Avant-propos :

CHOIX DU SUJET / DÉFINITION D'UNE PROBLÉMATIQUE

"Au service du diable" : sans la lecture du sous-titre de cette recherche, "Pour une histoire de la gestion des risques : Incendies et organisations de secours : Lyon,
1852-1913", le lecteur est en droit de se demander à quel service il est fait allusion.
Tout particulièrement, il peut se poser la question de savoir qui se cache derrière le diable, si tant est qu'il soit envisageable de le matérialiser sous une quelconque représentation. Celui qui, par l'intermédiaire de cette désignation, a été nommé le diable prend, ici, de droit, les traits de caractères de l'incendie, fléau destructeur et risque omniprésent.
Cette dénomination est en fait issue du vocabulaire utilisé par les hommes chargés de servir la flamme, le feu ; le "diable", comme ils l'appellent parfois ; un service qui n'a rien d'une dévotion mais tout d'un combat acharné, celui d'une lutte où chacune des deux parties sort victorieuse mais à des titres qui sont, en réalité, fondamentalement différents.

L'analyse du titre de cette recherche fournit un premier éclairage sur l'axe directeur qui a conduit ce travail et sur ses principaux thèmes. L'intérêt pour l'Histoire -la science Histoire- s'y recoupe sous d'abondantes imbrications qui gravitent autour d'une genèse, d'un fait et de ses moyens : la maîtrise du risque incendie. En fait, ce contrôle ne procède que d'une période contemporaine. Il n'est encore pas si éloigné le temps où la flamme, celle du réconfort, devenait un fauve, symbole sauvage prêt à détruire, et ceci, soit massivement, soit, au moins, de manière dommageable dans son instinct de survie.

La menace d'incendie n'a d'ailleurs aucunement disparu. Simplement, elle se trouve aujourd'hui noyée dans un agrégat de multiples risques. Si elle semble paralysée, ce n'est qu'un état trompeur. L'embrasement sait, malheureusement, cruellement, et fréquemment, se remémorer au souvenir des hommes. Non seulement il est capable d'ôter la vie, sournois paradoxe pour un élément à l'origine du fondement civilisateur et social, mais pis, il peut être l'organe destructeur de la fibre économique. Il sait ravager l'armature et le tissu urbain, dévaster le paysage. Il peut devenir, en peu de temps, un facteur de ruine et une source de désolation, conditions dont le fait divers porte généralement la marque.

Historiquement, il n'est qu'à feuilleter les journaux du XIXème siècle ou les chroniques de villes, sans parler des registres de feu ou des sources techniques, pour trouver la trace de ce type d'événements. S'il s'agissait de faits qui, pour l'époque, allaient en s'estompant sous quelques-uns de leurs paramètres, ils n'avaient pourtant rien d'exceptionnel dans leur production. L'incendie, jusque vers la fin du XIXème siècle au moins, constituait un risque permanent, un péril avec lequel vivaient les populations, et principalement les populations agglomérées. Il conviendrait presque de parler de risque par essence, inhérent à la dynamique urbaine et économique propre aux temps historiques. C'est alors tout naturellement qu'est né le vaste projet de lutter contre le feu, l'homme éprouvant un impérieux besoin de sécurité ; un dessein qui ne cessera de s'échafauder tout au long des pages de notre histoire avec une seule finalité : maîtriser la flamme dévastatrice, limiter ses effets, parvenir à son éradication.

C'est synthétiquement que vient d'être évoqué le fil conducteur de ce travail de thèse. Il subsiste toutefois, pour cette étude, une notion d'influence dans le choix qui a été fait du sujet : la connaissance personnelle du milieu à moi-même, auteur de ce travail ; de ce service que j'ai choisi de nommer "service du diable" et des hommes qui le composent. Cette précision me donne d'ailleurs l'occasion de rendre un hommage sincère à ces citoyens qui ont nourri mes rêves, à cette "profession" que j'ai servi sous un régime
"volontaire" et "civil" pendant près de 13 années, à cette passion qui a fourni un combustible à mon travail de néo-historien et qui n'a cessé d'alimenter ma flamme.

