Conclusion

Dans l'avant propos de la biographie de Mgr Mignot qu'il préparait, Mgr Lacroix se demande pourquoi "malgré l'éloignement et l'exiguïté de sa ville épiscopale, Mgr Mignot comptera parmi les rares prélats de notre temps dont le nom sera retenu par l'histoire" 2282 . A ses yeux, l'archevêque d'Albi n'a pas vraiment "joué un rôle de premier plan dans les grands événements de ces dernières années" ; il ne fait pas partie "des prélats qui se sont imposés par la magnificence de leur parole" ; on ne trouve dans ses écrits "ni la forte originalité, ni l'éclat de la forme qui sont indispensables pour transmettre les œuvres de la pensée aux générations suivantes".

Reste "sa curiosité intellectuelle, étonnamment éclectique, (qui) s'étendait à toutes les branches du savoir humain". Mais ce constat ne fait que déplacer les motifs d'étonnement. Rien dans la carrière de Mgr Mignot ne permet de le différencier, à première vue, des prêtres intelligents que l'on trouve dans tous les diocèses. En particulier, "comme la plupart des prêtres de sa génération il n'avait pris aucun grade universitaire, pas même celui de bachelier", il n'a pas été élève de l'École des Carmes, il n'a pas fréquenté "les cours de la Sorbonne ou ceux du Collège de France". Si Mgr Mignot se révèle "un incomparable autodidacte, ce fut surtout parce qu'il eut le courage d'être un obstiné travailleur et que l'appétit de savoir fut la grande, l'unique passion de sa longue vie". C'est en cela que Mgr Mignot est un modèle. Sa vie démontre que "la prétendue incompatibilité entre la charge des âmes et les travaux scientifiques n'est qu'une simple légende, imaginée par ceux qui ont intérêt à l'entretenir". Mgr Lacroix se propose de montrer qu'il est possible d'une part, "d'allier le goût des recherches spéculatives aux obligations les plus absorbantes de la charge pastorale" et d'autre part "de joindre à une orthodoxie au-dessus de tout soupçon, une activité, et même une hardiesse d'esprit de bon aloi, qui fait qu'au lieu de se laisser épouvanter par les problèmes, on les regarde bien en face pour en découvrir la solution". Bref l'archevêque d'Albi était "une sorte de patriarche intellectuel" du clergé de France 2283 . et il "faisait mentir Duchesne qui prétendait que tous les prélats étaient des ignorants" 2284 .

Mgr Mignot aurait sans doute trouvé qu'une partie du portrait versait quelque peu dans l'hagiographie, lui qui considérait que le temps qu'il avait consacré à l'étude l'avait distrait de tâches pastorales pour lesquelles il avouait n'avoir éprouvé qu'un attrait modéré et que l'autre partie relevait plutôt de l'utopie puisqu'aussi bien la suspicion dont il avait été l'objet avait manifesté qu'il était à tout le moins difficile de faire admettre à l'époque la coexistence de l'orthodoxie et d'une certaine liberté d'esprit. Sans doute enfin n'aurait-il que moyennement apprécié le qualificatif d'intellectuel.

Dans le monde catholique de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, le mot, surtout le substantif, est généralement employé avec une nuance péjorative pour désigner un sceptique dilettante. L'abbé Lugan se refuse à l'utiliser pour Mgr Mignot :

Il ne fut cependant pas un intellectuel, en entendant par là un amateur qui ne se préoccupe que de faire jouir l'esprit au spectacle des humaines contradictions, sans se soucier de le tranquilliser, qui se complet en l'énoncé des problèmes que posent l'univers et l'homme, mais se désintéresse de leur solution, à laquelle il ne croit pas. Tel fut Montaigne et la lignée des sceptiques formés à son école. Mgr Mignot ne sommeilla jamais sur leur "mol oreiller". Il abordait les problèmes pour leur trouver une solution utile et pacifiante 2285 .

