3. La nature du développement du dogme : un débat entre newmaniens

C'est pourquoi Mgr Mignot qui a lu chez Newman : "Ici bas vivre, c'est changer, et, pour être parfait, il faut avoir souvent changé" 2257 , estime qu'il est absolument nécessaire de ne pas confondre tradition et routine, fidélité et immobilité, permanence et fixité.

Pour Mgr Mignot, la notion de développement renvoie classiquement à un modèle biologique. La métaphore du grain de sénevé lui vient naturellement sous la plume quand il veut manifester que la tradition en perpétuelle transformation est à la fois une et changeante. C'est également le modèle utilisé par Loisy et par Blondel. Ils l'ont emprunté à Newman. Tous les deux y voient la possibilité de donner "un fondement scientifique à l'apologétique puisqu'elle préserve l'histoire du contrôle théologique et la théologie de la menace historique" 2258 . Mais alors que le second applique ce modèle à l'explication des phénomènes historiques dans leurs successions déterminables, Mgr Mignot, plus proche de Blondel, est davantage sensible au fait que ce modèle permet de garantir l'unité du développement par la finalité toute entière présente dès le "germe" qui s'adapte à tout et surtout de différencier le développement de l'évolution. A la différence de Blondel cependant, il ne semble pas que Mgr Mignot ait considéré, qu'il y avait là, entre lui et Loisy une divergence radicale. C'est qu'il admettait, puisque le surnaturel est méta-historique, que l'explication historique était complètement extérieure à l'interprétation théologique. Le savant ne peut passer d'un plan à l'autre. Au delà du constat historique, c'est la foi ou rien. C'est pourquoi il attendait de Loisy une proclamation de foi indépendante de sa production scientifique.

Dans l'apologétique traditionnelle, le signe de la vérité est sa perpétuité dans l'immutabilité puisqu'elle est la manifestation de ce qui ne peut changer. C'est pourquoi toute idée nouvelle est a priori suspecte et discréditée.

‘L'une des preuves les plus saisissantes de la divinité du christianisme d'après l'apologétique traditionnelle, se tirait de la fixité de sa doctrine. Ne fallait-il pas fermer les yeux à la lumière pour échapper aux fulgurantes clartés de la révélation et nier l'évidence. Que répondre aux théologiens qui opposaient aux incertitudes de la raison, aux variations sans nombre des systèmes philosophiques, à l'impuissance lamentable de l'esprit humain à créer rien de définitif dans l'ordre religieux, la certitude de la parole de Dieu… et par suite, les fermes assises de nos dogmes ? L'enseignement de l'Église était identique à celui des apôtres qui avaient fidèlement transmis à leurs disciples la doctrine du Maître. La démonstration était faite et on pouvait s'arrêter là. […]’ ‘Et pour que rien ne manquât à l'évidence de la démonstration, on remontait beaucoup plus haut, jusqu'aux origines de l'humanité. La religion nouvelle n'était nouvelle que de nom, elle plongeait ses profondes racines dans le sol du judaïsme" 2259 .’

Ainsi, "c'était au nom de la stabilité du dogme que Bossuet reprochait aux protestants les perpétuels changements de leur profession de foi". Il ne distinguait pas "le fruit d'avec la tige et la racine" :

‘A ses yeux l'antiquité chrétienne était un merveilleux parterre où toutes les plantes étaient dès l'origine en possession de toutes leurs fleurs et de tous leurs fruits et l'Église du premier siècle ressemblait identiquement à celle du dix-septième ! 2260

Avec Newman, "la perpétuité est dans la continuité d'un mouvement, elle se reconnaît dans la direction du changement, direction définie par l'unité d'impulsion et la finalité donnée à l'impulsion" 2261 .

