3. LA CONCENTRATION DES RISQUES : UN SIÈCLE D'URBANISATION (1800-1914)

Sous ce titre, le projet n'est pas de refaire l'histoire des villes françaises entre 1800 et 1914 mais bien d'insister sur un fait d'importance dans le développement des systèmes de défense, de sécurité et de sûreté, et dans la réunion des risques ; un développement instantanément induit par l'agglomération de plus en plus massive des populations, des biens et des richesses, des systèmes de production et d'échange, et qui a fondé le besoin des populations à se sentir protégées. Il est admis que le XIXème siècle a été un siècle de révolutions tant les bouleversements de tous bords se sont imposés à l'être humain. Parmi les phénomènes majeurs figure l'urbanisation qui réamorçait en fait sa croissance avec la Restauration pour porter la population citadine française à environ 14 millions d'individus à la veille de 1914 ; et ce, même si la France semblait accuser un certain retard par rapport à d'autres nations236. La ville allait bouger, gonfler, prendre de la hauteur, souffler ses murs d'enceinte pour finir par former une immense surface bâtie à la représentation, tantôt positive, tantôt négative.

Dès le premier quart du XIXème siècle, le cadre, hérité de la ville moyenâgeuse, s'est révélé inadapté à l'augmentation de la population. La concentration humaine, l'entassement dans des logements exigus, insalubres, les difficultés de circulations, avaient très rapidement posé la question du modèle urbain ; une interrogation doublée d'une préoccupation auxquelles la première des réponses ne fut concrètement apportée que sous le Second Empire et marquée par l'intervention de l'autorité publique dans le développement du tissu urbain, et ce, notamment, par l'intermédiaire de ce qui est aujourd'hui nommé l'urbanisme de régularisation. Sous l'impulsion du baron HAUSSMANN, à Paris, du préfet VAÏSSE, à Lyon, allaient naître, en conséquence, de nouveaux tissus ; des trames qui s'imposeront en modèles aux grandes et moyennes cités françaises jusqu'à la fin du siècle.

La dynamique urbaine des années 1800 doit beaucoup à l'immigration et peu au mouvement naturel. La ville représentait un symbole puis une modernité mais elle n'allait pas suivre partout, sur le territoire national, le même mouvement de croissance. La taille comme la répartition des cités allaient aller en se modifiant lentement. La France du début du XIXème siècle était encore une France de petites villes237 dont l'essor était généralement lié à des fonctions types. Ainsi, comme l'ont démontré certains historiens, la promotion administrative a-t-elle pu constituer un moteur de croissance des villes anciennes. Si le choix d'une ville chef-lieu répondait à des logiques diverses parfois non objectives, il n'en contribuait pas moins à asseoir le poids d'une agglomération tout en renforçant son pouvoir d'attraction. La reprise économique du début de siècle, qui allait assurer la relance du commerce et l'augmentation des échanges, a joué un rôle similaire, tout comme la multiplicité et la diversité grandissantes des "services" dont les populations allaient être amenées à jouir. Concernant d'autres vecteurs de dynamique, figurait, parmi ceux-ci et non des moindres, l'industrie ; plus exactement, le processus d'industrialisation dont Marcel RONCAYOLO238 a démontré l'incidence ou la corrélation sur la croissance urbaine. Cet auteur livre néanmoins, avec son analyse, l'idée qu'aussi catégorique que parait l'association entre industrialisation et urbanisation, cette manifestation ne touchait qu'une minorité de villes. Elle ne peut donc expliquer, à elle seule, l'amplification du fait urbain dans son ensemble.

Corrélativement à la ville industrielle, à la ville administrative, la cité allait devenir une source d'enrichissements et le théâtre d'expressions d'inégalités sociales. Sur la première moitié du XIXème siècle, elle s'est maintenue comme le lieu de résidence des élites sociales face auxquelles la bourgeoisie constituait un groupe en pleine ascension239. Lequel groupe, composé de différentes strates, allait formaliser une des données essentielles de l'histoire sociale du XIXème siècle. Toutefois, c'est dans le milieu des travailleurs urbains que s'est affichée la plus grande diversité et dans cette frange de population qu'est né le mythe de l'enfer urbain, transmis jusqu'à nous par des analyses telle celle de VILLERMÉ, sur l'état physique et moral des ouvriers240, ou par des romans comme Les mystères de Paris 241 ou Les Misérables 242. En d'autres temps, des historiens ont démontré comment, dans la première moitié du siècle, s'est opéré la confusion entre classes laborieuses et classes dangereuses, entre noyau stable et population fluctuante243. En fait, caractériser les conditions de vie des classes populaires revêtait, à cette époque, une unique définition, celle de la précarité ; précarité des conditions de travail, des contacts, du logement, de l'hygiène, et des modes et moyens de subsistance. C'est ce sentiment qui a fait naître dans l'étude de Yves LEQUIN l'expression d'une "existence à cahots"244. Cette inconstance et cette difficulté au quotidien étaient la marque des faibles revenus, du coût de la vie, des rythmes de travail où, sous l'aspect d'un cycle, se succédaient l'emploi et le chômage.

