2. DEVOIRS ET OBLIGATIONS, ÉLÉMENTS DE SITUATION :
DES TEMPS OBSCURS AUX PRINCIPES POSÉS
PAR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

Dans le processus de défense contre le feu sous son aspect le plus nuisible, la Renaissance, la Révolution et l'avènement de nouveaux régimes politiques et administratifs, ont apporté une solide pierre à l'édifice. Pourtant, il est erroné de croire que seuls les sociétés modernes ou les temps historiques proches peuvent s'enorgueillir des bienfaits d'une intervention des autorités dans l'atténuation des maux et des désastres. Les civilisations anciennes, notamment sur la période romaine, avaient atteint, dans la lutte contre le feu, un degré satisfaisant, une position que le Moyen Age ne parviendra nullement à égaler164. En référence au monde romain, les mesures de prévention étaient très élaborées, spécialement en ce qui concerne l'architecture des villes165. Le système se parfaisait jusque dans l'organisation d'équipes chargées de concourir à la lutte contre le feu et de distribuer les secours nécessaires à une extinction166, buts que servait l'utilisation de procédés ou de matériels comme les siphons, à l'origine instruments guerriers.

Il apparaît, selon certains textes ou fouilles archéologiques, que ce dernier type d'organisation de lutte contre le feu s'est transposé aux villes de la Gaule les plus importantes167. Quelques fresques, mosaïques ou textes latins en portent les témoignages. Ce qu'il faut surtout voir, dans ces décisions, ces établissements, c'est le premier point marquant l'intervention d'une autorité telle qu'elle se définit aujourd'hui168. Cet interventionnisme, dans la régulation et essentiellement le contrôle du péril urbain, s'est d'abord vu sous les éventuels effets déprédateurs du brasier. Seulement, cette organisation, aussi bien rôdée et influente qu'elle ait pu être, s'effondra avec les invasions barbares. Toutes les règles que la magistrature romaine avait établies dans l'intérêt de la collectivité tombèrent en désuétude. Tant et si bien qu'à plusieurs reprises les villes, des royaumes de France et d'Europe, eurent à subir les assauts de la flamme. Elles ont dû s'accommoder de destructions parfois imposantes et fréquemment néfastes. La division, le retour des temps obscurs, la toute puissance des seigneurs, le morcellement, expliquent, pour partie, la disparition des fondements bénéfiques de l'organisation. Seules les villes dominantes dans la vie politique et économique avaient pris des mesures en faveur de la limitation des risques de départs de feu : selon le lieu ou le moment, le guet ou le couvre-feu, par exemple. Il ne s'agissait là que de villes prééminentes, aux fonctions capitales, et donc d'une intervention le plus souvent locale. Rien n'était encore pris, très logiquement au regard de la situation administrative, politique et étatique, au titre d'un réel pouvoir communal ou national. En revanche, il se lisait déjà, dans la prise de telles décisions, l'office des élites urbaines, soucieuses de la protection de leur richesse. Concernant ces mesures, les pandectes françaises recensent successivement les ordonnances royales qui se sont appliquées à la sécurité incendie bien que la plupart n'aient prévalu, dans ce cas, que pour la ville de Paris. Elles nous lèguent, cependant, un aperçu des décisions adoptées169.

Dans l'établissement de ces mesures et selon l'observation préalablement soulevée se saisit, au premier plan, une intention louable des édiles ; celle d'une volonté derrière laquelle commençaient à émerger les devoirs et obligations des futures autorités envers la préservation des biens et des personnes face aux fléaux calamiteux. Néanmoins peut se remarquer que, à ses débuts, et au titre de l'obligation, la détermination que se sont fixés les tribuns puis les échevins et les ecclésiastiques dans la purification des âmes déviées ou déviantes, marquait plus que celle qui obligeait les populations au respect de simples règles de prévention ; et ceci, malgré l'édification de mesures disciplinaires contre les contrevenants à l'application des ordonnances170. Les premières prescriptions, qui concernaient le guet ou le couvre-feu, n'ont donc produit que peu d'effets, ce que semblent confirmer les récits historiques et les chroniques autant que le rappel sans cesse formulé des arrêtés171. En ces périodes propices à l'étendue des sinistres, l'unique procédé efficace de lutte consistait en un moyen susceptible de limiter la propagation de l'incendie : faire la part du feu. Ce mode opératoire, d'ailleurs encore couramment employé, ce parfois jusqu'à la fin du XIXème siècle, consistait en l'abattage des bâtiments qui entouraient un foyer, voire, plus périlleusement, dans la conduite de l'effondrement de la construction en proie aux flammes. C'était là, bien que les dégâts se trouvent alourdis par des destructions volontaires, la pratique la plus efficace pour éviter tout développement catastrophique. Car, si les hommes avaient observé le rôle primordial de l'eau dans les processus d'extinction, ils ne disposaient encore pas, ou peu, d'agrès qui soient propres à combattre de façon active l'élément, si ce n'est le seau puis la seringue172. La présence des fontaines dans l'enceinte des villes se justifiait donc, avant toute chose, par un souci de disposer, à demeure, de ce bien que représente l'eau, d'abord dans le cadre de la défense contre le feu puis, accessoirement, dans la vie quotidienne.