Mais il y a au moins deux manières d'envisager le développement. Dans la première perspective le christianisme est conçu "comme un système de vérités rigides et logiquement articulées […], le progrès du dogme sera nécessairement subjectif. Nous croîtrons dans sa connaissance, mais il ne croîtra pas objectivement". Dans ce système logique de déductions abstraites, tout sort des prémisses posées ; rien n'est pris au dehors. "Il n'y a ni adaptation aux circonstances, ni fonction de nutrition, ni fonction de relation, rien de ce pouvoir assimilateur" par lequel le dogme catholique peut incorporer d'autres vérités. Or la vie est autre chose qu'une suite logique : "c'est aussi une spontanéité, soumise à une finalité interne, à une idée directrice, selon le mot de Claude Bernard" 2262 . Dans la deuxième perspective, le christianisme est conçu comme un système biologique, non plus "la mathématique de l'intelligence, mais la vie de l'âme", alors il faut admettre que le dogme est en évolution permanente et qu'il n'est que la suite des modifications du sentiment religieux. On peut sortir de l'antinomie en distinguant d'une part le germe du dogme - ce qui est à proprement parler révélé - de l'organisation de ces vérités révélées en formules empruntées à la philosophie. Dans cette perspective, l'élément révélé, objet des croyances plus ou moins conscientes, reste identique à lui-même, mais il n'est pas immobile, il vit et grandit avec un pouvoir assimilateur. Ce relativisme est acceptable si l'on veut bien admettre que les formules dogmatiques sont toujours inadéquates et qu'elles sont nécessairement historiquement datées.

Mgr Mignot considère que tout le débat entre Loisy et les théologiens se résume à la question de savoir comment comprendre l'immutabilité in eodem sensu. Loisy n'admet pas l'immutabilité des interprétations authentiques du dogme, car elles ne peuvent être que relatives. La vérité seule est immuable en elle-même, mais non son image dans notre esprit : "La foi s'adresse à la vérité immuable à travers la formule nécessairement inadéquate". Le dogme est avec la vérité dans un rapport de signifiant à signifié. Ainsi, il ne faut pas confondre dans l'expression "descendu aux enfers", l'idée exprimée et l'image utilisée. Il y aurait relativité inadmissible de l'interprétation si l'idée et non seulement l'image était modifiée. Loisy ne le fait pas. Citant la Revue du clergé français 2263 , Mgr Mignot remarque que c'est pour n'avoir pas fait cette distinction que Sabatier et G. Séailles ont cru que le dogme était indissolublement lié aux conceptions scientifiques qui avaient cours dans l'antiquité. On ne saisit l'immatériel que par l'analogie qui n'épuise pas la réalité divine. La vérité ou l'erreur réside formellement dans le jugement. Ce qui serait erroné serait de croire que les formules sont adéquates à leur objet.

Ce point avait été soulevé par l'abbé Vincent Ermoni dont Mgr Mignot lisait attentivement 2264 les articles dans les différentes revues auxquelles le lazariste collaborait et qu'il accueillera en 1907 dans le diocèse d'Albi lorsque, son orthodoxie étant suspectée, il quittera sa Congrégation. Pour l'abbé, il y a au moins trois problèmes distincts. D'abord celui de la comparaison d'un germe doctrinal avec un germe végétal, car comme toute comparaison, celle-ci est imparfaite :

‘Le premier évolue dans notre esprit et implique, dès lors, un problème épistémologique d'une grande difficulté ; le second évolue fatalement sous l'action des causes physiques ; l'évolution du germe végétal apparaît être un simple agrandissement des éléments préexistants ; l'évolution du germe doctrinal est plutôt un déroulement, un dégagement, si l'on peut employer ce terme ; les idées sont comme emboîtées les unes dans les autres ; il appartient à notre esprit de les dégager et de les mettre en évidence 2265 .’

Il s'agit d'attirer l'attention sur ce qu'il y aurait de déterministe dans une conception qui resterait trop proche du modèle biologique. On voit bien que la difficulté réside dans l'articulation du pas encore là avec le pourtant déjà présent.