Mgr Mignot lui-même emploie le plus souvent le mot intellectuel entre guillemets pour désigner les hommes du camp d'en face, ceux "qui déclarent ne connaître d'autre enseignement que la science" 2286 et qui croient que l'on "peut se passer de la prière et même se passer de Dieu" 2287 . Pour s'expliquer à lui même l'évolution de Loisy, il dira qu'il est le type parfait du "pur intellectuel".

De son côté l'abbé Venard témoigne du fait que le mot était employé pour stigmatiser ad intra ceux qui exprimaient leur insatisfaction face à l'enseignement qu'ils recevaient :

Ce terme devint à la mode à Saint-Sulpice, en ces années où je m'y trouvais et dans les années suivantes, pour désigner, avec un sens défavorable, ceux que ne satisfaisait pas l'enseignement ordinaire, qui ne se contentaient pas avec des thèses et des arguments de manuels et manifestaient de la sympathie pour les idées nouvelles en exégèse et en théologie 2288 .

En ce sens là, il convient certes à Mgr Mignot, mais le lui appliquer reviendrait à adopter le point de vue de ceux dont il n'a cessé de déplorer l'étroitesse d'esprit.

En tout état de cause, Mgr Mignot ne satisfait qu'à l'un des deux critères retenus par Claude Langlois dans sa définition de l'intellectuel chrétien : "la capacité à réfléchir et à prendre position sur le rapport actuel de son Église aux problèmes du monde contemporain" 2289 . Sa fonction épiscopale d'une part et le fait qu'il n'avait acquis aucune compétence légitimement reconnue 2290 d'autre part ne lui permettaient pas de satisfaire au second qui combine "l'autonomie par rapport à l'institution" avec une "légitimation scientifique extérieure à l'Église".

Si l'on ne peut dire de Mgr Mignot qu'il a été un intellectuel en ce sens précis, il n'en demeure pas moins qu'il a incarné aux yeux de ses contemporains et tout particulièrement de l'élite intellectuelle laïque et ecclésiastique, l'image d'un prélat qui, hanté par l'attitude de Bossuet vis-à-vis de Richard Simon, s'est voué à la défense de l'indispensable et légitime liberté du travail scientifique.

L'échelle à laquelle nous nous sommes situés nous a permis de répérer la dynamique d'une impulsion diffuse dans laquelle la demande de légitimation de la critique historique s'inscrit dans une constellation culturelle à laquelle appartiennent également l'appel à la conscience, la liberté d'examen et d'expression, la limitation de la dérive ultramontaine. Cette dynamique est née des tensions qui ont traversé tout le XIXe siècle sur la manière de concevoir les rapports de la science et de la philosophie issue des Lumières d'une part avec le savoir théologique d'autre part. En s'exerçant à l'intérieur même des individus les plus directement en contact avec les courants novateurs et en suscitant des tentatives multiples pour les surmonter et résoudre le conflit, ces tensions sont à l'origine de la crise interne qu'a connu l'Église entre 1890 et 1914.

Notre travail nous a permis d'entrevoir comment un homme parfaitement au fait des problèmes que la culture contemporaine posait à la culture catholique à laquelle il était par ailleurs complètement intégré a tenté de surmonter les contradictions qui traversaient l'Église de son temps. Ses réactions s'expliquent par la conjonction d'un tempérament, d'une expérience et d'une démarche intellectuelle. Mgr Mignot est une homme chez qui domine le sens de la mesure et qui ne redoute rien tant que ce qui risque d'entraîner vers des extrêmes. On comprend qu'il ait cherché et trouvé du côté de l'anglicanisme des conclusions exégétiques et théologiques qui satisfaisaient son goût de l'équilibre 2291 . L'expérience est celle de l'Église de France de son enfance, d'une l'Église respectueuse des coutumes locales, sachant manifester à l'occasion son indépendance vis-à-vis de Rome, acceptant l'autonomie totale du pouvoir temporel à l'égard de l'autorité spirituelle du pape et une certaine capacité de ce pouvoir à agir dans sa vie concrète et administrative. La démarche intellectuelle, enfin, est celle fondée sur la méthode positive et historique qui aime faire appel d'un passé plus ancien de la vie de l'Église sans pour autant méconnaître le caractère irréversible (providentiel, dirait le théologien) de certains développements.