C'est à la Renaissance que se doit de concéder une entrée concrète et significative dans les nouveaux modes de sauvegarde et de lutte contre l'incendie. Car, si avant toute chose, la réaction première de l'homme a été d'édicter des règlements de prévention, la phase de lutte contre le feu ne procède que du franchissement graduel par les sociétés d'une série de degrés civilisateurs173. L'arrivée de l'imprimerie, l'ouverture sur le monde, la plus grande diffusion des idées, la redécouverte de savoir-faire employés par les anciennes cultures, les progrès et les innovations techniques, entre le XVème et le XVIIIème siècle, ont ainsi servi, durablement, l'homme dans son projet d'éradication du fléau urbain représenté par l'incendie. Naissaient alors, après le guet, les premières organisations qui se rapprochent de nos actuels corps de sapeurs-pompiers174, des services pour lesquels l'intervention des détenteurs du pouvoir s'avéra fondamentale dans la création et l'institutionnalisation. Il en est allé identiquement pour les concepts de prévision et de prévention. C'est dans cet état d'esprit qu'a germé, en outre, l'idée du droit de chacun à disposer d'une force humaine numérique et aguerrie aux techniques pour protéger les biens collectifs et personnels des effets du feu. L'ordonnance du 11 mars 1733175 abondait dans ce sens en prescrivant la gratuité des secours en cas d'incendie. Il s'agissait d'un arrêté dont le voeu était manifeste : étendre la formule au territoire national ; un premier pas vers le concept de sécurité civile qui mettait un terme à la pratique qui voulait que, dans bien des cas, le sinistré paye une amende -hors respect du droit- aux autorités pour sa négligence176 ; d'autres fois, aux pompiers ; ce qui nuisait gravement à la demande d'intervention et concourait, dans un sens, à de préjudiciables résultats.

L'absence d'unité nationale pour cause de morcellement, les particularités régionales, les luttes de pouvoirs, l'absence d'organisation et une prévention encore timide ont laissé subsister, sur le Moyen Age, un état propice au développement, parfois tragique, d'incendies. Il paraît donc établi que les fondements politiques, administratifs et civilisateurs demandaient à franchir un cap supplémentaire, un stade que la Révolution Française et la révolution industrielle ont fourni en bouleversant l'ordre établi jusque dans les fonctions territoriales. Sous l'effet de 1789 se sont éveillés ou affermis, de ce fait, de nombreux principes, autant ceux de la liberté individuelle, de l'exercice des pouvoirs communaux, du rejet de l'Ancien Régime que de nouvelles bases politiques. Au titre des dangers urbains, la loi des 16 et 24 août 1790 disposait que les objets de police confiés à la vigilance des corps municipaux devaient être, notamment, "(...) le soin de prévenir par des précautions convenables et celui de faire cesser par la distribution des secours nécessaires, les accidents et fléaux calamiteux tels que les incendies, (...)"177. Etait ainsi clairement rangée, parmi les charges communales nouvellement acquises, la défense contre l'incendie, charge qui ne cessera d'être rappelée à l'obligation des communes, à l'image de la loi du 5 avril 1884178, et qui fut admise au code de l'administration communale. En fait, une double signification émanait du texte législatif : établir des ordonnances de polices municipales afin de conjurer et de prévenir les départs de feu ; organiser des sections capables d'intervenir rapidement et qui disposeraient de moyens autres que la hache pour combattre les flammes. Pourtant, malgré l'obligation, ces concepts ne se sont établis que progressivement, ce qui faisait dire à Thomas RIBOUT, en 1799, que tous les objets relatifs à la sûreté des citoyens et à la conservation ou la protection des propriétés avaient successivement occupé fermement le législateur ; tous, hormis peut-être le plus important dans sa portée : l'incendie179. L'enjeu et la garantie économique n'étaient peut-être pas encore suffisamment appréciés pour y puiser un fort interventionnisme.