Le second problème est celui du contenu de ce germe initial qui est une donnée positive, puisque "le christianisme n'est pas un théorème de géométrie, mais un fait historique". La tendance de ceux qu'il appelle les minimistes d'accepter les conclusions d'une certaine critique qui en réduit l'étendue et le contenu lui semble devoir être condamnée au nom de l'histoire et de la logique. Au nom de l'histoire, car la critique n'a pas encore réussi à faire vraiment la part dans les textes évangéliques entre ce qui relève de l'enseignement de Jésus et ce qui relève de la première génération chrétienne. Au nom de la logique, car on ne peut pas admettre que la foi des premiers chrétiens a pu "combler le vide des Réalités" et introduire une doctrine qui n'aurait aucun lien avec le Christ. Il faut en effet maintenir que la foi est "conditionnée par quelque chose de réel" sous peine de s'engager dans une voie qui aboutit à une religion purement subjective, puisque cela reviendrait à dire : la foi de l'Église a donné au monde la divinité de Jésus.

Le troisième problème est celui du rapport entre la formule dogmatique et la théologie. L'abbé Ermoni suggère la métaphore du métier à tisser : "Le dogme est comme la trame avec laquelle le théologien tisse son étoffe". La formule "dit ce qui est, mais elle ne dit ni pourquoi ni comment la chose est". C'est à la théologie de légitimer la formule dogmatique qui n'est que l'affirmation de la vérité à une époque donnée. Pour la comprendre il faut donc "se placer dans l'ambiance qui la vu éclore", en "fixer le sens et en dégager la vraie portée" et enfin en "réexaminer les preuves". Telle est la tâche de la théologie qui est essentiellement une interprétation.

Il n'y a donc pas lieu de s'inquiéter "de ce qu'on appelle l'élasticité, la relativité et le symbolisme des formules dogmatiques" si par élasticité on entend le fait que "les formules sont susceptibles de développer indéfiniment leur contenu latent, et, par suite, de s'approprier, de s'incorporer, de s'assimiler toutes les nouvelles conquêtes dans le champ des sciences" ; si par relativité on entend le fait que les formules dogmatiques sont "en rapport nécessaire avec l'esprit qui les conçoit et les élabore" ; si par symbolisme on entend le fait que l'imagination intervient dans tout acte de connaissance, car "l'homme religieux n'est pas seulement une intelligence pensante ; il est aussi une volonté désirante et un cœur aimant". La formule dogmatique étant une expression religieuse est indissolublement idée et connaissance d'une part, vie et morale d'autre part.

En définitive, l'idée d'un développement lent et non linéaire de la doctrine est de plus conforme, aux yeux de Mgr Mignot, à la manière de Dieu. Très tôt il s'est mis en garde contre la volonté de "forcer Dieu à suivre une perpendiculaire tandis qu'il suit toujours une diagonale ; il ne fait rien brusquement, il dispose de loin les événements à la fin qu'il se propose, il se sert toujours des moyens humains, son œuvre semble être destinée à être passée au crible de notre intelligence" 2266 . Dieu ne fait rien brusquement. Il respecte les individus et la grâce pénètre les âmes "si doucement que nous sentons à peine son action" 2267 , comme il respecte "le génie des peuples et ne devance jamais les siècles". La sagesse divine ne s'impose pas directement aux hommes, mais "elle les élève jusqu'à elle en se servant de leurs idées, de leurs préjugés quelquefois ; elle s'adapte aux idées reçues, à toutes les circonstances, à tous les milieux, à l'état actuel des connaissances de chaque siècle". En un mot, et "il n'y a pas dans l'histoire de l'humanité d'exemples contraires" 2268 , le temps est "le grand auxiliaire de Dieu dans le monde des idées comme dans celui de la formation de la matière" 2269 .

Début 1910, Mgr Mignot interroge Mgr Lacroix pour savoir s'il connaît le nouvel ouvrage de Charles Guignebert 2270 sur l'évolution des dogmes :

‘On le dit fort bien fait et aussi très dangereux. Quel malheur que nous n'ayons rien de populaire à opposer à ces productions. Ca me tente bien d'y répondre, mais pour y répondre loyalement il faut reconnaître certaines vérités qu'on accepte pas encore dans l'aréopage des théologiens en renom. Il est encore trop tôt 2271 .’

