2. UN EXPÉDIENT AUX EFFETS : L'ASSURANCE DES BIENS

L'homme, dans toute société, éprouve le besoin de se sentir à l'abri des événements, protégé. Malheureusement, les systèmes ne sont pas infaillibles. Il arrive fréquemment que tout l'arsenal législatif, préventif et de défense, ne puisse rien faire face à certaines menaces. Lorsque le feu sort des limites familières que la société lui a symboliquement prêtées et qu'il cause du tort à l'individu ou à la collectivité, c'est l'assurance qui entre alors en jeu ; généralement, par l'intermédiaire de remboursements propres au montant des dégâts. Ce mode de protection est né en Angleterre, au XVIIème siècle. Ce fut en fait la réaction au formidable et dramatique incendie qui ravagea la ville de Londres, en 1666256. Elle était la traduction et l'exploitation, en droite ligne, de l'intangible besoin précédemment évoqué des hommes à maîtriser les périls ; à défaut, de se protéger de leurs effets. Comme c'est le cas des événements qui se définissent comme une catastrophe, l'incendie revêt la particularité de tout détruire sur son passage. Les personnes, la communauté, avaient donc tout à redouter des destructions : la ruine personnelle ou économique, l'arrêt de l'activité industrielle, la désorganisation pour un secteur vital ou un service, le chômage des ouvriers ou la misère des ménages les plus défavorisés. Aussi, dès sa mise en place, le principe a-t-il rencontré un vif succès. Cette performance laissait deviner la force de la demande de protection et de sécurité257 ; un développement qui était foncièrement à mettre en rapport avec les fréquences des déclarations d'incendie à cette époque et la trop lente progression des systèmes préventifs et de défense. Les habitations ont été les premiers patrimoines couverts avant que l'assurance ne s'élargisse aux biens domestiques ou aux stocks de marchandises. Si cette soustraction des pertes aux effets de l'incendie est d'abord née en Angleterre et dans les villes d'Europe du Nord, notamment en fonction de l'usage intensif du bois, l'accentuation des risques dans les villes françaises ne pouvait manquer d'introduire cette bénéfique destination sur le territoire national. C'est ainsi qu'est apparue, sur le milieu du XVIIIème siècle, la première compagnie qui répondait à la définition de société d'assurance, établissement à la suite duquel d'autres compagnies se créeront258.

Il fallait à ces compagnies, pour exercer leurs activités, une autorisation, royale, impériale ou gouvernementale, suivant les époques. Leur nombre ne cessera de s'accroître à partir de la création de la première société de cette classe, soit la compagnie l'Assurance Générale. Ainsi se sont successivement formés le Phénix, les Assurances Mutuelles Immobilières, l'Union, le Soleil, la Nationale, l'Urbaine, la France, la Providence, le Nord, l'Aigle et plusieurs autres259 ; des sociétés au nom régulièrement évocateur, qui rappelait que le premier des risques couverts était celui de l'incendie et qui confortait l'hypothèse d'un risque permanent. Le rapport au feu, à la flamme, y était constamment rappelé. Ainsi se repèrent la référence à l'oiseau qui renaît de ses cendres260, la représentation de l'élément dans ses caractéristiques naturelles ou quotidiennes261, la superstition sous l'angle de l'objet protecteur262, le renvoi à la religion263, au danger par essence264, voire à la légende et au mythe265. L'influence des représentations sociales ou des croyances, le but commercial, le jeu des superstitions fondaient, a priori, le choix patronymique des sociétés, une décision qui reflétait autant l'état d'esprit de la société face à l'incendie que l'éveil symbolique de la conscience face au risque.