La chose est pourtant prouvée180. Il existait des articles épars, des règlements de polices nés de circonstances particulières, des précautions locales admises, c'est-à-dire une preuve de la mesure de la menace mais que le retour à la vie quotidienne écartait, la mémoire et l'habitude chassant l'événement. Pourtant, un simple moment d'inattention, un défaut de prudence, se chargeaient de rappeler à l'homme le sens naturel et non domestique de la flamme. Affaiblir les maux, rendre l'incendie plus rare et moins funeste, ne pouvant se fixer sur la conservation personnelle de sa personne et de ses richesses, revenait donc à se fonder sur l'assise des pouvoirs distincts qui formaient l'administration. Par l'identification des risques, l'établissement de précautions, de règles simples et d'une surveillance efficace, une maîtrise acceptable des risques devait donc nécessairement s'ensuivre. Ainsi se justifie la saisie de dispositions législatives uniformes de police municipale, et spécialement de police administrative181. Se sont alors confondues, pêle-mêle, les ordonnances relatives à la construction des édifices, des cheminées, au nettoiement des conduits de transport de chaleur et des fumées jusqu'à l'implantation d'entrepôts et au stockage de matières combustibles182 ; tout un arsenal complété par l'établissement de sanctions de justice pour les contrevenants, le développement et l'essor des sociétés d'assurance, la définition des responsabilités de chacun des acteurs -communes, particuliers, administrations- proportionnellement à chaque cas.

Le pouvoir de police, quelle que soit sa forme, dans le cas de la défense contre l'incendie, n'a rien d'arbitraire. Il conserve pour unique but la préservation des biens et des personnes, la garantie de l'ordre public et des richesses économiques. Surtout, il ne se limitait pas, sous le coup de la loi de 1790, qu'aux seules mesures préventives. Il définissait le rôle primordial à disposer d'unités destinées à prendre le relais de la prévention lorsque celle-ci s'était malheureusement avérée inefficace à éviter un embrasement. A la veille de la révolution, Paris disposait déjà d'un tel corps sous la dénomination de gardes-pompes ou de gardes-pompiers. La capitale n'avait cependant pas seule l'apanage de cette institution. Plusieurs villes, soumises à l'influence des progrès réalisés en Europe du Nord, ou tout bonnement en avance sur leur temps et soucieuses de leur protection, avaient, elles aussi, créé des structures capables d'intervenir sur le théâtre d'un sinistre. Pour ce faire, et sous l'influence des progrès techniques tant attendus, les hommes qui formaient les rangs de ces "ordres" disposaient de pompes capables de projeter de l'eau de manière beaucoup plus efficace que les seaux ou les "sanguettes"183.
Il a fallu néanmoins attendre une circulaire de décembre 1804 pour voir clairement posés les principes affirmatifs et incitatifs à l'organisation administrative et matérielle des corps de sapeurs-pompiers184, une structure pour laquelle l'institutionnalisation s'est sans cesse confondue entre ingérence et tutelle communale ou gouvernementale185.

Quoi qu'il en soit, l'intervention des détenteurs des pouvoirs communaux ou centraux, tantôt de façon distincte, tantôt de façon confuse, en termes de prévention ou d'organisation d'unités spéciales, a joué une fonction fondamentale dans la gestion du risque incendie. La visualisation en est patente sur le XIXème siècle, ère de la transition entre l'incendie dévastateur et l'incendie ponctuel et maîtrisé, entre la lutte contre le feu et des services de secours fonctionnels. L'étude au travers d'une entité comme une agglomération en révèle, d'ailleurs, toute la dimension. Surtout, cela confirme l'hypothèse de l'incendie fléau du monde urbain et d'un glissement vers le ou un risque, vers un péril redouté pour lequel la justice n'hésitait pas à condamner l'auteur volontaire à la peine de mort.

Notes
164.

Les romains s'étaient rapidement rendu compte des risques que présentaient les villes en fonction des concentrations de populations, de biens, de richesses.

165.