Après avoir lu le livre, l'archevêque d'Albi rédige cependant un long manuscrit d'une cinquantaine de pages, sans doute dans la perspective d'un article pour le Correspondant 2272 . C'est que le livre de M. Guignebert pose "devant le public intelligent" un problème dont il faut tenter de "donner au moins les éléments d'une solution acceptable pour les catholiques", car "a grand renfort d'érudition", il enseigne que "les religions comme le reste sont le produit de l'esprit humain, qu'elles naissent, grandissent et meurent comme tout ce qui vient de l'homme". Proche à certains égards d'A. Sabatier, Guignebert "dépasse de beaucoup les idées de son maître qui tout en rejetant les motifs ordinaires de crédibilité savait que le christianisme est seul la vraie religion de l'âme […] C'était de l'immanentisme peut-être au sens le moins péjoratif du mot, mais la communion entre Dieu et l'homme restait quelque chose de réel". Avec Guignebert, plus proche en cela de Salomon Reinach, il ne reste "rien de la transcendance de Jésus ni de son Église".

Mgr Mignot se place d'abord sur le plan méthodologique : les rationalistes reprochent aux savants catholiques de "trouver avant d'avoir cherché", mais "à supposer le reproche fondé, les rationalistes ne le méritent-ils pas davantage ?" En effet en niant a priori le surnaturel, ils tranchent avant d'instruire la cause.

‘Il dira que l'histoire n'a pas à s'occuper du surnaturel puisqu'il ne peut ni le contrôler ni le saisir, qu'il doit se tenir strictement sur le terrain des faits ; que si les théologiens ont le droit de les interpréter à la lumière de la foi, il a le droit de les étudier à la lumière de la seule raison. Sans aucun doute, à la condition toutefois de ne pas les dénaturer, de ne pas les juger uniquement à la lueur de ses parti-pris. En reprochant aux théologiens d'avoir entendu les textes à leur façon et au mieux de leurs doctrines, il ne s'aperçoit pas qu'il agit comme eux 2273 .’

Par exemple Guignebert écrit : "Il était inévitable que dès le lendemain de la mort de Jésus, toute réflexion méthodique sur lui tendit à l'élever au dessus de l'humanité". Mgr Mignot commente :

‘Pourquoi inévitable alors que le contraire était tout naturel si Jésus n'avait rien eu en propre, s'il n'avait "d'autre religion que ses pères, d'autre Dieu que celui d'Abraham, d'Isaac, de Jacob […]". Logiquement parlant l'inévitable c'était plutôt que Jésus restât dans son tombeau, que son souvenir […] s'effaçât comme tous les souvenirs 2274 .’

Il est d'ailleurs contradictoire de parler d'évolution inévitable et en même temps de supposer que le christianisme "n'aurait exercé aucune action sur les âmes sans l'adjonction des idées de la philosophie grecque".

Ceci posé, Mgr Mignot en vient au cœur de la question, à savoir l'idée d'évolution nécessaire du dogme. Le mot "évolution" appelle des réserves. Mais il est toutefois susceptible d'un sens acceptable du point de vue catholique. En effet, lorsque Guignebert écrit que le dogme n'a de réalité que s'il est "incorporé par une pensée qui s'appuie sur lui pour progresser", on est bien près de la définition de la théologie qui "n'est autre chose que l'action de l'élément intellectuel sur les vérités religieuses pour en montrer le bien fondé et l'harmonie avec la raison".

Ce qui est inacceptable, c'est la conception d'une évolution religieuse qui aurait son principe unique dans l'action du milieu, qui serait simplement une adaptation et non pas le développement d'un principe interne. Les changements de mentalité d'un peuple s'expliquent par l'action du milieu, mais la proposition : la somme des angles d'un triangle équivaut à deux angles droits est le développement nécessaires de principes établis et démontrés dans les théorèmes précédents.