Même si l'aspect des villes s'est modifié sur la première moitié du XIXème siècle, il n'en est pas moins que la poussée s'est opérée dans un cadre urbain directement issu du XVIIIème siècle. Pour ne citer que cet exemple, la surdensification dans des conditions de logements en pleine dégradation entraînait des crises ; essentiellement, la dégénérescence des centres urbains sous la surcharge démographique qui, généralement, entraînait un dysfonctionnement des structures. Cette détérioration révélait, en fait, l'inadaptation de la ville aux évolutions. Communément, les années 1848 et 1851 ont marqué un seuil dans la perception de la crise urbaine tout en relançant les débats sur la "politique de la ville". Si l'incendie de l'Hôtel-Dieu, en 1772, avait ouvert la voie de la réflexion sur la répartition et l'usage des espaces urbains, la résurgence des pandémies -le choléra et l'épidémie de 1832, par exemple- comme la pensée des socialistes utopiques, allaient s'ajouter à l'état des considérations.

Dans la seconde moitié du XIXème siècle, les villes ont continué de bénéficier de la dynamique de peuplement avec, dans un même temps, le développement de l'intervention de l'Etat et l'extension des compétences des pouvoirs publics245. Dans ce laps de temps, la part de la population citadine, fonction de la population totale française, progressait de façon significative avec une inscription dans la durée. Les conséquences, plus ou moins directes, se lisaient dans les changements qui affectaient le réseau urbain français ; principalement, l'augmentation du nombre de villes au-delà d'un certain seuil d'habitants246 ainsi qu'une modification spatiale et hiérarchique de la répartition des agglomérations à l'échelle du territoire, malgré quelques survivances. Cette relance dynamique s'appuyait, en fait, sur des facteurs d'urbanisation qui pour certains étaient connus et nouveaux pour d'autres. Ainsi, les villes industrielles, poly-industrielles, représentaient-elles le modèle urbain qui progressait le plus rapidement en cette fin de siècle alors que, à l'échelle locale, le faubourg était l'espace qui croissait brusquement. C'est dans le cadre de ces évolutions, plus ou moins rapides selon les régions et les villes, et dans le but d'éviter un développement désordonné du cadre urbain, susceptible de paralyser les fonctions économiques, politiques et sociales de la ville, que s'est manifestée l'intervention de l'Etat et des pouvoirs publics sur fond de politique "urbanistique".

Cette issue ne s'est pas révélée comme l'apanage d'un régime, d'une ère historique précise, en l'occurrence la seconde moitié du XIXème siècle. La réflexion comme les travaux commencèrent, en fait, antérieurement au concours catégorique d'hommes d'état comme le baron HAUSSMANN ou le préfet VAÏSSE. L'entente entre partenaires publics et privés avait déjà fait l'office de conciliations. Des règlements, à l'image des lois d'expropriation, avaient déjà été promulgués247. Seulement, c'est avec "l'haussmannisation" que la politique d'ingérence prenait son ampleur. Elle s'est habillée de différents champs d'action dont l'axe central s'est appuyé sur le principe de circulation, le rejet de l'industrie à la périphérie et la répartition des fonctions au sein même de la cité. La question des conditions de logement n'y occupait, quant à elle, qu'accessoirement et ponctuellement les esprits.