Pour en revenir au propos de cette étude, il est singulier de noter que les sapeurs-pompiers, hormis un travail de qualité fourni par Mr H. LUSSIER2, ont encore très peu fait l'objet d'études et de recherches de la part du milieu scientifique et universitaire. Rien qui ne puisse être comparable, en production, avec les publications et les travaux qui se sont intéressées ou s'intéressent à l'institution militaire, aux services de police ou aux corps de la nation. Une question se pose donc quant à savoir si cette corporation des soldats du feu et l'office qui l'occupe manquent d'intérêt pour l'individu, pour la société, pour l'histoire urbaine et le monde de la recherche scientifique et historique ; ce qui ne se justifie pas face à l'histoire du risque et ses conséquences dans l'organisation de nos sociétés ; une histoire qui détermine, effectivement, aujourd'hui, plusieurs des principes qui régissent le fonctionnement de nos sociétés et qui dresse, dès lors, le questionnement de la menace, de son état, de son évaluation, de son évolution et des mesures qui lui ont répondu.

L'étude de Hubert LUSSIER fait figure de référence dans sa logique de lecture et d'interprétation. Pourtant, si elle donne bien un éclairage relatif aux sapeurs-pompiers, elle le fait, néanmoins, sous un angle purement associatif. Toutefois, elle n'en soulève pas moins plusieurs autres points, et non des plus inintéressants. L'idée du mouvement associatif n'est qu'une perspective. L'histoire des sapeurs-pompiers, et en conséquence celle de la préservation contre l'incendie, est beaucoup plus vaste et non pas exclusivement sociale. C'est autant une histoire économique, technique, politique et humaine qu'urbaine, aux renvois abondants et, par-dessus tout, essentiels dans l'analyse de nos sociétés modernes. C'est, plus généralement et incontestablement, une histoire dont l'axe prédominant se fonde sur le XIXème siècle. D'ailleurs, ce que plusieurs auteurs ont choisi d'appeler "l'âge d'or des sapeurs-pompiers", à juste titre, croise bel et bien notre histoire en plein XIXème siècle3. Bien plus significativement, il le croise en sa seconde moitié. Néanmoins, demeure le soin à donner à l'interprétation de cet âge d'or. Le terme, s'il marque un paroxysme, interpelle quant à savoir s'il correspond précisément à une situation ou à une réponse sociale ; c'est-à-dire à un risque légitime, qui nécessitait la création d'unités spéciales devant y répondre, ou à un besoin associatif et une attirance sociale pour les corps de sapeurs-pompiers.

Aux résonances des mots histoire contemporaine, histoire urbaine, histoire sociale, il se faisait indispensable de confier l'animation de la présente étude à un directeur aux centres de ces préoccupations ; mais pas seulement. Il fallait l'intérêt, la curiosité toute relative face aux thèmes, qui débordent par ailleurs sur la technique ou l'économique. Dans un certain sens, mais sous une autre échelle de mesure, c'était aussi prendre un risque. Cet écho, Mr Yves LEQUIN, professeur d'Histoire à l'Université Lumière Lyon2, chercheur, spécialiste d'histoire contemporaine et sociale, s'en est fait receveur.
Je lui exprime, dans ces quelques lignes, ma reconnaissance, celle d'avoir bien voulu "chapeauter" cette recherche.

S'il n'y a pas de bonne recherche sans méthode, c'est établi, il n'y a pas non plus de bonne recherche sans questionnement. La définition d'une problématique centrale est capitale.

La première question qui compose cette thèse est directement issue des pages noircies, non pas par le charbon et la cendre mais par la narration de sinistres destructeurs durant l'Antiquité ou le Moyen Age. Elle pose en fait la question de l'état de cette menace, de la situation et de l'évaluation de ce risque sur un siècle, le XIXème, période caractéristique de l'histoire des sociétés urbaines.