Ceci explique sans doute que l'on ait pu dire de Mgr Mignot qu'il avait été le "véritable Erasme du modernisme" 2292 et si cette expression a rencontré un succès certain. Elle a été reprise par le chanoine Aubert dans la Nouvelle Histoire de l'Église et Marie-Thérèse Perrin l'avait choisi comme titre de son travail sur l'archevêque d'Albi. Certes, comparaison n'est pas raison, mais la référence à Erasme ne manque pas de légitimité.

L'évocation de l'humaniste de Rotterdam remonte à Loisy lui-même qui avait revendiqué pour les modernistes la possibilité de "se tracer à partir d'Erasme, en passant par Descartes et Richard Simon, pour aboutir à Lamennais et Renan, une généalogie où Lüther ne saurait à aucun titre figurer" 2293 . C'est donc assez logiquement que Lucien Febvre a pu évoquer Erasme à propos du modernisme 2294 . Il a trouvé dans les Mémoires de Loisy "autre chose qu'une tranche d'histoire ecclésiastique et religieuse contemporaine". Il y a lu "bien des pages d'une histoire qui (lui) est familière, car l'histoire du modernisme n'est pas "quelque chose d'unique, d'isolé et de sans précédent" dans l'histoire du catholicisme. Le parallèle est tentant entre Erasme écrivant : "Summa nostrae religionis pax est et unanimitas" et Loisy appelant de ses vœux une Église redevenue "la patrie de toutes les âmes, la mère de ceux qui cherchent la vérité".

Augustin Renaudet, de son côté, a fait le rapprochement. Un chapitre entier de ses Études est consacré au "modernisme érasmien" 2295 qu'il caractérise par un double refus auquel correspond une double affirmation. Refus d'abord que l'intelligence du dogme ait atteint une formulation complète et définitive avec l'affirmation corollaire que chaque progrès dans un domaine quelconque du savoir donne à la pensée chrétienne l'occasion de mieux se comprendre. Refus ensuite d'admettre que les règles de la vie chrétienne soient à jamais codifiées dans la discipline d'une Église avec l'affirmation corollaire que chaque progrès dans l'expérience humaine donne à la pratique chrétienne l'occasion de d'élargir le champ de la morale évangélique. Cette position s'explique par le fait qu'Erasme s'était libéré de l'autorité des écoles théologiques, en particulier du dogmatisme de la scolastique, et qu'il avait renoncé à toute ambition métaphysique pour s'attacher à la réalité évangélique.

Invoquer le patronage d'Erasme à propos de Mgr Mignot, c'est mettre l'accent sur trois aspects incontestables de sa personnalité. D'abord bien sûr son irénisme, son désir de faire prévaloir la tolérance et le respect des personnes dans les débats d'idées, sa fidélité en amitié. C'est le plus grand hommage que lui rend Loisy : "Il a été beaucoup aimé de ceux qui l'ont bien connu. Lui-même était aimant et admirablement dévoué" 2296 . De son côté l'abbé Lugan note dans les quelques pages qu'il a consacrées à la mémoire de l'archevêque :

Sans caresser la chimère d'une conciliation impossible de tendances irréductibles, il s'appliquait à restreindre l'abîme qui sépare croyants et incrédules, catholiques et dissidents. Tous ne pouvaient-ils pas s'accommoder pour le moins de la bonne foi et de l'amour de la vérité, dans le respect mutuel et l'estime réciproque ? Il voulait être un instrument de rapprochement, un ministre de pacification 2297 .

