religion n'est pas une construction idéale de l'esprit, les "indications de l'histoire doivent toujours être à la base de nos théories" 2245 .

Blondel estimait que Mgr Mignot en insistant sur la nécessité de se placer "sur le terrain tout historique des faits" surenchérissait sur Loisy :

‘Ne quittons pas le terrain positif de l'histoire pour le rêve métaphysique. Nos contemporains ne se fient qu'aux faits. Partons donc des faits seuls ; la science exégétique peut s'établir sur son propre terrain ; notre foi est une question de fait historique", dit à peu près Mgr Mignot. Et M. Loisy résume tout en cette phrase sur les critiques : "La théologie n'est pas à la base de leurs travaux, ils ne la rejoignent qu'à la fin de leurs investigations". Allant plus loin que cette abstention préalable et que ce doute méthodique, il déclare expressément qu'il y a cloison étanche entre la théologie et l'histoire, entre le transcendant et le sensible […] ; or c'est cette prétention que je crois périlleuse, chimérique et illégitime. Je m'explique. […]’ ‘Lorsque M. Gayraud déclare que "notre foi est une question de fait historique", il entend que l'on constate le surnaturel comme on voit briller le soleil, et c'est monstrueux […]. Lorsque Mgr Mignot et M. Loisy usent d'assertions à peu près identiques, c'est avec un sens tout opposé ; ils ne prétendent constater que l'aspect naturel, contingent, humain du surnaturel ; et s'ils espéraient en dégager un élément théologique ipso facto, je déclare énergiquement qu'ils se feraient illusion. Jamais l'histoire pure ne nous fournira rien du dogme. […] Car si le problème du surnaturel n'est pas immanent, dès le début, à toute l'étude que vous faites des Livres Saints, vous ne sauriez aboutir qu'à un abîme insondable 2246 .’

Notes
2239.

Lettres sur les études ecclésiastiques. L'ensemble des citations qui précèdent sont extraites des pages VIII-XV.

2240.

"Critique et Tradition", in L'Église et la critique, pp. 120-121.

2241.

Proposition 19 du décret Lamentabili.

2242.

Proposition 12 du décret Lamentabili.

2243.

Vers la lumière, s.d., ADA, 1 D 5 11-02

2244.

Note de Mgr Mignot : "Agir ainsi serait ressembler à des gens qui nieraient au nom de je ne sais quel principe les taches du soleil. Il n'y en a pas parce qu'il ne saurait y en avoir ! Et pourtant il y en a".

2245.

Note de Mgr Mignot : "Mais il y a des cas où il peut y avoir des conflits entre l'histoire et la théologie ; c'est pour y remédier que nous avons recours à la théorie du développement", Vers la lumière, s.d., ADA, 1 D 5 11-02

2246.

Maurice Blondel à l'abbé Wehrlé, 6 janvier 1903, Correspondance, t. 1, pp. 94-95.