Cette question forme le point de départ de l'analyse. C'est à travers elle qu'il me sera permis de conclure en caractérisant l'incendie comme un fléau ou un risque, un péril permanent ou atténué, une menace destructrice ou maîtrisée. C'est par cette interrogation que sera établi si le danger a grandi au fur et à mesure que les villes se sont accrues, que l'industrie s'est développée, que l'économie s'est assise et que les populations se sont agglomérées. C'est, fondamentalement, cette même interpellation qui produira et conduira l'enchaînement de la problématique interprétant l'évaluation et l'évolution du risque, établissant une définition des moyens de lutte, humains et matériels. C'est ainsi que sera mis en lumière le passage, en un siècle, des brasiers destructeurs aux sinistres ponctuels, de l'insouciance à l'éducation des populations, du détachement à l'interventionnisme des autorités, du seau d'eau à l'extincteur, de la fontaine à la bouche d'incendie, de l'alerte au tocsin à celle utilisant le téléphone, du garde-pompe au sapeur-pompier, de la pompe à bras au fourgon-pompe automobile, du service d'incendie au service de secours. Subsistait, cependant, une propriété d'importance : le choix d'un terrain d'étude propice à la démonstration, avec toutefois tout ce que cela implique sous l'influence de caractères géographiques, historiques, sociaux et économiques propres à une sphère locale.

La ville de Lyon a enlevé la "faveur" du terrain. Par son histoire, son développement, son économie, son industrie et par sa place dans la nation française du XIXème siècle, elle impose des traits, tantôt communs à l'ensemble des villes françaises, tantôt particuliers à la cité, y compris pour ce qui se rapporte à la gestion du risque incendie. Lyon est également une ville qui s'est caractérisée d'une ambivalence : vouloir, à la fois, ressembler et se démarquer de la capitale, volontairement ou involontairement, par pressions. En termes de ressemblance, sans pousser dans ses derniers retranchements l'analyse, la cité lyonnaise connaîtra, à plusieurs reprises, le même type de franchises municipales que la ville de Paris bien que ce soit un exercice composé indépendamment de sa volonté. Elle verra, elle aussi, son paysage urbain se modifier sous l'influence analogue des grands travaux d'urbanisme, l'industrie s'y développer et occuper une place grandissante, ses faubourgs se densifier, avec néanmoins la conservation et la persistance d'une identité propre qu'elle souhaitait délibérément souveraine. En termes d'embrasements, les incendies eurent, pour l'une comme pour l'autre de ces villes, de fortes et de graves conséquences. Le risque y revêtait des spécificités identiques : présence, fréquence, dégâts et interventions. Seule l'organisation des services de lutte et de secours s'y différenciera fondamentalement, ne serait-ce que par la particularité, pour l'une -Lyon-, d'un service civil et, pour l'autre -Paris-, d'un service militaire.

Plus concrètement, sous l'angle du terrain, les limites géographiques de l'étude s'appuient sur une modification "géo-administrative" intervenue au tournant du
XIXème siècle4. Cette variation adhère à l'histoire des sapeurs-pompiers lyonnais et à leur office. Par décret impérial du 24 mars 18525, la ville de Lyon annexait les communes qui lui étaient suburbaines, soit : La Guillotière, La Croix-Rousse et Vaise. Par l'entreprise de ce rattachement, l'espace ne formait plus qu'une unique agglomération, un immense centre dont l'administration se trouvait confiée à une autorité représentant l'Etat : le préfet.
Deux lectures sont à donner à cette réunion de communes et ce transfert de pouvoirs d'une tutelle communale à une tutelle préfectorale, soit l'occasion donnée à Lyon, étouffée entre Saône et Rhône, de s'étendre et d'impulser une nouvelle dynamique à son développement ainsi qu'à son économie et celle de l'exercice d'un droit de contrôle de l'Etat sur la cité de manière à en brider ou en contenir les élans qui pouvaient s'y manifester. Le propos n'est cependant pas, ici, d'étayer l'une ou l'autre de ces conceptions mais de légitimer un pas dans le processus de gestion du péril d'incendie. Sous cette initiative de recomposition territoriale, l'année 1852 établissait dès lors la marque d'une phase clé pour la "nouvelle" agglomération, celle de la restructuration des services municipaux et donc de l'organisation d'un nouveau corps de sapeurs-pompiers6, institution incontournable dans la préservation des biens et des personnes face au feu qui, concours de circonstances faisant, venait de laisser de dramatiques traces dans l'esprit des lyonnais7.