HOMO L. - Rome impériale et l'urbanisme dans l'Antiquité, Paris, Albin Michel, 1971, 669 p. ; pp. 533 et suiv. Chapitre IV : la législation du bâtiment. Les traces de l'incendie de Rome, survenu en 64, sous le règne de Néron, qui aurait détruit 10 des 14 quartiers de la ville, disparurent d'ailleurs derrière une nouvelle conception de la cité, celle d'une vue qui se voulait propre à éviter le retour de pareille(s) catastrophe(s). La relation de l'incendie de Rome est le fait de textes rédigés par des historiens contemporains de l'événement.

166.

Idem 87 ; pp. 163-172. Des cohortes de vigiles au nom latin évocateur : aediles incendiorum extinguedorum.

167.

Idem 87 ; pp. 533 et suiv. Chapitre IV : la législation du bâtiment.

168.

C'est à la magistrature qu'avait été conférée l'autorité nécessaire à la prévention du danger d'incendie, soit, par analogie au monde contemporain, à l'autorité municipale et gouvernementale.

169.

RIVIERE M. - Pandectes françaises – Nouveau répertoire de doctrine, de législation et de jurisprudence, Paris, Chevalier-Maresq/Plon-Nourrit, 1886-1905, 59 vol. ; volume n° 51, pp. 219-238.

170.

BELTRAMELLI R. - Traité de prévention, Paris, France-Sélection, 1974, 1478 p. ; p. I.6. Exemple de l'ordonnance de Charles V de 1371 : "(...) à toute manière de gens de quelles conditions ou quel état qu'ils soient, de mettre un muid plein d'eau à leur huis, sous peine de 10 sol parisis".

171.

RIVIERE M. - Pandectes françaises – Nouveau répertoire de doctrine, de législation et de jurisprudence, Paris, Chevalier-Maresq/Plon-Nourrit, 1886-1905, 59 vol. ; volume n° 51, pp. 219-238. L'ouvrage de
Mr RIVIERE dresse un inventaire exhaustif des arrêtés, ordonnances, ... pris dans ce sens.

172.

Outil qui fit son apparition en France sur la fin du XVème siècle et qui permettait de projeter, à distance, un faible volume d'eau sur un foyer. VIOLLET-LE-DUC, dans son dictionnaire raisonné du mobilier français
(tome 2, Paris, 1871), présente et décrit l'instrument (p. 154).

173.

Idem 92 ; pp. I.4 et suiv.

174.

Ou secondes organisations selon le point de vue choisi et l'interprétation des structures créées dans la Rome antique.

175.

Ibidem 93.

176.

En plus des mesures pénales auxquelles l'individu était exposé.

177.

ALLEMANDOU P. / FUSILIER R. - Traité sur l'organisation des corps et le statut des sapeurs-pompiers communaux, Paris, SERPIC/France-Sélection, 1968, XL-475 p. ; pp. 15 et suiv. Loi prise sous l'assemblée constituante – Titre XI, article 3, alinéa n° 5.

178.

PAPILLEAUD P. - Des droits et des obligations des communes au cas d'incendie, Bordeaux, Y. Cadoret, 1909, 122 p. ; pp. 23 et suiv. Article 97, paragraphe 6. Si cette loi charge l'autorité municipale d'assurer le bon ordre, la sûreté et la salubrité publique, notamment au titre des incendies, le soin d'organiser un service de secours demeure une décision volontaire.

179.

RIBOUT Th. - Corps législatifs, Commission du conseil des Cinq Cents – Vues et projets de résolutions présentés par Thomas Ribout sur les moyens de rendre les incendies plus rares et moins funestes, Paris, Imprimerie Nationale, 1799, 134 p. ; pp. 3 et suiv.

180.

Voir les pandectes françaises, les dictionnaires d'administration et autres ouvrages de ce type.

181.

RIBOUT Th. - Corps législatifs, Commission du conseil des Cinq Cents – Vues et projets de résolutions présentés par Thomas Ribout sur les moyens de rendre les incendies plus rares et moins funestes, Paris, Imprimerie Nationale, 1799, 134 p. ; pp. 6 et suiv.

182.

Ces ordonnances de prévention feront l'objet d'une référence plus approfondie dans le chapitre II.

183.

Autre nom donné pour désigner les seringues d'incendie.

184.

DALMAZ P. - Histoire des sapeurs-pompiers français, Paris, Presses Universitaires de France, 1996, 128 p. ; p. 19. Une circulaire de 1796, à l'attention des communes, faisait déjà référence à l'utilité qu'il y avait d'organiser de telles institutions de défense.

185.

Les fondements des corps de sapeurs-pompiers seront abordés de manière plus exhaustive dans le chapitre II.