C'est pourquoi on ne saurait entendre par développement "un progrès de nos facultés, de nos instincts religieux aboutissant au christianisme d'une façon toute naturelle" : ce serait la négation pure et simple de la révélation. Mais l'idée "d'une manifestation de plus en plus explicite, de plus en plus brillante des vérités révélées" ne présente pas de difficultés en ce qui concerne le développement théologique de la révélation dans l'Ancien Testament.

Le vrai problème est celui qui se pose pour concilier l'idée de développement avec celle de la clôture de la révélation à la mort du dernier apôtre. La solution la plus simple est celle de "beaucoup de bons esprits" qui pensent que si les vérités dogmatiques sont mieux connues aujourd'hui, "ce n'est pas qu'elles aient grandi, ni que les premiers chrétiens les connussent moins bien que nous, c'est que le moment de leur manifestation n'était pas encore venu". Ils ne concèdent qu'un "développement apparent". Pour eux "le dogme aurait été cristallisé dès l'origine" et le développement consisterait "dans le fait de l'avoir présenté sous tous ses aspects à un nombre toujours croissant de fidèles".

Il en est cependant une autre, à laquelle incline l'archevêque, car ceux qui la défendent sont tout autant fidèles à l'enseignement des Pères et du concile :

‘Ils pensent que la raison humaine en travaillant sur les données premières de la révélation a contribué pour une large part au développement vrai et de plus en plus complet des dogmes chrétiens qui sans elle et sans les secours des circonstances extérieures seraient restés pour ainsi parler à l'état embryonnaire ; que la science y a ajouté des éléments nouveaux et en a retranché les excroissances superflues. Les dogmes, disent-ils, ne sont pas des formules, des cadres rigides de la vérité : ils sont esprits et vie ; et ne sont pas comme on pourrait le croire des fragments de révélation juxtaposées […] sans principe générateur, sans cohésion intime, au gré du hasard. Ils sont vivants et animés ; ils font partie intégrante de l'Église, cet organisme puissant qui se meut, agit, anime, vivifie les éléments intellectuels et moraux qu'il rencontre sur son chemin ; il les absorbe comme l'organisme humain, s'assimile les éléments du dehors, rejetant les molécules inutiles à la nutrition, éliminant celles qui ont déjà servi 2275 . ’

Admettre l'idée de développement est-ce pour autant trouver un terrain d'entente avec les rationalistes ? Nullement, car "nos affirmations réciproques sont comme des lignes asymptotes qui se rapprochent toujours sans se toucher jamais". Ainsi, il n'y a aucune raison de contester que la raison façonnée par la philosophie grecque a contribué à compléter la pensée et la science des apôtres et à développer les dogmes. La différence entre Harnack et la position défendue par Mgr Mignot réside dans le fait que "ce que Harnack regarde comme une adjonction du dehors ayant absorbé en elle et altéré la pensée chrétienne primitive", Mgr Mignot la regarde "comme un aliment externe destiné à favoriser la croissance du germe béni qui sans lui, humainement parlant, serait resté incomplet". L'abbé Ermoni, dans l'article que nous avons déjà cité, faisait le même reproche à A. Sabatier. Il estimait en effet que celui-ci considérait l'élaboration de la philosophie grecque comme une simple juxtaposition, "un apport extrinsèque et hétérogène" par rapport aux données évangéliques.

Le dogme n'est donc ni le produit naturel d'une évolution "qui tirerait sa substance d'elle-même comme l'araignée sa toile", ni le simple exposé plus complet de la doctrine primitive :

‘Les définitions actuelles sont ce qu'on a trouvé de mieux jusqu'à présent. En réalité elles sont inadéquates et ne donnent pas l'explication du mystère dont on ne saisit que l'écorce. Même une vérité de foi, sans cesser d'être immuable, par cela même qu'elle est enfermée dans des formules relatives, c'est-à-dire infiniment au dessous d'elle, est soumise à un développement doctrinal. […] La vérité du dogme est certaine, l'expression peut être fautive 2276 . ’

Tout autant que Pie X dans Pascendi, Mgr Mignot entend mettre en garde contre la tentation de l'évolutionnisme au sens de Darwin ou de Spencer. Mais, adoptant complètement l'analogie avec l'organisme vivant, il est prêt à admettre que les progrès de la doctrine passent par l'élimination d'éléments devenus caducs. C'est ce à quoi se refusaient, même les théologiens modérés qui entendaient sauvegarder l'idée que ce progrès s'opérait par assimilation définitive 2277 .