Cet expédient aux effets du feu, par lequel l'assuré se protégeait, moyennant une rétribution en cas de réalisation du risque, s'est très nettement appuyé sur le progrès économique et technique apparu avec le XIXème siècle. Car, en multipliant les biens et en accroissant, sans commune mesure jusqu'alors, le coût des équipements, le montant des dégâts et la gravité des sinistres ne cesseront de progresser. Le fait d'assurance constituait le seul espoir de redonner vie à l'entreprise ayant subi les ravages de la flamme. De manière à étendre leurs services et surtout leur clientèle, les sociétés de confiance ont utilisé un des supports connaissant un développement fulgurant sur le siècle, la presse, et par son intermédiaire, la publicité266. Dans cette garantie des biens ou des outils de production s'établissaient des contrats. Ces actes renfermaient différentes clauses auxquelles le souscripteur devait se conformer pour obtenir un dédommagement lorsqu'il y avait destruction. De tels documents étaient rendus nécessaires de manière à ce que ne surviennent peu ou pas de litiges. Car, avec ce mode de protection et sous l'influence du caractère humain, sont apparus des moyens détournés dans l'origine des sinistres : l'escroquerie, par exemple, ou, après destruction, l'exagération des dommages267. La première exposait l'instigateur à l'application du code pénal268 et la seconde, moins grave, à la déception issue de la cupidité des individus. Les compagnies remboursaient, logiquement, sur l'estimation réelle des valeurs perdues et non pas sur une évaluation non vérifiée269.

Au travers de l'assurance, le propriétaire se couvrait des dangers potentiels desquels sa construction pouvait avoir à souffrir. Dans le même ordre d'idées, l'industriel se protégeait des risques, mais sous un angle plus important, car, si dans la propriété se confondent le bien immobilier, les objets et la richesse personnelle, s'additionnent, dans le cas de la manufacture, l'outil économique et l'emploi. Au fil de l'avancée du siècle, les montants couverts ne vont cesser de s'accroître. En 1865, l'Annuaire départemental du Rhône donne quelques chiffres indicatifs. Par exemple, la Nationale, compagnie anonyme, dont l'autorisation d'exercice fut donnée le 16 février 1820, offrait un capital de garantie de 42.500.000 francs. Quant au montant des valeurs assurées, il s'établissait à 31.383.542.790 francs ; à 78.000.000 de francs au titre des indemnités payées aux sinistrés sur l'année de référence270. Les sommes engagées étaient colossales. L'avantage de la société anonyme se présentait sous le contrôle exercé par les politiques et leurs délégués et l'obligation de produire des comptes-rendus d'activité déposés et accessibles à tout un chacun. Ces principes, dans leurs applications, allaient, pour partie, éviter plusieurs des déboires connus par des compagnies étrangères ou en nom collectif. Deux modalités de souscription se proposaient en fait à toute personne qui souhaitait protéger ses biens : l'assurance mutuelle et l'assurance à primes. La première consistait en une garantie mutuelle réciproque entre plusieurs propriétaires qui s'obligeaient à payer à celui d'entre eux dont l'immeuble ou le bien venait à être détruit, le montant du dommage subi. La seconde se basait sur des actionnaires qui garantissaient, moyennant une rétribution annuelle, les valeurs qui étaient assurées. Plus le XXème siècle se rapprochera, plus les montants et les risques couverts augmenteront. Quant aux opérations des compagnies, elles se poursuivront petit à petit jusqu'à l'assurance sur la vie. Dans une publicité parue en 1867 pour la société le Monde, il était ainsi décrit que ‘"la compagnie assure, soit dans les villes, soit dans les campagnes, les propriétés que le feu peut détruire ou endommager, telles que maisons, mobiliers, récoltes, marchandises, fabriques et usines",’ mais que la société assurait aussi contre l'explosion du gaz, la foudre, l'explosion des machines, le recours des locataires, le risque locatif et le risque de voisinage271. Par l'extension de la couverture des risques, et sous réserve de souscription à ce type de contrat étendu, le locataire pouvait, par exemple, se dégager des recours financiers auxquels les articles 1733 et 1734 du code civil l'inféodaient. Seulement, pour ne s'attacher qu'à cette circonstance, l'assurance à prime mit du temps à toucher les petits ménages. Les sommes engagées ont d'abord été le fait de gros industriels, des propriétaires mobiliers ou immobiliers, et des collectivités qui s'appuyaient sur leurs finances publiques.

