2.2 La tradition.

Gayraud d'un côté, Mgr Mignot et Loisy de l'autre. La ligne de partage est incontestable. Pour autant, est-il certain que les deux derniers en usant des mêmes assertions leur donnaient le même sens ? Et ne faut-il pas introduire entre eux des distinctions qui sont plus que des nuances ? En février 1904, l'abbé Wehrlé écrit à Blondel :

‘Je vous engage à lire intégralement l'article de Mgr Mignot, "Critique et tradition", dans Le Correspondant du 10 janvier. Il me semble que la doctrine de la Tradition que vous venez de dégager d'une façon si lumineuse 2247 s'y trouve impliquée à l'état de pressentiment et d'idée latente. En tout cas, cet article marque un progrès sensible de la pensée de l'auteur et est capable de rendre de réels services 2248 .’

Dans "Critique et tradition", Mgr Mignot avait en effet voulu montrer d'une part - nous l'avons déjà évoqué -, que la critique ne présentait pas de vrai danger pour la foi puisque celle-ci ne reposait pas d'abord sur l'Écriture, mais sur le témoignage de l'Église et d'autre part qu'il ne pouvait y avoir de lecture totale de l'Écriture que dans l'Église. Si l'on ne trouve pas dans les Évangiles "tout ce que nous désirerions si ardemment y voir" c'est que l'Église n'y a pas "puisé les premiers éléments de sa vie" et que sa doctrine n'est pas un écrit, mais "une vérité vivante". C'est pourquoi "aucune histoire ne nous racontera jamais la révélation du Sauveur Jésus comme le fait pratiquement l'Église depuis dix-neuf siècles par son action vivante, efficace, visible, perpétuelles et surnaturelle". Cette action, qui est "la vie véritable de l'Église", est à proprement parler la Tradition et c'est grâce à elle que l'on atteint la plénitude de la pensée de Jésus. C'est pourquoi, "loin de repousser la Tradition, comme le font les protestants, pour qui ce mot est presque synonyme de légendes, de récits controuvés, de 'superstitions romaines'", il faut la mettre à la base de la foi. Comprendre une pensée du Christ ce n'est pas seulement "en connaître les mots […], c'est la voir vivante et agissante".

Le tort de Loisy est de n'avoir pas été suffisamment explicite sur cette question. En 1903, Mgr Mignot avait écrit au baron :

‘Il est clair qu'il y avait une communauté chrétienne, une vie chrétienne, des rites chrétiens, avant la rédaction des Synoptiques ; c'est cette vie chrétienne primitive qui, à mes yeux, constitue la tradition vivante de l'Église. L'Église à la rigueur, aurait pu se passer des Évangiles, comme la vie peut se continuer sans qu'on en écrive l'histoire. L'auteur en n'écrivant que pour les savants a eu le tort de n'avoir pas assez pitié de ceux qui ne le sont pas, et c'est le grand nombre 2249 .’

La critique indépendante qui ne veut admettre comme "éléments constitutifs du christianisme que les paroles de Jésus" n'échappe pas au subjectivisme. Revenant sur cet aspect de la question en 1915, Mgr Mignot trouve une illustration des limites de l'interprétation individuelle de l'Évangile dans le fait que, au cours du XIXe siècle, on a pu y trouver la justification de toutes sortes d'idées différentes et parfois opposées en morale, en philosophie, en sociologie, en politique etc. Ceux qui veulent "solutionner ce qu'on appelle les questions du jour […] au moyen des Évangiles oublient trop vite que ces problèmes n'étaient pas posés il y a deux mille ans et que le Christ n'avait pas à les résoudre". Une simple analogie de surface n'est pas identité : il ne faut pas s'y méprendre.

De même, ce que les Protestants appellent "christianisme du Nouveau Testament" est finalement une doctrine réactionnaire en ce qu'elle en vient à nier toute souplesse et toute vitalité dans la religion du Christ. Croire que l'on puisse revenir au christianisme des premiers chrétiens ne serait possible que si "par un miracle nous étions reportés à deux mille ans en arrière dans les conditions morales et sociales de la Palestine d'alors". Vouloir ne donner d'autre expression au christianisme que celle qu'on trouve dans les Synoptiques, dans saint Jean, même dans saint Paul c'est l'enchaîner : "Ç'a été une erreur puritaine - sans parler des autres sectes - de crier : Revenons à l'Évangile, rien que l'Évangile et la Bible".

En fait, ce que manifeste réellement le christianisme du Nouveau Testament c'est l'esprit de Jésus agissant dans sa pureté et sa force. Certes, le Nouveau Testament renferme son expression la plus pure, la plus vigoureuse, mais il n'en est pas l'expression complète : "il faudra attendre que la dernière page de son histoire soit écrite". Ce que l'Esprit du Christ a pris en le transformant aux philosophies, aux croyances, aux traditions, aux institutions est considérable et n'est pas achevé. L'histoire de l'Église nous montre la vitalité de cet esprit. C'est pourquoi c'est une erreur plus grave de parler d'un "christianisme pur et simple". On ne peut en effet séparer l'Esprit de son activité. Il faut considérer "cet esprit en mouvement et à l'œuvre et ne pas regarder ce qui a été fait comme un modèle immuable, un portrait à copier" 2250 .