C'est ensuite inscrire ses audaces dans l'esprit de soumission au magistère dont il toujours fait preuve sans qu'aucune volonté de révolte ne l'ait jamais animé. Que sa démarche n'ait pas été comprise, "il en a, estime Loisy, certainement beaucoup souffert, mais c'est aussi avec douceur qu'il a souffert" 2298 . S'il a été marginalisé, c'est du fait de ses collègues dans l'épiscopat et du magistère romain qui ont été dans l'incapacité de tenir compte de ses appels à une discussion loyale des problèmes que les transformations du monde posaient à des hommes eux-mêmes transformés par les modifications d'un environnement intellectuel largement déterminé par les prétentions philosophiques et scientifiques à être porteuses de raison droite et de pensée indépendante.

C'est enfin mettre l'accent sur son souci d'une théologie débarrassée des scories scolastiques qui obscurcissent la foi plus qu'elles ne la nourrissent, car lui qui "savait avec quelle agilité (la vérité) se dérobe à nos emprises, avait une aversion spontanée pour tous les absolutismes irraisonnés […] qui nient l'évidente complexité des idées et des choses" 2299 . Pour reprendre une expression de Loisy, Mgr Mignot se méfiait de "la nouveauté se prenant pour la vérité" et de "la routine se prenant pour la tradition" 2300 .

Si la comparaison avec Erasme inscrit l'attitude de Mgr Mignot dans la lignée des hommes qui ont périodiquement rappelé à l'Église qu'elle n'était pas d'abord une institution, mais un service, elle ne rend pas compte de ses réactions à la spécificité de la situation de la fin du XIXe siècle où l'on voit catholiques et adversaires de l'Église partager, d'une certaine façon, un même modèle, forgé au XIXe siècle, celui de l'incompatibilité de la religion et de la modernité. Les premiers au nom de leur vision intégrale du monde qui ne peut admettre le refoulement du religieux dans l'unique sphère du privé, les seconds parce que la religion apparaît comme une des "dissonances irrationnelles" 2301 encore présente dans le monde moderne, mais qui ne manquera pas de se résorber progressivement.

Mgr Mignot ne s'est pas satisfait pas de cette opposition et il s'est employé à démontrer qu'il n'y a pas exclusion mutuelle de principe entre le catholicisme et la modernité. S'il juge excessives certaines prétentions de la modernité - rationalité, autonomie de l'individu-sujet, différenciation des institutions -, il ne tient cependant pas pour complètement illégitime la résistance à "la prétention de la religion à régir la société entière et à gouverner toute la vie de tout individu" 2302 .

Le progressisme catholique de Mgr Mignot constate les faiblesses de l'appareil intellectuel de l'Église enfermé dans les étroitesses d'une scolastique qui se donne pour l'élaboration ultime de la réflexion chrétienne ; il conteste la prétention des congrégations romaines à participer à l'infaillibilité pontificale et déplore l'irresponsabilité du pouvoir anonyme exercé par les religieux qui les peuplent ; il proteste contre l'illégitimité de l'imposition de pratiques religieuses qui n'ont d'autre fondement que d'être importées d'Italie.

L'esprit de cette critique qui se fonde sur le respect de tout ce qui représente un effort de la pensée ne doit plus rien au modèle intransigeant : Mgr Mignot revendique avec trop d'insistance la liberté de penser sa foi - prétention dénoncée avec ironie par Pascendi - et il affirme avec trop de constance que la "part de l'homme" doit être réévaluée. S'il se soumet à l'autorité romaine, c'est qu'il n'a ni l'esprit ni le tempérament d'un hérésiarque. C'est dans l'attente d'un avenir plus favorable qu'il travaille sans relâche à faire admettre dans l'Église la nécessaire diversité de la pensée chrétienne ainsi que la libre confrontation des interprétations. Faut-il s'étonner dès lors que l'abbé Henri Bremond ait vu en lui l'antithèse parfaite de Pie X :