Par les sommes engagées, les profits réalisés par les compagnies, et au fur et à mesure que les prescriptions liées à la prévention et que les systèmes de lutte contre le feu se sont améliorés, des voix se sont élevées pour demander, notamment, une participation financière des sociétés d'assurance dans le budget des corps de sapeurs-pompiers. L'idée partait du principe qu'avec les progrès techniques et structurels, et malgré la persistance des dangers, si le montant des primes engagées pour l'assurance des biens allait croissant, les indemnités versées aux sinistrés allaient, elles, en décroissant. Par l'engagement des communes dans la création de corps de pompiers ou l'application stricte de la législation prophylactique, les compagnies d'assurance effectuaient en fait des profits. Plusieurs fois, sur la seconde moitié du XIXème siècle, les autorités communales lyonnaises manifestèrent l'attention de voir les compagnies implantées dans la ville participer au budget272. Ce fut un désir auquel il faudra attendre la fin du siècle pour qu'une réponse, nationale, soit donnée ; principalement, par l'intermédiaire de la loi de finances de 1898273. Jusque là, les assureurs allaient continuer de bénéficier, en toute légitimité, des progrès, et de réaliser de substantiels bénéfices. Cependant, l'assurance incendie a été, elle aussi, une source de progrès. Elle participa, à sa manière, à l'éradication, ou tout au moins à l'atténuation, des effets du feu. Elle a en effet été à l'origine du développement de certains moyens préventifs ; notamment en milieu industriel. Sur la fin du siècle, il n'était pas rare de voir des primes réduites significativement pour les manufacturiers qui choisissaient d'installer dans leur établissement des moyens ou des modes d'alertes et d'extinction automatiques. C'est ainsi que s'étendit l'équipement des bâtiments en réseau de sprinklers, invention américaine, celle d'un procédé efficace d'étouffement des foyers naissants. Cette fonction de stimulation ne s'est pas uniquement formée dans le domaine de la prévention. Elle s'est, parallèlement, exercée dans l'utilisation de nouveaux matériaux de construction : la brique ou le verre armé, par exemple. L'assureur se réservait donc le droit de se refuser à couvrir les risques si des mesures n'étaient pas préalablement prises pour limiter les conséquences. Preuve qu'en cette fin de siècle, le risque était encore réellement omniprésent et que les destructions et les dégâts étaient toujours imposants.

La ville de Lyon s'est, elle aussi, chargée de protéger son patrimoine en assurant ses établissements et bâtiments communaux. Dans la cité, comme dans la plupart des villes, les sociétés d'assurance s'y sont profondément développées. Elles y ont joui d'une certaine prospérité. Par exemple, le nombre des compagnies implantées était de 16, en 1860, et 20, en 1867274. Fonction de la population lyonnaise et des industries qui y florissaient, les biens initiaux assurés ont d'abord été économiques. Puis, petit à petit, ils se sont élargis jusqu'à toucher les revenus les plus modestes à l'aube du XXème siècle275. L'assurance incendie joua également son rôle de vecteur dans le développement des moyens préventifs auprès des industriels lyonnais qui fondaient leur activité sur des sources de risques ; et comme ce fut le cas de nombreuses fois en de nombreux lieux et pour de nombreuses personnes, Lyon et ses habitants n'ont pas échappé aux litiges et contentieux entre assureurs et bénéficiaires ; des contestations dont l'incendie du Théâtre des Célestins garde toute la mesure276. Ce sinistre, déjà difficile d'interprétation, par un retard administratif dans la signature du renouvellement des polices, fut en effet saisi par les compagnies pour se dégager de leurs obligations avancées comme non respectées, dans le but de ne payer qu'une partie du montant des dégâts. Ce ne fut pas un cas isolé. Seulement, c'est celui qui demeure le plus intéressant dans l'histoire mouvementée de la ville de Lyon sous l'exercice de son droit d'administration. Quoi qu'il en soit, couvrir l'ensemble des menaces dans une agglomération comme la ville de Lyon représentait une aubaine pour les sociétés de prévoyance, une veine que le développement industriel et urbain n'allait faire qu'asseoir. Rien qu'au titre de l'assurance des biens commerciaux277 et manufacturiers, les 20 compagnies présentes sur le territoire lyonnais en 1871 encaisseront, hors sociétés mutuelles, l'équivalent de 2.000.000 de francs278. Ces sommes ne cesseront d'augmenter proportionnellement à la concentration des dangers dans la cité et de l'essor économique qui nécessitaient la couverture des capitaux engagés.

