Quels que soient le temps et le lieu, l'incendie a toujours été redouté. Instrument de vengeance, outil du crime, accessoire de soumission ou, plus simplement, faute d'inattention, règles de prudence non respectées et fausse impression de domestication, c'est dans le monde urbain qu'il a été le plus appréhendé. Toutefois, le feu n'a pas gardé un unique aspect réducteur : il a aussi été novateur. Ainsi, l'embrasement et le milieu urbain ont-ils entretenu, jusqu'à une période récente, des liens relativement étroits. Dès lors, à l'appui des réflexions de Léon HOMO, en rapport avec son analyse du mode romain, la réglementation des procédés de construction et l'aménagement des villes ont constitué une des premières réponses face à la menace226. Le premier pas se trouvait alors franchi dans le domaine de la prévention. A la suite du grand incendie de Rome, une codification impériale intervenait, par exemple, pour restreindre l'emploi du bois ; par conséquent, pour rendre les maisons moins inflammables, ordonnance à laquelle allaient s'ajouter d'autres dispositions comme la servitude de hauteur, celle d'alignement ou celle d'espacement227. Seulement, cette réglementation ne profita nullement aux sociétés qui succédèrent au pouvoir romain. Le constat s'affirme par les faits. Dans cette représentation des liens entre les cités et le péril incendie, l'exemple des villes américaines, pour lesquelles il était extrêmement craint, est également révélateur228. Afin de pallier ce risque, le premier réflexe des municipalités fut de substituer aux brigades de pompiers volontaires des compagnies rémunérées et équipées de pompe à vapeur ; en somme, les aînées des hommes du feu professionnels. Malgré cette avancée fonctionnelle, l'incendie continuait d'exercer son industrie. Seulement, il y avait dans la conflagration un fait déterminant que les concepteurs et architectes américains n'ont pas tardé à mettre à profit. Le feu faisait place nette. Il fournissait l'opportunité de reconstruire la cité de façon beaucoup plus adaptée, selon un plan rigoureux qui faisait place aux réseaux, aux nouveaux matériaux et procédés architecturaux ; le tout, d'une façon plus sécuritaire et sécurisante. La référence aux sinistres urbains américains n'est aucunement restrictive. Surtout, elle se veut moderne. Cependant, les villes françaises et leurs administrateurs y avaient vu, au même titre, dans la libération des espaces par les destructions, une ouverture dans l'avancée de la culture urbaine.
De façon plus générique et selon certaines analyses ou points de vue, l'articulation entre ville et risque se visualise selon trois pôles229 : la ville représente un danger physique et moral ; la ville fonde une concentration des périls ; la ville vit avec le risque, inhérent à toute dynamique urbaine. En fait, le risque est celui qui accélère et construit l'histoire urbaine. Il est celui qui transforme le paysage et la structure des cités. L'incendie, à l'instar d'autres événements, aurait ainsi procédé, dans son rapport à l'urbanisme, d'un incessant mouvement triptyque de construction, destruction, reconstruction230. A ce titre, l'énoncé d'une partie de Histoire de la France Urbaine de Georges DUBY se veut évocatrice : "De l'immobilisme à l'incendie créateur"231. La référence est ici faite à l'incendie de la ville de Rennes, survenu en 1720. Les libérations d'espaces ne procédaient d'aucune démolition volontaire, hormis celles issues de la part du feu, mais de l'embrasement qui ravagea la ville pendant environ une semaine232 ; un sinistre qui, comme l'embrasement de Londres en 1666, allait déterminer une reconstruction de la ville de façon plus adaptée, soit le temps des premières réflexions sur le monde urbain.
La destruction par l'incendie est motrice d'innovations au niveau de plusieurs fonctions, mais, toutefois, sous une forme moderne. Les auteurs de La ville en feu fournissent, à ce sujet, une analyse qui plaque à la réalité historique, à l'observation et au phénomène233. L'incendie urbain recouvre en fait trois définitions successives : celle de la fatalité, celle du fléau et, en dernier ressort, celle du risque. L'interprétation de ces phases consécutives s'établit sur la connaissance socio-historique qui va des civilisations anciennes aux sociétés contemporaines. Elle mérite néanmoins des correctifs selon que l'on se place du point de vue général ou sous celui de l'étude détaillée. Dans les cultures traditionnelles, le feu a été une fatalité que certaines communautés ont maîtrisé avec plus ou moins de succès. Puis l'incendie est devenu un fléau, par nature, moyenâgeux et bien que les notions qui fondaient la fatalité survivent. Ce n'est seulement qu'à l'aube de la ville moderne que le brasier deviendra un moteur de progrès ; ceci, sous la même forme déjà démontrée antérieurement pour d'autres sensibilisations, en association avec le franchissement d'étapes graduelles de l'homme et du groupe social. En fait, l'incendie s'est fait risque lorsque l'ensemble des perfectionnements réalisés a conduit à banaliser l'événement et donc à diminuer le rôle stimulateur de la combustion234.