Moins génial, semble-t-il que M. Loisy et que Tyrrell, mais non moins honnête ; moins pétulant que celui-ci, plus flexible que celui-là ; moins amer, ou pour mieux dire, plus doux que l'un et que l'autre, non seulement avec les personnes, mais encore avec les idées, c'est le moderniste par excellence, et, par tous ses actes la justification la plus décisive du modernisme : comme homme d'Église, il est et restera, pour les historiens de l'avenir, l'antithèse vivante et la condamnation non seulement "des chacals" qu'il a tant de fois maudits, mais aussi, et plus encore de Pie X, ce pontife borné et berné 2303

Face aux principales questions qui ont été en discussion dans l'Église catholique dans le quart de siècle qui précède la première guerre mondiale : "nature de la révélation, caractères de la connaissance de foi qui y répond, valeur des formules dogmatiques qui l'énoncent, rôle et méthodes de l'apologétique qui en établit le bien fondé" 2304 , il a, sans animosité pour ceux qui restaient attachés à des conceptions qu'il jugeait indéfendables, adopté et défendu des positions qui s'inscrivaient dans une philosophie du sujet en distinguant très nettement l'exposition des difficultés et la certitude intime. S'il rejoint Loisy sur le constat que la théologie scolastique "travaille en dehors de toute réalité, sur des formules de plus en plus vides" 2305 , il se sépare de l'exégète quand celui-ci vient à se demander si les constructions dogmatiques correspondent à une réalité. Jamais Mgr Mignot n'a douté de la réalité de la révélation inscrite dans l'histoire d'Israël et dans celle de l'Église. Mais il a pris acte du fait que c'en était fini du temps où la conscience croyante pouvait recevoir d'une autorité religieuse, qui prétendait maintenir dans l'unité tous les savoirs, la vérité sur toute chose. La synthèse scolastique sur laquelle on s'était appuyé était à ses yeux désormais impuissante à satisfaire cette exigence. On ne pouvait la maintenir comme doctrine officielle qu'au prix d'un dévoiement de l'autorité en pouvoir arbitraire. Mgr Mignot n'a pas désespéré de la possibilité de faire admettre que l'autorité était une condition nécessaire de l'organisation de l'expérience religieuse sous réserve du respect de la liberté de penser et de chercher les voies d'une nouvelle synthèse qui redonne à l'Église la place qui devait être la sienne dans le domaine intellectuel.

Contrairement à Mgr Duchesne, dont Loisy dit qu'il ne partagea jamais les espérances modernistes 2306 , Mgr Mignot a incontestablement cru qu'il était posssible, sans mettre à mal l'orthodoxie, de concevoir un autre modèle de catholicisme. Cette liberté de ton et d'esprit paraissait incompatible avec la manière dont on concevait à l'époque, non seulement la fonction d'évêque, mais encore le rapport de la conscience croyante à l'autorité doctrinale. On s'est demandé comment sa foi pouvait coexister avec l'usage qu'il faisait de la critique et surtout on a considéré que sa défense des positions de Loisy était un scandale pour beaucoup. Etait il condamnable ? Le fait est qu'il ne l'a pas été, pas même démissionné comme l'ont été Mgr Geay et Mgr Le Nordez. Rome a sans doute reculé faute de trouver un motif acceptable. C'est une chose que d'exiger la démission d'un évêque pour des raisons disciplinaires, c'en est une autre que de la demander pour des raisons doctrinales. Le plus sage était de laisser jouer la marginalisation, ce qui n'a pas manqué de se produire.