Notes
256.

BERTIN-LACHAUD Th. / PINGUET S. (sous la direction de) - L'assurance contre l'incendie : sa technique, sa pratique, Paris, L'Assurance française, nouvelle édition, 1989, 700 p.

257.

Idem 178.

258.

RICHARD P.J. - Histoire des institutions d'assurance en France, Paris, L'Argus, 1956, 335p. Chapitres I, II et III. La compagnie L'Assurance Générale fut fondée en 1753 et prenait, en quelque sorte, le relais d'organismes municipaux comme les bureaux d'incendié créés au début du siècle.

259.

Annuaire départemental du Rhône, Lyon, Vve Mougin-Rusand, 1859, 423 p. ; pp. 384-388. Cette année-là, cette publication propose une rétrospective sur l'assurance incendie et un repère chronologique sur l'apparition des compagnies.

260.

Compagnie le Phénix.

261.

Compagnie le Soleil.

262.

Compagnie le Palladium.

263.

Compagnie la Providence.

264.

Compagnies l'Urbaine et les Assurances Mutuelles Immobilières.

265.

Compagnie l'Aigle.

266.

Les encarts publicitaires, au fur et à mesure que la presse accroît sa diffusion, deviennent de plus en plus nombreux et intéressent divers objets dont la protection et la défense contre le feu ou l'offre de services comme l'assurance incendie. Exemples d'insertions pour des compagnies : Le Salut Public du 08/09/1865 (le Monde), du 15/04/1866 (l'Abeille), du 06/10/1867 (l'Ordre), du 03/08/1868 (le Phénix), du 07/04/1870 (la Confiance), ...

267.

Un mot couvert pour désigner un autre mode d'escroquerie.

268.

Le Salut Public, dans sa parution du 09/03/1862, donne lecture d'un jugement qui condamnait l'auteur d'une tentative d'escroquerie à l'assurance par le déclenchement d'un incendie volontaire à 5 ans de travaux forcés.

269.

Un article paru le 11/04/1859 dans Le Salut Public note cette propension des individus à l'exagération de l'estimation des valeurs détruites.

270.

Annuaire départemental du Rhône, Lyon, Vve Mougin-Rusand, 1865, XVI-468 p. ; pp. 397-401.

271.

Annuaire administratif et commercial de Lyon et du département du Rhône, Mougin-Rusand/Fournier, 1867, XXII-464-296 p. Encart glissé dans le recueil.

272.

Exemple d'un article paru dans Le Salut Public du 04/12/1871. Voir également la partie du présent travail consacrée au budget et au financement du corps de sapeurs-pompiers de la ville de Lyon. A l'inverse, dans un article paru en début d'année 1871, dans Le Courrier de Lyon du 19/01, il est fait allusion à une plainte déposée de la part des compagnies d'assurance contre la mauvaise organisation des secours lyonnais qui ferait perdre de l'argent aux agences.

273.

Loi de finances du 13/04/1898. Par ses articles 17 et 18, il est imposé aux compagnies d'assurance contre l'incendie une taxe de 6 francs par million de capital assuré. Cette contribution ouvre un crédit de
800.000 francs inscrit annuellement au budget du Ministère de l'Intérieur, réparti entre les communes pourvues d'un corps de sapeurs-pompiers.

274.

Indicateur de Lyon, Lyon, Vve Mougin-Rusand, 1860, 381 p. ; p. 175 / Annuaire commercial de Lyon et du département du Rhône, Lyon, Fournier, 1867, 296 p. ; p. 8.

275.

Les rapports et registres d'incendie, par les informations contenues, donnent un éclairage sur l'importance de l'assurance incendie. Malheureusement, une transcription aisément exploitable, au-delà de caractères génériques, de ces documents n'a pas pu être possible.

276.

Une partie sera consacrée à cet imposant sinistre qui, comme d'autres, marqua la population lyonnaise par la destruction qu'il entraîna, ses conséquences et la période à laquelle il se produisit.

277.

Les espaces commerciaux assurés avaient une plaque nominative de la compagnie disposée sur la devanture et qui servait d'identification.

278.

L'Union du Midi, Lyon, Imp. du Salut Public, 1871, 8 p.