Ce sont des incendies comme ceux de la ville de Rennes, en 1720, ou de l'Hôtel-Dieu de la cité parisienne, en 1772, qui ont ouvert la voie à la réflexion sur la répartition et l'usage des espaces urbains. Le sinistre s'est alors découvert sous la marque des mutations urbaines et des progrès envisageables en entraînant l'innovation dans la réglementation, dans l'utilisation de nouveaux matériaux et l'aménagement urbain. Parmi ces innovations se sont fondés, sous une certaine forme, l'urbanisme "à la HAUSSMAN" ou la délocalisation des établissements dangereux en périphérie des villes. L'utilisation du terme urbanisme ne s'applique d'ailleurs qu'imparfaitement à la situation car il s'agissait d'interventions ponctuelles qui n'avaient encore rien de commun avec une politique d'aménagement. Il convient, en outre, de ne pas tout rapporter à la seule démonstration de l'incendie, genèse de l'urbanisme moderne235. Si l'on date communément du XVIIIème siècle, et surtout du XIXème siècle, la prise de conscience de l'outil innovateur que représente l'incendie urbain, il n'a pas été l'unique fondement conceptuel du nouvel aménagement des villes. Il a plutôt offert l'opportunité d'en appliquer les principes. De plus, le XIXème siècle était une période où les bouleversements allaient se succéder de façon tellement soutenue qu'il s'avère bien imprudent de vouloir affirmer l'émergence d'une évolution conceptuelle sur l'analyse d'un unique fait sans procéder à de maints recoupements.
L'incendie, fléau et risque urbain, prend une valeur fondamentale concernant le XIXème siècle qui va voir les concentrations de populations s'enfler et faire éclater les modèles classiques de cités hérités du Moyen Age. Avec des différenciations régionales, économiques, les villes vont croître plus ou moins rapidement, par étapes, à partir de la Restauration, avec les risques que la densification imposait. Car l'embrasement n'est pas à voir que dans un simple constat d'impuissance et d'évaluation des dégâts ; il peut être, et sera d'ailleurs, la source imposante de désorganisation des systèmes de vie et de productivité.
HOMO L. - Rome impériale et l'urbanisme dans l'Antiquité, Paris, Albin Michel, 1971, 669 p. ;
pp. 533 et suiv. Chapitre IV : la législation du bâtiment.
Idem 148 ; pp. 548 et suiv. Le mode de construction.
DUBOIS-MAURY J. - La vulnérabilité de la ville à l'incendie, Annales de la recherche urbaine, 1988, n° 40, pp. 65-72.
Groupe Économie et Humanisme. - Dynamique urbaine et gestion des risques, (commande du plan urbain), Lyon, s.éd, 1988, n.p.
DUBOIS-MAURY J. - La vulnérabilité de la ville à l'incendie, Annales de la recherche urbaine, 1988, n° 40, pp. 65-72.
DUBY G. (sous la direction de) - Histoire de la France urbaine, Paris, Seuil, 1980-1985, 5 vol. (tome 3 :
La ville classique, de la Renaissance aux Révolutions, 1981, 655 p. ; pp. 460-464).
NIERES Cl. - La reconstruction d'une ville au XVIII ème siècle : Rennes 1720-1760, Paris, Cl. Klincksieck, 1972, 413 p.
FRIES F. / YERASIMOS S. - La ville en feu, Paris, Laboratoire Théorie des mutations urbaines,
Cahiers n°s 6-7, 1993, 172 p. ; pp. 1-3.
Ibidem 155.
DUBOIS-MAURY J. - La vulnérabilité de la ville à l'incendie, Annales de la recherche urbaine, 1988, n° 40, pp. 65-72.