message URL Carte1.jpg
Carte n° 1 : Limites géographiques et administratives du terrain d'étude

La réunion des communes suburbaines à la ville de Lyon et la création du bataillon des sapeurs-pompiers donnent prétexte à l'introduction de ce travail. Par ces intermédiaires, l'année 1852 se dresse, en conséquence, comme limite inférieure. Quant à la détermination de la borne supérieure, elle est plus spécialement axée sur l'office et l'exercice direct de la défense contre les déclarations d'incendie. Ce sont, en fait, les paramètres d'une nouvelle organisation fonctionnelle du service de secours qui en détermineront la limite au travers du licenciement complet des compagnies dites d'arrondissement et la suppression des postes-casernes, soit deux décisions qui interviendront en 1913 et qui établissent, non pas l'achèvement du travail, mais une charnière vers un autre8 en ouvrant inéluctablement la voie à l'achèvement de la professionnalisation des sapeurs-pompiers lyonnais interprétée, dès lors, comme le point de départ d'une nouvelle organisation légitimant une rupture temporelle et fonctionnelle.

Ces deux dates charnières, 1852 et 1913, et la période concernée ont, d'autre part, une propriété essentielle : celle de se fondre, totalement, dans une ère historique et dans les bouleversements qui vont affecter la défense contre l'incendie, l'organisation, l'administration et la composition des corps de sapeurs-pompiers sur le plan national et au même instant. Ceci donne encore plus de poids à l'étude et renforce le concept précédemment soulevé de "l'âge d'or" de la fonction et du service qui s'y rapportait tout en adhérant logiquement à l'évolution sociale, politique, économique, urbaine et technique de la nation française, du XIXème siècle et de l'agglomération lyonnaise9.

message URL DOC01-1.gif
Document n° 1 : Repère temporel 1851-1913

message URL DOC01-2.gif

message URL DOC01-3.gif

message URL DOC01-4.gif

message URL DOC01-5.gif
Notes
2.

LUSSIER H. - Les sapeurs-pompiers au XIX ème siècle – Associations volontaires en milieu populaire,
Paris, L'Harmattan, 1987, 174 p. Cet ouvrage est le résultat d'un travail de thèse mené sous la direction de
Maurice AGULHON.

3.

Cette expression est effectivement employée par différents auteurs ayant conduit des recherches sur l'histoire des sapeurs-pompiers.

4.

Voir la carte n° 1, page I-8 : Limites géographiques et administratives du terrain d'études.

5.

Décret du 19/06/1851 transformé en décret impérial le 24/03/1852.

6.

Arrêté préfectoral du 01/09/1852 qui forme le bataillon des sapeurs-pompiers de la ville de Lyon.

7.

Dans la nuit du 30 au 31/03/1851, le feu se déclare dans la construction dite "maison Milanais". Ce sinistre allait marquer la population pour la décennie à venir par son ampleur, le bâtiment dévasté -celui de la Recette Générale-, et ses conséquences dramatiques : décès de 2 soldats du feu, de civils, et plusieurs blessés.

8.

AML, 1270 WP 001 – Sapeurs-pompiers : Organisation et fonctionnement du service, budget, comptabilité ; 1803-1929. Les décisions remontent, en fait, à plusieurs délibérations prises depuis quelques années en vue de la restructuration complète du corps et, plus généralement, celles adoptées en 1907. Une délibération du 05/08/1912 confirme le licenciement des compagnies d'arrondissement à partir du 01/01/1913 ; une autre du 13/10/1913 valide la suppression des postes-casernes de Vaise et de La Croix-Rousse.

9.

Voir le document n° 1 : Repère temporel 1851-1913. Cette bande-temps situe plusieurs événements nationaux ou locaux, liés autant aux sapeurs-pompiers ou à la fonction qu'à l'exercice du service d'incendie et ses missions de secours, à la situation, qu'elle soit politique, économique ou sociale, de la nation française ou de la cité lyonnaise, certaines catastrophes et différents points de repère sans prétendre à une quelconque exhaustivité ou interprétation. Les événements nationaux sont présentés en caractères droits et ceux, locaux, en italique.