En ce sens Lucien Febvre a raison de dire que dans la crise moderniste s'est rejoué le jeu subtil des rapports entre hérésie, orthodoxie et adaptation et que dans ce jeu, Rome s'emploie "d'instinct, à réduire les trois termes à deux" pour mieux réduire au silence ceux qui demandent "un effort pour réajuster les croyances traditionnelles aux nécessités de l'heure, ou si l'on trouve la formule trop opportuniste, aux besoins profonds et nouveaux de l'époque" 2307 . Cette volonté de ne pas laisser d'espace à l'émergence d'une différence est la marque de la pensée intransigeante qui est volontiers dualiste : entre la vérité et l'erreur, il n'y a pas de troisème voie possible. Cela explique sans doute la difficulté où l'on est de nommer ceux qui tentent de frayer un passage : via media, tiers parti, nouvelle théologie. Autant d'expressions dans lesquelles ceux que l'on désigne ainsi - et qui ne prétendent à rien d'autre que le titre de catholique - ne se reconnaissent généralement pas.

Et pourtant, à partir du moment où l'on constate comme une évidence, que ce soit pour s'en gausser dans La Lanterne 2308 en 1902 ou pour s'en réjouir dans les Etudes 2309 en 1907, l'impossibilité d'un schisme en France force est d'admettre qu'une nouvelle configuration des rapports entre l'autorité et la conscience est en train d'apparaître. De nombreux protagonistes de l'aventure moderniste, dont Mgr Mignot, ont estimé en conscience qu'ils pouvaient rester dans l'Église catholique. Cette attitude a été une source d'interrogation à l'intérieur et à l'extérieur de l'Église. C'est qu'ils sont à des degrés divers des figures d'un régime de validation du croire en train d'émerger qui sans renier la nécessité d'une validation institutionnelle par l'autorité du magistère, considère que le critère de conformité est insuffisant s'il ne s'accompagne pas de la certitude subjective et d'un certain degré d'autovalidation. S'il n'y a pas eu de schisme c'est que, pour la première fois de façon relativement massive, des croyants ont réussi à concilier, fût-ce dans la souffrance, leur soumission extérieure sincère à l'autorité et la sauvegarde de leur pensée personnelle. D'une certaine façon les mesures disciplinaires imposées par Rome n'ont fait qu'accélérer le mouvement qui tendait à séparer le croire de l'adhésion à la totalité des affirmations du magistère.

En acceptant l'existence de cette distance et en la justifiant pour lui-même et auprès de ceux qui l'interrogeaient, Mgr Mignot a incontestablement travaillé à laisser ouvert le futur et même si le futur n'est pas devenu présent sous la forme qu'il pouvait imaginer, il a contribué à ce que l'espérance qui l'animait dessine des possibles au delà des déceptions qu'éprouvaient ceux qui ne se satisfaisaient pas "de la décadence intellectuelle et morale de l'Église sous le despotisme ultramontain" 2310 . C'est en tout cas l'image que l'abbé Bremond entend laisser de Mgr Mignot : "L'Église de Jésus n'est manifestement pas celle de Pie X, pourquoi ne serait-elle pas celle de Mignot ? De quel droit désespérer d'une Église où se rencontrent de tels hommes ?" 2311

En étant un croyant qui étudie et un savant qui croit, en défendant l'idée que dans l'Église, l'autorité ne peut pas imposer de force une vérité ni enseigner de l'extérieur et que l'individu ne peut abdiquer sa liberté de penser et se laisser instruire passivement, Mgr Mignot est un révélateur du fait que, dans le catholicisme aussi, l'autorité n'a désormais de légitimité que pour autant qu'elle tient compte des exigences de la conscience.

Notes
2282.

Biographie manuscrite, ADA, 1 D 5 26 ainsi que toutes les citations de ce paragraphe et du suivant.

2283.

"Mgr Mignot, par sa haute culture intellectuelle, sa compétence réelle en exégèse et dans les sciences ecclésiastiques, son esprit bienveillant et modéré, a joui auprès de l'épiscopat d'une autorité et d'une confiance incontestable qui aurait pu faire de lui un chef, si sa modestie et son manque de goût pour l'action ne lui eussent fait négliger les avances qu'il recevait", P. Lecanuet, L'Église…, t. 3, p. 112.