L'abbé Wehrlé n'a donc pas tort de considérer que la conception que Mgr Mignot se fait de la Tradition diffère sensiblement de celle de la théologie classique qui, depuis le concile de Trente, considérait que la Tradition doublait en quelque sorte l'Écriture, Tradition et Écriture étant deux modes différents de transmission des mêmes contenus. Mgr Mignot se méfiait du mot tradition à cause de son ambiguïté : "Le mot tradition est vague. Les données historiques qu'elle nous présente sont sujettes à caution. […] L'imagination, la pieuse crédulité, l'absence de critique ont fait leur œuvre" 2251 . Il préférait utiliser l'expression "l'enseignement de l'Église",plutôt que le mot Tradition parce qu'il estime que "ce dernier est souvent pris à contre sens. […] La doctrine de l'Église ne s'identifie pas nécessairement avec telle tradition même très respectable, tel système enseigné dans les écoles théologiques" 2252 . La doctrine de l'Église est une tradition avant d'être une théologie parce qu'elle est "l'épanouissement de la révélation" 2253 . Ainsi Bossuet "qu'on représente volontiers comme l'homme de la Tradition […], est en réalité l'homme de la théologie de son temps, l'homme de la Sorbonne. […] La tradition telle qu'il l'entendait était à ses yeux un bloc sacré auquel on ne pouvait toucher sans profanation. Elle était tabou" 2254 .

Pour Mgr Mignot c'est l'expérience concrète des apôtres puis celle des générations de croyants qui donne sens au savoir narratif et en cela il se rapproche en effet de Blondel pour qui la Tradition est ce qui "fait passer quelque chose de l'implicite vécu à l'explicite connu" 2255 . A propos de la christologie par exemple, Mgr Mignot, relisant la Vie de Jésus de Mgr Le Camus en 1916 écrit :

‘Il part des données de la théologie sur la divinité de N. S. sans examiner à fond si les textes évangéliques disent par eux-mêmes ce qu'on leur fait dire. […] Renan parle quelque part de l'art de solliciter les textes. […] Les auteurs catholiques ne sont pas toujours à l'abri de ce reproche. […] On a tort critiquement parlant de s'imaginer que Christ signifie Dieu, que l'expression Fils de l'Homme ou même Fils de Dieu signifie seconde personne de la Trinité, consubstantielle au Père et au Saint-Esprit. Sans doute cela est la vérité, mais une vérité que ne soupçonnaient pas les auditeurs de Jésus, ni même ses apôtres avant la Résurrection. On comprend que des critiques, même bien intentionnés refusent de trouver dans les textes évangéliques des formules qui ne seront précisées qu'à Nicée ou Constantinople 2256 .’
Notes
2247.

Dans la série d'articles "Histoire et dogme" parus les 15 janvier, 1er et 15 février 1904 dans La Quinzaine.

2248.

Abbé Wehrlé à Maurice Blondel, 21 février 1904, Correspondance, t. 1, p. 234. Et le 22 mars 1904 : "Ce que j'ai loué par dessus tout dans vos études de La Quinzaine comme dans l'article de Mgr Mignot, c'est la préoccupation de prendre une position apologétique aussi indépendante que possible des conclusions éventuelles de la critique d'extrême gauche. […] Je ne saurais vous dire à quel point je sens et je constate que l'historicité des faits bibliques touche au nœud vital de la conscience chrétienne ; et combien d'autre part je suis effrayé de la facilité avec laquelle on sacrifie la réalité des faits sur les suggestions les plus suspectes, sur les indications les moins contrôlées de la critique", Correspondance, t. 1, pp. 248-249.

2249.

Mgr Mignot au baron von Hügel, 30 octobre 1903, ms 2799.

2250.

1 er Reg., 6 décembre 1915, f°257-259. "Le Puritain copie un chef d'œuvre ancien ; saint François d'Assise copie un modèle toujours vivant et produisant toujours de nouveaux résultats".

2251.

1 er Reg., 2 e série, f° 180.

2252.

Cahier noir, "Sur l'enseignement de la théologie" (pages supprimées de la préface de la Polyglotte), ADA 1 D 5 11-01.

2253.

Lettres sur les études ecclésiastiques, p. 137.

2254.

Ecclesia discens, "Nove non nova", 1906, f° 25, ADA, 1 D 5 11-02. "Bossuet […] est l'homme de la théologie, de la tradition disciplinée, mise au point, de la tradition étudiée moins en elle-même qu'en vue de lui faire confirmer les thèses enseignées à la Sorbonne", Richard Simon par M. Margival, cahier noir, 1 D 5 11-01.

2255.

Cité par P. Colin, L'audace…, Op. cit., p. 410.

2256.

Varia, "Quelques observations sur la vie de Jésus de Mgr Le Camus", juin 1916, ADA, 1 D 5 21.