Sur la fin de siècle, la ville attire mais représente néanmoins un modèle de culture dont elle ne peut assumer la charge. Il s'agissait d'un schéma qui, inévitablement, maintenait une situation de crise. L'immigration est restée le vecteur principal de l'accroissement. Seulement le migrant, qui d'ailleurs suivait une logique de déplacements, ne quittait pas l'agriculture pour l'industrie mais bien la campagne pour la ville. C'est pour partie cet élément qui a conditionné la persistance du marasme citadin sur la fin du siècle. La faiblesse des logements à loyers modérés, l'inadaptation des réseaux de transports urbains, le développement, sous libre arbitre, des banlieues maintenaient une situation de crise au moment où se posait, de plus en plus, la nécessité de l'amélioration des conditions de vie248 ; tout ceci, malgré des progrès significatifs dans ce dernier domaine. Quant aux transports en milieu urbain, nonobstant une évolution importante sur la seconde moitié du XIXème siècle, ceux-ci restaient insuffisants. Ils présentaient, en fait, de nombreuses disparités que les progrès techniques de la fin de siècle ont cherchées à gommer. A cet instant, la politique des transports s'est révélée, non pas uniquement comme une réponse à un besoin, mais comme un outil de l'expansion de l'espace urbain249. Concernant l'essor des banlieues, l'implantation industrielle ou d'industries en formait là le principal élément. La ville de Lyon donne d'ailleurs une parfaite illustration du phénomène avec son expansion grandissante à l'Est sur toute la seconde moitié du siècle.

L'urbanisation conditionne une des caractéristiques parmi tant d'autres dans un XIXème siècle de "révolutions". Partout, la croissance démographique, les bouleversements sociaux, économiques, politiques ont fait de la ville un enjeu. En un siècle, la morphologie des villes s'est modifiée, tantôt surdensifiée, tantôt éclatée. Le tissu s'y est étendu, conquérant les espaces périphériques. Les plans s'y sont aérés par la percée de boulevards, de rues larges. Les conditions de vie s'y sont lentement améliorées. Dans un même temps, la ville est devenue un lieu de richesse à défaut de largesse où allaient s'exprimer, de plus en plus, les différences sociales que les mutations économiques ne contribuaient qu'à accentuer.

Entre 1800 et 1900, le processus d'urbanisation saute aux yeux, y compris dans ce qu'il a pu avoir de plus néfaste, que ce soit sous l'angle de la protection des individus et l'addition des périls. Certes, l'agglomérat des risques n'était pas un phénomène nouveau mais il souffrait, durant cette période, d'une amplification, d'un grossissement qui s'effectuait sous la conjugaison de l'influence des préceptes de la révolution industrielle, du développement économique et de la pression démographique ; une accumulation contre laquelle les pouvoirs publics prenaient des mesures derrière lesquelles il fallait parfois chercher d'autres buts que ceux poursuivis dans un premier temps. Au titre des révolutions dont le XIXème siècle demeure porteur, figure, enfin, le passage d'anciens à de nouveaux risques sous le point de vue de l'éventuel départ de feu. Le cadre urbain y trouve un argument de poids entre héritage du Moyen Age et modernité.

Notes
236.

PINOL J.L. - Le monde des villes au XIX ème siècle, Paris, Hachette, 1991, 230 p. / BOURILLON Fl. -
Les villes en France au XIX ème siècle, Gap, Oprys, 1993, 260 p. ; pp. 7-8.

237.

LEPETIT B. - Les villes dans la France moderne (1740-1840), Paris, Albin Michel, 1988, 490 p.

238.

Analyse dans Histoire de la France urbaine, collection publiée sous la direction de Georges DUBY
(Paris, Seuil, 1980-1985, 5 vol.)

239.

BERNSTEIN S. / MILZA P. (sous la direction de) - Histoire du XIX ème siècle, Paris, Hatier, 1996, 538 p. ;
pp. 60 et suiv.

240.

Enquête de Louis-René VILLERMÉ (1840) qui dresse un Tableau de l'état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine, et de soie.

241.

Eugène SUE (1842-1843).

242.

Victor HUGO (1862).

243.

CHEVALIER L. - Classes laborieuses, classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du
XIX
ème siècle, Paris, Hachette, réédition, 1984, 729 p.

244.

LEQUIN Y. - Les ouvriers de la région lyonnaise, 1848-1914, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1977,
2 vol.

245.

BOURILLON Fl. - Les villes en France au XIX ème siècle, Gap, Oprys, 1993, 260 p. ; pp. 24-42.

246.

Plus de 5.000 individus.

247.

Les premières lois sur l'expropriation remontent à 1841.

248.

Parallèlement à L'exposition Universelle de Paris, en 1889, se tient un congrès international des habitations ouvrières qui ouvre le débat sur les bienfaits d'une amélioration des conditions d'habitat et de la politique de logement à bon marché. Dans cette perspective, la loi du 30/08/1894 (loi SIEGFRIED) créera les sociétés d'habitations à bon marché.

249.

BOURILLON Fl. - Les villes en France au XIX ème siècle, Gap, Oprys, 1993, 260 p. ; pp. 159-163.