2284.

J. Steinman, Fr. von Hügel, p. 54.

2285.

Abbé Lugan, L'esprit et le cœur de Mgr Mignot, p. 2.

2286.

Évolution ou développement des dogmes, 1910, f° 1, 1 D 5-04.

2287.

Lettre pastorale A propos de la guerre, 1914, p. 5.

2288.

Louis Venard, cité in Poulat, Histoire, p. 301.

2289.

Claude Langlois, "La naissance de l'intellectuel catholique", in Intellectuels chrétiens et esprit des années 20, Paris, Cerf, 1997, p. 214.

2290.

"Les lacunes de sa formation scientifique […], son isolement même hors d'un milieu de travail intellectuel, le mettaient dans un état d'infériorité relativement à des spécialistes tels que les Duchesne, les Batiffol, les Lagrange, les Grandmaison", L. de Lacger, Mgr Mignot, p. 149, n. 1.

2291.

Le P. Congar pense qu'il existe "certaines similitudes, du moins dans le tempérament, entre gallicans et anglicans", Catholicisme, t. 4, col. 1736.

2292.

Jean-Marie Mayeur, La séparation des Églises et de l'État, Paris, Julliard, coll. Archives, 1966, nouvelle édition, Paris, Éditions ouvrières, 1991, p. 33.

2293.

R.H.L.E., 1910, p. 586.

2294.

Lucien Febvre, "Du modernisme de Loisy à l'Erasmisme", Revue de synthèse, I, 1931, pp. 357-376, repris in Au cœur religieux du XVIème siècle, pp. 123-136.

2295.

Études érasmiennes, Paris, E. Droz, 1939, XXIV-376 p.

2296.

Mémoires, III, p. 354.

2297.

Abbé de Lacger, Eudoxe-Irénée Mignot, 1918, p. 22.

2298.

A. Loisy, Mémoires, I, p. 354.

2299.

Abbé Lugan, L'esprit et le cœur de Mgr Mignot, pp. 4-5.

2300.

Mémoires, I, p. 102.

2301.

D. Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti, Paris, Flammarion, 1999, p. 15.

2302.

D. Hervieu-Léger, Op. cit., p. 33.

2303.

P. Leblanc, Un clerc…, p. 97.

2304.

Aubert, Bilan…, I, p. 423.

2305.

A. Loisy, Mémoires, I, p. 469.

2306.

Sur ce point et les nuances qu'il faut apporter au jugement de Loisy, voir E. Poulat, "Mgr Duchesne et la crise moderniste", in Mgr Duchesne en son temps, p 355 et sq.

2307.

L. Febvre, Op. cit., p. 363.

2308.

Sous le titre "Conversation édifiante", La Lanterne du 24 janvier 1902 cite, selon la Semaine religieuse d'Albi, des propos de Mgr Mignot à Léon XIII : "Pour qu'un schisme fût possible, il faudrait que le peuple fût plus profondément religieux et capable de s'intéresser à des questions de cette nature. Aujourd'hui, en France, personne ne suivrait un schisme". Le journal commente : "Et Léon XIII, sur cette constatation, de pousser un gros soupir de soulagement et de se congratuler avec son compère d'Albi. N'est-il pas admirable de voir un Pape et un archevêque se féliciter de l'indifférence religieuse du peuple comme garantie la plus sûre que l'Église de France ne se sépare pas de Rome ?".

2309.

"Le temps des défections en masse de la véritable Église, pour cause de dissentiment doctrinal, telles qu'on les a vues à l'époque de Luther et de Calvin, semble passer sans retour, et il ne faut se laisser prendre sur ce point aux sinistres prophéties de quelques meneurs intéressés", P. Mallebrancq, "Y a-t-il une crise du catholicisme ?", Les Etudes, octobre 1907, p. 64.

2310.

A. Loisy, Mémoires…, I, p. 354.

2311.

S. Leblanc, Un clerc…, p. 98.