C'est que pour l'archevêque d'Albi, le dogme est moins une borne qu'une étape dans le processus complexe qui va de la réalité de la révélation telle que la dévoilent la critique biblique et la compréhension qu'en ont les croyants des différentes générations. Le dogme réfléchit une lumière qui lui parvient obligatoirement au travers du prisme de la critique et il ne peut éclairer la conscience croyante qu'autant qu'il lui permet de rejoindre "le monde inaccessible d'où elle nous arrive" 2278 .

Les principaux éléments de la construction théologique de Mgr Mignot que nous venons d'étudier trouvent leur cohérence dans une mentalité qui s'oppose point par point à la mentalité intégriste telle que le P. Congar a pu la décrire 2279 : insistance mise sur la corruption de la nature et sur le péché originel ; répulsion a priori pour la notion d'évolution et plus encore pour celle de développement ; conception de la foi qui accentue l'aspect objectif de l'adhésion intellectuelle à un donné dogmatique par rapport à l'aspect subjectif d'une réponse personnelle à une expérience religieuse ; attachement à une théologie déductive plus soucieuse de déceler dans la pensée des autres les erreurs qu'elle recèle que les questions auxquelles elle tente de répondre ; majoration dans la doctrine de l'aspect autoritaire qui fait de la vérité un énoncé à proclamer d'une part et à recevoir tout fait d'autre part ; une ecclésiologie qui privilégie l'aspect de société hiérarchique par rapport à celle de communauté de croyants.

Mgr Mignot, au contraire, relativise les conséquences du péché originel ; accepte la notion de développement comme la seule capable de concilier l'histoire et la théologie ; conçoit la foi comme une adhésion du cœur avant d'être celle de l'intelligence ; promeut une théologie qui fasse droit aux interrogations des hommes en quête de sens ; développe l'idée que la vérité n'est jamais acquise ; appelle de ses vœux une Église maternelle. La marge est étroite entre cette conception du catholicisme et le modernisme dénoncé par Pie X. Mgr Mignot est parfaitement conscient de cette proximité. Quelques mois encore avant sa mort, en septembre 1917, il note dans son Journal :

‘Dans mes instructions orales ou écrites, je n'ai rien énoncé qui allât contre la doctrine courante. Tout en pensant autrement sur certains points, je ne me croyais pas le droit d'aller contre. Ce que l'on enseigne, me disais-je, peut être vrai, encore que je ne crois pas tout, mais suis-je sûr de ne pas me tromper ? Les négations que je substituerais aux affirmations des autres sont-elles décisives pour entraîner la conviction générale ; le sont-elles surtout pour rendre les fidèles meilleurs ?’

Alors, me dira-t-on, vous paraissez croyant sans l'être ? Est-ce là de la sincérité ? Avez-vous le droit de rester évêque et même prêtre ? N'est-ce pas de l'hypocrisie ? Avez-vous le droit de profiter des avantages que vous donne l'Église alors que vous ne croyez pas à tous ses dogmes ? Entendons-nous bien. Il y a dans l'enseignement courant de l'Église des opinions libres qui ne sont pas des dogmes et qu'on est libre d'admettre ou de n'admettre pas. Elles peuvent être généralement reçues sans s'imposer à notre Credo. Quant aux dogmes fondamentaux : existence d'un Dieu personnel, Trinité, Incarnation, Rédemption, efficacité des sacrements, Église institution divine etc., qui en douterait sans cesser d'être chrétien 2280 .

Mgr Mignot distingue donc très clairement le petit nombre de dogmes qui constituent l'armature doctrinal du catholicisme du champ, en comparaison très étendu, mais variable en amplitude selon les époques, des opinions libres. Cette attitude est très exactement celle décrite par H. Bremond qui estimait que, si ce genre de distinction avait existé de tout temps dans l'Église, la nouveauté de la situation résidait dans le fait que les théologiens les plus lucides en avaient enfin reconnu la validité, qu'ils avaient tenté de la justifier rationnellement, et qu'ils avaient rêvé "de faire accepter cette justification par l'Église" 2281 .

Notes
2257.

Essai sur le développement, ch. I, sect. I, § VII, p. 67, trad. Paris, Aubier, 1945.

2258.

H. Gouhier, "Tradition et développement à l'époque du modernisme", Ermeneutica et Tradizione, Archivio di filosophia, 1-2, (1963), p. 87.

2259.

Une hypothèse : le développement de la doctrine chrétienne, 1903, f° 2-3, ADA, 1 D 5 11-02.

2260.

Ecclesia discens, "Nove non nova", 1906, f° 26, ADA 1 D 5 11-02.

2261.

H. Gouhier, "Tradition et développement à l'époque du modernisme", Ermeneutica et Tradizione, Archivio di filosophia, 1-2, (1963), p. 98.

2262.

J. G., Bulletin critique, août 1899, p. 423.

2263.

"Tribune libre", RCF, 1er décembre 1903, pp. 90-96.

2264.

Il le reconnaît même sous un pseudonyme. Il est vrai que l'anagramme est évident : "Le dernier n° des Annales philosophiques contient un article biblique intéressant de l'abbé Morien - nom inconnu, qui doit dissimuler Ermoni, je suppose : M (3) O (4) R (2) I (6) E (1) N (5) = ERMONI". (Il s'agit de "L'évolution de la critique biblique", APC, avril 1907, pp. 48-81), Mgr Mignot au baron von Hügel, 21 avril 1907, ms 2813.

2265.

V. Ermoni, "La critique positive des documents", La Quinzaine, 16 octobre 1904, p. 482.

2266.

Développement de la doctrine chrétienne, 1868, f° 14-15, ADA, 1 D 5 04.

2267.

Essai sur les vêtements du Grand Prêtre, 1876, ADA, 1 D 5 04. Idem citations suivantes.

2268.

Étude sur le Temple de Jérusalem, 1875, ADA., 1 D 5 04.

2269.

Développement de la doctrine évangélique, 1898, cahier A, f° 5, ADA, 1D 5 11-01.

2270.

L'Évolution des dogmes, Paris, Flammarion ,1910.

2271.

Mgr Mignot à Mgr Lacroix, 1er février 1910.

2272.

Évolution du dogme à propos d'un livre récent, 1910, ADA 1D 5-04. Le 28 mars 1910, il note dans son Journal : "Travaillé à une étude pour réfuter Guignebert dont les livres font beaucoup de mal. Mais une réfutation est très difficile, il faudrait un volume. Qui le publierait et surtout qui le lirait ?", ADA, 1 D 5-05. Il utilisera une partie de ces notes pour le mandement de carême 1913 : Ce qui ne change pas.

2273.

Évolution du dogme à propos d'un livre récent, 1910, f° 4-5, ADA 1D 5-04.

2274.

Évolution du dogme à propos d'un livre récent, 1910, f° 7-8, ADA 1D 5-04.

2275.

Évolution du dogme à propos d'un livre récent, 1910, f°18, ADA 1D 5-04.

2276.

Évolution du dogme à propos d'un livre récent, 1910, f°39, ADA 1D 5-04

2277.

Par exemple le P. L. de Grandmaison, Le dogme chrétien, p. 60 cité par P. Colin, L'audace…, p. 395.

2278.

E. Poulat, Histoire…, p. 462.

2279.

Y. Congar, "Mentalité de droite et intégrisme", Vie Intellectuelle, juin 1950, pp. 644-666.

2280.

Journal, 20 septembre 1917.

2281.

Un clerc qui n'a pas trahi, p. 17.